Contribution

L’Institut du droit local et le sondage (M. Seelig, 8 déc. 21)

par Michel Seelig, président du Cercle Jean-Macé (Metz), membre du Conseil d’administration du CLR. 10 décembre 2021

La dernière livraison de la Revue de l’Institut du Droit Local (datée d’octobre 2021, que la Poste m’a livrée le 7 décembre…) comporte plusieurs articles sur le régime des cultes.

Le Président, Jean-Marie Woehrling, analyse la loi du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République » et son « impact sur le droit local alsacien-mosellan ».

L’article mérite un commentaire détaillé que je réaliserai plus tard. Je me contente de relever ce passage :

« Risques de remises en cause indirectes du droit local : Un aspect inquiétant de la loi nouvelle réside dans le fait que les principes républicains que l’on entend conforter mettent en avant une laïcité qui n’est pas celle de l’Alsace-Moselle, laquelle pratique une laïcité de collaboration plutôt que celle de séparation. On peut craindre que les dispositions de la nouvelle loi, qui aujourd’hui ne paraissent pas incompatibles avec le droit local, soient interprétés demain dans le sens de la remise en cause de ce dernier, qu’il s’agisse par exemple de la non application dans les départements d’Alsace et de Moselle de l’article 26 de la loi de 1905, lequel interdit d’apposer des signes ou emblèmes religieux dans des emplacements publics, ou de la possibilité de développer des enseignements théologiques à l’Université. On peut également mentionner la question de l’instruction dans la famille [… car] l’ordonnance locale du 18 avril 1871 n’a pas été modifié, or cette disposition locale prévoit expressément la légalité de l’enseignement à domicile… »

Je m’attarderai davantage aujourd’hui sur l’important papier du professeur Francis Messner qui présente en détail la législation locale en matière de financement des établissements publics du culte et des constructions de bâtiments cultuels, y compris pour des cultes non reconnus, comme l’islam.

L’article se poursuit par un long développement sur le sondage GODF/IFOP du printemps dernier, sur le Concordat et le financement des cultes.

Le propos est intéressant, car il compile tous les arguments déjà connus et ressassés pour le maintien du régime local des cultes, mais il en ajoute aussi que je n’avais pas encore rencontrés (ce ne sont pas, disons-le de suite, ceux dont la pertinence juridique me paraît la plus évidente !)

Après avoir rappelé les principaux chiffres de l’enquête d’opinion, Francis Messner note à juste raison qu’il « met en évidence des évolutions liées au genre et au statut social, éducatif et professionnel des sondés. Les femmes, les personnes diplômées, les seniors, les cadres supérieurs et les habitants des grandes agglomérations sont, plus que le reste de la population en faveur de l’abrogation du concordat. »

Mais, bien entendu, comme toute personne mécontente du résultat d’une enquête d’opinion, Francis Messner estime que le sondage « n’est pas exempt de faiblesses »… les questions sont mal posées, le contexte (notamment l’affaire du financement de la mosquée strasbourgeoise) a faussé le résultat… Les commanditaires du sondage ont bénéficié d’un « effet d’aubaine ».
Dès lors,

« Le “concordat” est ainsi réduit à une affaire purement financière. Il ne fait pas état de la conservation d’un patrimoine religieux historique, de l’enseignement religieux dans les établissements publics d’enseignement, de l’aumônerie des services publics et de l’existence de facultés et de départements de théologie au sein des universités de Strasbourg et de Metz.

Et surtout, ne sont pas évoquées les retombées sociétales positives induites par ces divers mécanismes. Les sondés ont été appelés à se prononcer sur une vision tronquée de l’esprit et de la lettre du “concordat”, réduite à une affaire de “gros sous” dans une situation économique difficile. »

Nous avons-là la première phase de l’amalgame habituel qui tend à présenter le concordat comme étroitement lié, si ce n’est par la lettre, du moins par l’esprit, à toute une série de « mécanismes » qui n’ont aucun lien juridique avec lui :

  • La « conservation du patrimoine ». Il faut rappeler que les cathédrales sur tout le territoire national sont des propriétés de l’État, que les monuments classés bénéficient du même regard et du même financement public partout en France. Le décret de 1809 sur les fabriques des églises oblige bien les communes alsaciennes et mosellanes à financer les paroisses, mais en tant que propriétaires de nombreux bâtiments cultuels, les communes de l’« Intérieur » ont les mêmes obligations de préservation.
  • « L’enseignement religieux dans les établissements publics ». Rappelons que Napoléon Bonaparte, signataire du concordat, a créé l’Université impériale qui contrôlait tout l’enseignement et ne faisait guère de place à l’Église. Le concordat n’évoque en aucune manière l’enseignement, et le régime actuel a pour fondement la loi Falloux de 1850 et des textes allemands. L’éminent juriste auteur de l’article se garde bien de signaler que les parents d’élèves valident d’une certaine façon le sondage, puisque plus de 50 % des élèves ne fréquentent plus l’enseignement religieux au primaire, ils sont plus de 80 % à le bouder au collège et, par exemple, en Moselle, un seul lycée peut encore organiser cet enseignement, partout ailleurs, les candidats sont moins de 5 (cinq !) à s’inscrire !
  • « L’aumônerie des services publics ». La loi de 1905 (article 2) prévoit bien de tels « services d’aumônerie » pour tous les lieux publics clos, « lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ». La loi du 8 juillet 1880, avait déjà fait de même pour les lieux de garnison des militaires.
  • Les « départements de théologie au sein des universités ». C’est bien le seul élément qui pourrait se réclamer de l’esprit napoléonien, puisque l’Empereur a effectivement créé un certain nombre de facultés de théologie (qui ont disparu par extinction budgétaire en 1885). Mais à Strasbourg, longtemps métropole luthérienne, il n’y avait au début de l’annexion qu’un établissement protestant. La faculté catholique est une création allemande, en 1902 : l’Empire se rapproche alors du parti catholique, le Zentrum, pour contrer les progrès du mouvement socialiste. Francis Messner omet d’ailleurs de rappeler la très grande fragilité des fondements juridique du “département” de théologie de Metz, au sein de l’Université de Lorraine, fragilité qu’il soulignait lui-même dans un article de la Revue du droit local (« L’évolution du statut juridique du CAEPR – département de théologie catholique de l’Université de Lorraine ». RDL n° 85 de septembre 2019)
  • Les « retombées sociétales induites ». Elles seront explicitées plus loin.

Tous les aspects religieux du droit local seraient donc étroitement liés au concordat… “Par l’esprit”, peut-être, mais historiquement et juridiquement non !

Francis Messner entend aussi associer tous les éléments du droit local au traité avec le Vatican :

« Le droit des cultes a été de plus isolé et même volontairement déconnecté des autres secteurs du droit local. L’argument que ces secteurs et notamment le droit du travail et de la sécurité sociale pourraient subsister malgré la disparition du droit local des cultes n’est pas très convaincant au regard du poids symbolique du droit local des cultes en Alsace-Moselle. Sa disparition entraînerait un affaissement de cette dimension symbolique qui nuirait au reste du droit local. »

Nous discuterons une autre fois, en droit, de l’influence du « poids symbolique » d’un régime juridique particulier sur la pérennité d’une foultitude d’autres qui n’ont de lien avec lui que des éléments “symboliques”…

Francis Messner tente d’expliciter son argumentation :

« Il est par ailleurs légitime de questionner la cohérence des arguments avancés : si le droit local des cultes doit disparaître pour des raisons d’égalité entre les territoires de la France, on ne comprend pas pourquoi cette égalité ne serait pas invoquée pour le droit de la chasse, le régime de sécurité sociale, le droit local des associations, le livre foncier, etc. »

La démonstration paraît elle-même peut “cohérente” : elle annonce questionner la « cohérence des arguments avancés » et, en fait, n’en présente qu’un seul : la recherche d’une « égalité » juridique entre l’Alsace et la Moselle et le reste du territoire national. (Argument qui ne serait d’ailleurs pas efficient puisque déjà plusieurs fois rejeté par le Conseil constitutionnel, encore récemment : QPC 2021-938 du 15-10-2021 sur les frais de postulation des avocats, QPC commentée par le Secrétaire général de l’IDL, Éric Sander, dans le même numéro de la Revue du DL)

Chez Francis Messner, aucune mention du terme “laïcité”, pourtant clairement défini par le Conseil constitutionnel dans son avis 2012-297 QPC du 21 février 2013 : « le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte ».

La démonstration de Francis Messner prend alors un tour singulier :

« L’argument de la suppression d’un “concordat” qui réglerait tous les problèmes liés au financement des cultes laisse perplexe. Il confirme au mieux un manque de connaissance du droit des cultes par certains acteurs sociopolitiques ou, au pire, la volonté de travestir ou d’ignorer ce droit. Interdire tout subventionnement des cultes en droit local devrait entraîner conjointement la fin des subventions équivalentes fixées par la loi du 9 décembre 1905 et les textes subséquents comme la possibilité de rémunérer les aumôniers de certains services publics et de participer au financement de la réparation des édifices du culte propriété des communes, mais également des associations cultuelles en droit général donc hors Alsace-Moselle. De même, il serait difficile de maintenir le régime actuel des exonérations fiscales aux associations cultuelles de la loi de 1905 qui constituent des subventions indirectes… »

Je confesse n’avoir pas le même niveau de connaissance que l’éminent professeur et je dois sans doute nourrir parfois de noirs desseins à l’encontre de nombreuses dispositions légales qui me paraissent fort peu laïques (Francis Messner ne cite pas le financement des établissements d’enseignement privé) … Mais son raisonnement me laisse interdit !

En fait, des deux propositions du sondage, Francis Messner ne retient que la première (la suppression du subventionnement des cultes) qu’il assimile à la seconde (la suppression du concordat). Ainsi, d’après lui, appliquer en Alsace et Moselle la loi nationale de Séparation entraînerait ipso facto la suppression de certains éléments de cette même loi (les aumôniers) et des dispositions adoptées plus tard…

Cette secousse tellurique aurait de nombreux effets induits, elle dispenserait même les communes d’accomplir le devoir de tout propriétaire, celui de veiller à la préservation des bâtiments ! À moins que Francis Messner, mais je n’ose l’imaginer, envisage la solution mise en place il y a peu par le Grand-Duché de Luxembourg : donner la propriété de tous les bâtiments cultuels catholiques à une fondation autonome…

Notre éminent juriste se fait ensuite un peu sociologue et politologue…

« Dans le contexte actuel marqué par une montée du radicalisme religieux et par la discussion préalable à la loi confortant le respect des principes de la République, elle [la suppression du financement des cultes] générerait un climat de défiance qui ne ferait qu’accélérer le décrochage social et culturel des religions. L’État devrait cultiver une indifférence à leur égard tout en les surveillant de près… »

C’est bien le principe même de la loi de 1905 qui ne convient pas à Francis Messner !

En revanche, faute de référence précise sur la jurisprudence CEDH, je ne suis pas en mesure de discuter un autre argument du professeur :

« Une interdiction absolue et générale du financement des cultes créerait de plus une discrimination entre les activités cultuelles et les activités socioculturelles qui pourrait se heurter à la jurisprudence de la CEDH. »

Francis Messner admet cependant que

« les résultats du sondage […] pointent un certain nombre d’évolutions difficiles à écarter d’un simple revers de main. La sécularisation de la société alsacienne-mosellane a progressé comme partout ailleurs en France et en Europe et l’attachement aux institutions religieuses a sévèrement fléchi. [Il évoque notamment la place des femmes dans l’Église catholique et le décalage entre les discours ecclésiaux et les modes de vie urbains actuels] À cet égard, le sondage devrait également susciter un questionnement pour les cultes en général qu’ils soient statutaires ou non statutaires ».

En guise de conclusion, notre juriste revient sur les “immenses” avantages du régime local :

« Le droit local des cultes facilite à la fois la mise en œuvre effective de la liberté de religion, le maintien de la paix religieuse, une bonne intégration des religions dans la société, ainsi qu’un apport incontestable au dialogue interreligieux. »

Je souligne cette phrase, car elle constitue le mantra le plus souvent répété par les partisans du régime local. Est-il nécessaire de commenter ?

La « liberté de religion » est-elle moins bien assurée en France de l’Intérieur ? [Article 1er de la loi de 1905 : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public »].

La « paix religieuse » est-elle davantage menacée sur le territoire national ? Les différends entre visions concurrentes de l’islam sont-ils effacés à Strasbourg ?

Quant au « dialogue interreligieux », est-il facilité du fait de financer certains cultes et non les autres ?

Sur ce dernier point, Francis Messner fait une proposition :

« Il conviendrait cependant de dégager des mécanismes facilitant un rapprochement entre le traitement des cultes statutaires et non statutaires en droit local en accordant aux cultes non statutaires [vous l’avez remarqué, pour les partisans du droit local, il ne faut plus parler de cultes reconnus, mais de cultes statutaires… histoire peut-être de ne pas directement se heurter à l’article 2 de la loi de 1905, « la République ne reconnaît aucun culte ».] des avantages se rapprochant de ceux attribués aux cultes statutaires, même s’il n’est pas possible en l’état actuel du droit [ah ! la “détestable” décision SOMODIA du Conseil constitutionnel !] de leur conférer le même statut. »

Tout y est, l’ensemble de l’argumentation pour la défense et l’illustration du régime local des cultes est ainsi présentée… Ne manque que l’argument identitaire que développe le plus souvent Jean-Marie Woehrling, président de l’IDL dont le site Internet présente cette remarquable formulation :

« Le droit local est ainsi devenu un élément du paysage alsacien, un marqueur de l’identité de la région... On veut garder le concordat … parce que c’est à nous et qu’on ne supporte pas que Paris nous dise que ce n’est pas bien. […] Le droit local devient ainsi un moment de revanche à l’égard de l’intérieur »

Toute cette argumentation trouve un écho dans le monde politique. Les gouvernements successifs toutes ces dernières années n’ont cessé de donner des gages aux défenseurs principalement alsaciens du droit local, et plus généralement de l’“identité” alsacienne.

Et certains élus alsaciens reviennent régulièrement à la charge pour vanter ce statut local et prôner son extension à l’ensemble du territoire national.

Ainsi, le député alsacien Sylvain Waserman a-t-il très récemment pris pour exemple un quartier “sensible” de Strasbourg, la Meinau. L’application du Concordat y participerait selon lui à la pacification des relations entre “communautés” puisqu’il permettrait un excellent “dialogue interreligieux”. Ce vice-président de l’Assemblée nationale a organisé une rencontre sur ce thème au sein de l’Assemblée, pour vanter « l’exemple inspirant de la Meinau ».

Michel Seelig


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