10 septembre 2020
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Au 5e jour du procès des attentats de janvier 2015, les victimes impliquées dans l’attaque terroriste sont venues à la barre. Des témoignages poignants.
Par Valentine Arama
Après les images, les mots. Ce mardi après-midi, plusieurs témoins de la tuerie survenue à Charlie Hebdo sont venus raconter cette matinée du 7 janvier, lors de laquelle onze personnes ont perdu la vie. Une série de témoignages insoutenables, ponctués de sanglots, mais aussi de silences. C’est d’abord la dessinatrice Corinne Rey, surnommée Coco, qui est venue à la barre. Pendant environ trente minutes, la jeune femme s’est employée à livrer un récit précis. C’est en 2007 qu’elle arrive chez Charlie Hebdo, pour un stage. « C’est étrange de dire ça pour l’athée que je suis, mais ça a été une révélation », dit Coco, parlant de gens « à la fois sérieux et déconnants », « qui avaient un vrai regard sur le monde ». Elle revient sur son parcours dans la rédaction. C’est en 2014 qu’elle reprend l’espace de Riad Sattouf, « une sacrée promotion », se souvient Coco.
Puis vient ce matin du 7 janvier. « Le mercredi, c’est la réunion de rédaction. Tout le monde est là ce jour-là », se rappelle Coco. Alors qu’elle vient de déposer sa petite fille à la crèche, elle passe acheter une galette au Franprix. Elle monte les escaliers, croise Fabrice Nicolino et Laurent Léger, puis appelle Charb pour qu’il leur ouvre. « C’était mon petit badge à moi », murmure-t-elle. Sa voix est déjà chargée d’émotion, chevrotante. Elle se souvient de l’entrée dans la rédaction, d’avoir « chambré Tignous parce qu’il était un peu en avance », d’avoir dit bonjour à chacun. « Il y avait une ambiance très forte, joyeuse, on était contents de se retrouver », dit la dessinatrice, qui se souvient où chacun s’est assis ce jour-là. Alors que la réunion de rédaction touche à sa fin, Coco décide de s’éclipser pour aller chercher sa fille. Elle touche l’épaule de Tignous et propose à Angélique Le Corre d’aller fumer une cigarette « avant de partir ».
C’est à ce moment que leur monde chavire. « Les terroristes ont surgi en appelant “Coco, Coco”. J’étais un peu stupéfaite. Deux hommes armés avec des cagoules sont arrivés sur nous. Ça a été d’une fulgurance dingue. Je sentais en eux la force et la détermination. Ils se sont mis autour de moi de sorte que je ne puisse avoir aucune capacité de mouvement. Un d’eux m’a immédiatement attrapée par le bras, il s’est mis à côté de moi avec ses kalachnikovs, et je peux vous dire que Charb dessinait tellement bien les armes que j’ai tout de suite su que c’était une kalachnikov », entame Coco, qui parle de menaces de mort « permanentes ». Alors que sa voix se noie presque dans les sanglots, elle poursuit : « On a commencé l’ascension de l’escalier. J’avais en moi une détresse absolue d’avoir ces hommes qui me menacent avec leurs armes. J’ai poussé une porte et je me suis rendu compte que je n’étais pas au bon étage de la rédaction. J’étais incapable de réfléchir. » Corinne Rey mime alors comment elle s’est accroupie, les mains sur la tête. Presque cachée sous le pupitre d’où elle s’exprime, elle revit la scène. « Je leur ai dit : “Pardon, pardon, je me suis trompée d’étage.” »
Chérif Kouachi lui lance alors : « Pas de blague, sinon on te descend. » « On est montés au deuxième étage, puis ils m’ont dit : “On veut Charb.” » Comme dépossédée d’elle-même, elle compose le code d’entrée. « Je sentais que les terroristes approchaient de leur but, je sentais leur excitation, la mort arriver », détaille la jeune femme. Les voilà dans le hall d’entrée, et là, les premiers « tac tac tac », selon ses mots. Puis cette pensée, qu’elle estime « absurde » : « Je me suis dit que c’était nul, le bruit d’une arme. » « Des pétards ? » dit Luce, « un radiateur qui explose ? », pense Riss. Mais c’est bien le bruit des armes qui résonne dans la rédaction. Puis elle revient sur les secondes qui ont suivi. La tuerie, dans toute son horreur. « Après les tirs, il y a eu le silence, un silence de mort », souligne la jeune femme. Elle sort de sa cachette, bien qu’inquiète que les terroristes ne viennent « finir le travail ». C’est là qu’elle voit Mustapha Ourrad, le correcteur. Il a les yeux ouverts et baigne dans son sang, qui est déjà « comme une pâte, marron ». Dans la salle de rédaction, elle reconnaît aussi Cabu, distingue des miettes, « parce qu’il mangeait du pain pendant la réunion ». Devant elle s’étend l’horreur du massacre.
Ce théâtre macabre, c’est aussi ce que décriront successivement Sigolène Vinson et Laurent Léger ou Cécile Thomas, également appelés à la barre. D’une voix très douce ponctuée de sanglots, Sigolène Vinson, avocate de formation et ancienne chroniqueuse judiciaire à Charlie Hebdo, se souvient des premiers coups de feu. Elle a tout de suite compris de quoi il s’agissait. « Il y avait Franck [Brinsolaro, le policier en charge de la protection de Charb, NDLR], je me rappelle avoir senti son torse contre le mien. Je ne sais pas si je l’ai gêné, il a dit : “Il ne faut pas bouger de façon anarchique.” » « Et j’ai bougé de façon anarchique », lâche-t-elle en larmes.
Alors qu’elle se pense touchée dans le dos, elle tombe puis se traîne pour se dissimuler derrière une petite cloison. C’est là que Chérif Kouachi la rejoindra pour l’invectiver. « J’ai compris que le tueur m’avait vue partir et qu’il me suivait, j’entendais ses pas. Et en me suivant, il a croisé Mustapha, qui est tombé. Comme un fusillé. Le tueur a surplombé le muret, il était habillé tout en noir avec sa cagoule. Il a secoué la tête comme une hésitation, comme s’il cherchait mon nom. À ce moment, j’avais accepté de mourir, je n’avais plus de peur à ce moment, j’ai tout lâché. » Arme baissée et doigt en l’air, le terroriste la somme de se calmer, lui dit « qu’ils ne tuent pas les femmes », et puis que comme ce qu’elle fait « est mal », il lui dit qu’il faut « lire le Coran ».
Et de nouveau les images insupportables. Le corps de Bernard Maris, dans son costume pied-de-poule, qu’elle n’aimait pas parce qu’une veste et un pantalon pied-de-poule, « c’est trop de pied-de-poule pour un seul homme ». Sa cervelle éclatée aussi. Puis Fabrice Nicolino, qui râle à côté. Il est blessé aux jambes. Agenouillée dans une flaque de sang, elle lui passe un torchon mouillé sur le visage. « J’avais oublié qu’une artère fémorale, ça pouvait être fatal », halète Sigolène Vison, qui a besoin de marquer de nombreuses pauses dans son témoignage. Elle portait bien une ceinture ce jour-là, mais ne sait pas comment faire un garrot à « Fabrice », dont les os « sortaient de partout ».
Le récit de Laurent Léger sera plus court, plus réservé. Il se rappelle avoir vu un « premier type », « grand comme ça », dit-il en dépliant ses bras de tout leur long. « On pensait à quelqu’un du GIGN, mais en réalité il crie “Allah Akbar” et là je comprends qu’on est attaqués. » Tout va alors très vite, il se retrouve sous une table, complètement recroquevillé sur lui-même. Alors il se souvient d’une image qu’il a « toujours en tête » : le crâne de Georges Wolinski qui gît devant lui. Plus loin, des formes indistinctes. Comme les autres avant lui, il pense que ce moment a duré « une éternité ». En réalité, tout est allé très vite. Lui aussi se souvient de ces bruits secs : « tac tac tac ». « J’ai compris après que c’étaient des déflagrations, comme s’ils avaient essayé de viser les uns et les autres », dit-il. Il se prépare lui aussi à être tué, « puisqu’après tout, ils viennent tuer tout le monde ».
« Quand je me lève, c’est épouvantable, c’est un amas de tables renversées, de corps. Je ne sais plus quels sont mes premiers gestes. Je sais qu’à un moment je me rue vers mon bureau pour téléphoner à mon compagnon et lui dire : “Il y a eu un attentat à Charlie, il faut appeler la police, appelle la police.” » Puis viennent les larmes, puis la culpabilité « de ne pas savoir quoi faire ». Après ça, c’est flou, « je n’ai pas récupéré toute la séquence du film », glisse Laurent Léger.
En fin de journée, Gérard Gaillard, 82 ans, est venu témoigner. Par pudeur, ce dernier n’a pas souhaité revenir sur la scène « épouvantable ». L’octogénaire a cependant parlé de sa « longue » amitié de 40 ans avec Michel Renaud, décédé lors de l’attaque. Ils étaient tous les deux invités par Cabu pour cette réunion de rédaction à Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Il revient sur la « solitude » qu’il a ressentie ce 7 janvier, lui qui « ne connaissait personne ». À la barre, Gérard Gaillard a aussi évoqué une certaine « culpabilité du survivant », notamment due à son âge. « Moi, je suis un grand-père qui a pu voir ses petits-enfants grandir », s’est ému l’octogénaire.
À chaque témoin, le président demande de raconter l’après-7 janvier. Tous évoquent à leur manière leur traumatisme, mais aussi comment ils ont survécu après cet événement. « Je voulais pouvoir dessiner le plus possible. Je ne pensais qu’à ça, c’était insupportable. Il fallait que je m’occupe l’esprit. Je n’ai pas hésité une seconde à dessiner, à refaire le journal. J’en avais besoin, c’était un réflexe de survie. Ça me crevait le cœur de voir en plus que ce journal pouvait s’arrêter après ça. Je ne voulais pas que ça disparaisse », dira Coco à la cour. Il lui a fallu un peu de temps avant de revoir sa fille aussi, elle avait l’impression de « ramener un monstre à la maison ».
Si elle n’était pas suivie au début, Coco voit désormais un psychologue régulièrement : « Je ne suis pas blessée, je n’ai pas été tuée, mais cette chose qui m’a traversée est absolument effroyable et je vivrai avec jusqu’à la fin de mes jours. Je me suis sentie impuissante, c’est cette impuissance qui est la plus dure à porter. Personne ne peut être à ma place, personne ne peut comprendre ce sang-froid, les armes. Ils voulaient tuer, ça se sentait dans leur façon de parler, dans leur façon de dire “Charb”. Je me suis sentie très longtemps coupable. Au bout de deux ans, ça allait mieux. Suffisamment pour me rendre compte que ce n’est pas moi la coupable là-dedans. Les seuls coupables sont les terroristes islamistes et ceux qui les ont aidés » conclut Coco, juste avant de fustiger « ceux qui ferment les yeux devant l’islamisme, ceux qui baissent leur froc devant une idéologie ».
De son côté, Laurent Léger a vu un psy qui l’a beaucoup aidé pendant deux ans. « J’ai eu beaucoup d’insomnies au début. Puis on a retravaillé assez vite. Moi, j’étais plutôt enclin à partir me reconstruire pendant six mois, mais d’autres voulaient reprendre vite. Et je les comprends aussi », dit-il. Il n’aura finalement pas pu continuer. « J’ai été arrêté en accident du travail. Ça a duré pas mal de temps. Et j’ai fini par quitter le journal et aller travailler ailleurs. » Angélique Le Corre, qui a également longuement témoigné, a eu cette phrase forte en conclusion de son témoignage : « J’ai tout perdu ce jour-là, mais je voudrais juste dire que je ne suis pas terrorisée en fait. » Sigolène Vinson, elle, a tout quitté, n’a jamais pu redormir dans son appartement du 19e arrondissement. Elle est partie vivre loin du bruit, du stress, mais surtout près de la mer, « où elle se baigne trois fois par semaine », parce qu’elle se sent bien « sous l’eau ». Après tout, n’est-ce pas sous l’eau qu’on entend le silence ?"
Voir "L’horreur de la tuerie de « Charlie Hebdo » racontée par ses rescapés" dans le dossier "Attentats de janvier 2015 : un procès pour l’Histoire".
Voir aussi dans la Revue de presse le dossier rubrique 1135 dans la rubrique Procès des attentats de janvier 2015 dans Attentats de janvier 2015 (Paris) (note du CLR).
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