Revue de presse

"L’histoire tumultueuse de l’école privée, au cœur des passions" (lefigaro.fr, 21 sept. 24 ; Le Figaro, 24 sept. 24, 25 sept. 24)

(lefigaro.fr, 21 sept. 24 ; Le Figaro, 24 sept. 24, 25 sept. 24) 24 septembre 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Le directeur de l’Immaculée Conception, à Pau, a été suspendu pour « atteintes à la laïcité », suscitant l’inquiétude chez les défenseurs de l’école libre. À l’échelle de l’histoire, après la politique anticléricale de la IIIe République, la loi Debré a marqué un grand progrès, puis la loi Savary a été le dernier épisode d’un long conflit. Pourrait-il renaître ?

Par Guillaume Perrault

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Lire "Entre guerre scolaire et liberté sous surveillance : l’histoire tumultueuse de l’école privée".

Le directeur d’un établissement catholique sous contrat d’association qui jouit d’une excellente réputation, l’Immaculée Conception, à Pau, a été interdit d’exercer par l’État pendant trois ans. Le rectorat lui reproche, notamment, d’avoir instauré des cours de catéchisme obligatoires. Le directeur répond qu’il s’agit de cours de culture religieuse, qu’un élève peut en être dispensé à sa demande et que sa sanction masque une offensive contre les écoles catholiques. L’affaire trouve sa source dans l’interprétation de la loi Debré (1959). Celle-ci donne aux écoles privées la faculté de conclure un contrat d’association avec le ministère, tout en reconnaissant le « caractère propre » des établissements confessionnels. Qu’en restera-t-il dans les faits si le Conseil d’État donne raison au rectorat ?

L’enseignement, public ou privé, laïque ou religieux, est une question cruciale en France depuis la Révolution, surtout à partir de la Monarchie de Juillet (1830-1848). L’école devient alors « cet enjeu central de la politique française, car tous les partis y investissent leurs espoirs contradictoires, à partir de la croyance partagée qu’elle est omnipotente » (François Furet). Napoléon avait soumis à autorisation la création d’écoles primaires privées et établi le monopole de l’État dans le secondaire et le supérieur, au grand dam de penseurs libéraux qui reprochaient à l’Empereur d’encaserner la jeunesse et de scléroser la vie intellectuelle.

En réaction, la loi Guizot (1833) consacre la liberté de l’enseignement élémentaire. Tout particulier ou groupe de personnes peut ouvrir une école primaire privée. Guizot, néanmoins, instaure également un enseignement public primaire pour les garçons (en partie étendu aux filles trois ans plus tard) et gratuit pour les enfants pauvres. Le législateur crée un corps d’instituteurs. Chaque commune d’au moins 500 habitants est tenue d’ouvrir une école et de pourvoir à la rémunération ainsi qu’au logement d’un maître. Une école normale d’instituteurs ouvre ses portes dans chaque département. Le dispositif est placé sous l’autorité du grand-maître de l’Université (qui avait été réorganisée sous le premier Empire), en ces temps où les titulaires du baccalauréat, premier grade de l’enseignement supérieur, sont très peu nombreux.

Dans l’esprit de Guizot, privé et public sont complémentaires, et non concurrents. À ses yeux, la philosophie qui sous-tend l’enseignement doit être la même dans les deux écoles. Ce protestant fait figurer l’instruction morale et religieuse au premier rang des disciplines enseignées à l’école publique, sous réserve de l’accord du chef de famille. Il s’en explique à la Chambre des députés : la religion (le ministre se réfère aux cultes catholique, protestant et juif) « donne à tout gouvernement un caractère d’élévation et de grandeur qui manque trop souvent sans elle. (…). Il importe extrêmement à la Révolution de Juillet de ne pas se brouiller avec tout ce qu’il y a de grand et d’élevé dans la nature humaine et dans le monde » (16 février 1832). Guizot reconnaît même une prééminence morale à l’homme d’Église sur l’instituteur. Dans la longue lettre qu’il adresse à chaque instituteur, le 18 juillet 1833, il écrit : « Le curé ou le pasteur ont aussi droit au respect, car leur ministère répond à ce qu’il y a de plus élevé dans la nature humaine. S’il arrivait que, par quelque fatalité, le ministre de la religion refusât à l’instituteur une juste bienveillance, celui-ci ne devrait pas sans doute s’humilier pour la reconquérir, mais il s’appliquerait de plus en plus à la mériter par sa conduite, et il saurait l’attendre. »

Survient la Révolution de 1848. Après la proclamation du suffrage universel masculin, le triomphe des conservateurs aux législatives en 1848, l’écrasement de l’insurrection ouvrière en juin et l’élection triomphale du prince Louis-Napoléon à la présidence de la République en décembre, l’Assemblée nationale adopte la loi Falloux (15 mars 1850). Son principal auteur, comte et ministre de l’instruction publique et des cultes quelques mois plus tôt, est catholique social et ultramontain. Sous la Monarchie de Juillet, légitimistes et orléanistes, les uns catholiques (eux-mêmes divisés en plusieurs courants) les autres anticléricaux, n’avaient cessé de se quereller sur la question scolaire. Désormais, traumatisés par le tremblement de terre de Février 48, ils font bloc pour adopter la loi Falloux soit par foi personnelle, soit, comme Thiers, pour s’appuyer sur l’Église perçue comme un puissant soutien de l’ordre social et des bonnes moeurs, soit pour les deux motifs à la fois.

Les débats sont très vifs. Parmi les grands esprits qui siègent alors à l’Assemblée, Victor Hugo combat la loi mais Alexis de Tocqueville la soutient. Charles de Montalembert, ardent défenseur de ce qu’on appelle déjà l’école libre à l’époque, lance à la tribune du Palais-Bourbon, le 17 janvier 1850 : « On ne saurait le nier : la jeunesse est élevée contre la société et contre nous. L’éducation publique, telle qu’on la donne en France, fomente une foule innombrable d’ambitions, de vanités et de cupidités dont la pression écrase la société. Elle développe des besoins factices qu’il est impossible de satisfaire. Elle divise la plupart de ceux qu’elle élève en deux catégories : les médiocres et les mécontents, et elle fait une foule d’élèves qui appartiennent aux deux catégories à la fois », argumente l’orateur, déclenchant les rires de la droite. Montalembert fait ensuite un triomphe en citant Albert de Broglie, fils d’un président du Conseil sous Louis-Philippe et futur président du Conseil de Mac-Mahon en 1876, au sujet du baccalauréat : « Le diplôme de bachelier est une lettre de change souscrite par la société, et qui doit être, tôt ou tard, payée en fonctions publiques ; si elle n’est pas payée à l’échéance, nous avons cette contrainte par corps qu’on appelle une révolution ! ».

Bref, les nobles espoirs de la loi Guizot, à en croire Montalembert, ont été déçus : les instituteurs se sont révélés les propagandistes du socialisme et de l’athéisme. Ils confortent, chez les élèves, le rêve des pères de famille : que leurs fils deviennent fonctionnaires, c’est-à-dire se lancent « sur le budget comme sur une proie ». Pour autant, le catholique libéral se défend de toute étroitesse d’esprit. Le remède, « c’est de faire rentrer la religion dans l’éducation par la liberté », « non pas pour tuer la raison, comme on le prétend sottement, quand ce n’est pas calomnieusement, mais pour la régler, pour la discipliner, pour l’éclairer et pour l’épurer », plaide Montalembert.

La loi Falloux abolit le monopole de l’État en matière d’enseignement secondaire. La liberté d’enseigner jusqu’au baccalauréat est proclamée, sous réserve de diplômes (les ecclésiastiques peuvent être dispensés de remplir cette condition). Les établissements secondaires privés pourront recevoir un financement des collectivités publiques « sans que cette subvention puisse excéder le dixième des dépenses annuelles de l’établissement ». Cette disposition célèbre, qui donnera lieu à de nombreux contentieux devant le juge administratif, est toujours en vigueur de nos jours (l’article n’a été abrogé en 2000 que pour être aussitôt repris tel quel dans le Code de l’éducation).

La loi Falloux, en outre, accorde au clergé une place éminente dans l’enseignement public lui-même. Le Conseil supérieur de l’Instruction publique, chargé de donner des avis sur les programmes, les manuels et la politique du ministère, comporte sept ministres des cultes reconnus depuis le Concordat. Il en va de même, dans les départements, des Conseils académiques. Les instituteurs du public peuvent être recrutés au sein des congrégations, ou proposés par les consistoires protestants et juifs dans le cas d’établissements publics fréquentés par des élèves de ces confessions. Les écoles primaires, tant publiques que privées, sont soumises à l’inspection d’un nombre d’autorités considérable (tout au moins sur le papier) : l’inspecteur de l’enseignement primaire, le délégué du conseil général, le maire, mais aussi le curé voire, le cas échéant, le pasteur ou le délégué du consistoire israélite.

La loi Falloux intervient dans un contexte de grande vitalité du catholicisme en France tout au long du XIXe siècle. On compte, en 1848, 44.000 prêtres. Le nombre d’ordinations, qui a crû pour atteindre environ 1.900 par an au début de la Monarchie de Juillet, se maintient à un niveau très élevé (quelque 1.200 par an dans les décennies 1850-1870). En outre, 130.000 hommes et femmes appartiennent à une congrégation religieuse et leur nombre ne cesse de croître. Des ordres prestigieux, anéantis sous la Révolution, refleurissent comme les Dominicains. L’un d’entre eux, Lacordaire, est alors célèbre. Si l’Église a bénéficié du Concordat, elle a d’abord son dynamisme propre. Son ancrage dans la société d’alors est puissant. De tous les pays catholiques, la France est, au XIXe siècle, celui qui envoie le plus de missionnaires dans le monde.

L’hostilité de principe de nombreux républicains envers l’influence du catholicisme dans la société française trouve un nouvel argument dans le soutien réciproque que s’apportent l’Eglise et le régime impérial pendant la première décennie du règne de Napoléon III. C’est pourtant à un orléaniste assez anticlérical, Victor Duruy, que l’empereur confie ensuite le ministère de l’instruction publique de 1863 à 1869. Partisan de l’école primaire gratuite et obligatoire, l’historien ne parvient pas à les imposer. En revanche, sa loi de 1867 élargit la possibilité de bénéficier d’une instruction gratuite. Et celle-ci fait obligation à toute commune de 500 habitants (et non plus de 800 habitants comme jusqu’alors) d’ouvrir une école primaire publique de filles.

Après la défaite de 1870-1871, les républicains gagnent progressivement les élections. À l’époque, dans le primaire, l’école publique non congréganiste accueille 2.600.000 élèves cependant que l’école publique confiée aux congrégations enseignantes et l’école libre enseignent à 2.100.000 élèves. En 1881 et 1882, Jules Ferry institue, pour les garçons et les filles, l’instruction primaire obligatoire, gratuite (les deux tiers des élèves du primaire en bénéficiaient déjà) et laïque. Cette dernière caractéristique est la plus nouvelle. Ferry sépare l’école publique des religions, et en particulier du catholicisme. Les représentants des cultes reconnus sous le Consulat se voient exclus des instances du ministère de l’instruction publique et perdent leur rôle de surveillance des instituteurs. En 1886, les membres des congrégations se voient interdire de continuer à enseigner dans le public. On cesse d’ouvrir la classe par la prière. Le catéchisme n’est plus dispensé par l’instituteur. Les crucifix sont ôtés des murs.

L’enseignement public promeut les principes de 1789 et entend former des républicains. Le cours d’« instruction morale et religieuse » est remplacé par un cours d’« instruction morale et civique », au contenu exigeant. Après un vif débat entre républicains, les programmes d’instruction morale conservent la notion des « devoirs envers Dieu » (finalement supprimée en 1923).

Jules Ferry dissout Jésuites, Mariste et Dominicains, interdit leurs écoles et recourt à la force publique pour les expulser
En revanche, les instituteurs sont invités à observer la plus grande réserve dans l’évocation du sentiment religieux. Des services d’aumônerie sont acceptés dans les écoles publiques. Surtout, les parents restent libres de choisir une école confessionnelle pour leurs enfants, à condition que celle-ci ne dispense pas un enseignement supposé hostile à la forme républicaine de gouvernement. Arguant de ce motif, Ferry dissout Jésuites, Mariste et Dominicains, interdit leurs écoles et recourt à la force publique pour les expulser. De nombreux catholiques quittent alors la fonction publique en signe de protestation, comme Henri de Gaulle, le père de Charles de Gaulle. Les collectivités publiques perdent aussi le droit de subventionner l’école privée, sous réserve de la disposition de la loi Falloux qu’on a évoquée. « Aux yeux des républicains, la reconnaissance de la liberté d’enseignement ne va donc nullement jusqu’à l’admission du pluralisme égalitaire, tout bonnement parce qu’ils ont bien l’intention de faire prévaloir leur école sur celle de l’autre camp, au nom à la fois de la défense de la « liberté de perfectionnement » du sujet et de l’unité de la nation », souligne Philippe Portier, dans L’État et les religions en France - une sociologie historique de la laïcité (Presses universitaires de Rennes, 2018).

En 1883, la section de l’intérieur du Conseil d’État recommande au ministre de l’instruction publique de limiter au maximum la concurrence que représente, pour l’école primaire publique et laïque, les écoles confessionnelles. En 1891, à l’invitation du Conseil d’État, le ministre ôte aux congrégations la personnalité morale, qui n’est plus consentie qu’à chacun de leurs établissements, eux-mêmes soumis à autorisation. Il les astreint ainsi à des démarches tracassières, rend leur vie plus difficile (acquérir et posséder des biens devient malaisé) et freine leur développement.

Une décennie plus tard, la volonté des républicains de ravir aux congrégations enseignantes la formation d’une partie de la jeunesse se radicalise. La loi du 1er juillet 1901, qui crée la liberté d’association, en exclut les congrégations et soumet celles-ci à un régime d’autorisation préalable. Or la majorité parlementaire de Waldeck-Rousseau puis de Combes rejette 140 demandes d’autorisation de communautés catholiques, enseignantes (par exemple, les Frères des écoles chrétiennes) ou non. Et Combes ordonne leur expulsion. La loi du 7 juillet 1904 interdit ensuite à tout membre d’une congrégation, même autorisée, d’enseigner dans le privé. Puis le gouvernement ferme quelque 2600 écoles catholiques.

L’école libre perd environ un tiers de ses élèves. Et 30.000 à 50.000 religieux des deux sexes, soumis à un régime de police vétilleux et dérogatoire au droit commun, tenus ouvertement pour indésirables par le régime, n’ont plus qu’un recours : l’exil, pour rester fidèles à leurs vœux et retrouver des moyens de subsistance. Ces congrégations se dispersent en Belgique, en Suisse, en Italie, en Angleterre ou encore au Québec. Un Lillois de 17 ans, Charles de Gaulle, passe l’année scolaire 1907-1908 en Belgique : il a suivi ses maîtres jésuites qui ont dû quitter la France et ont ouvert une école de l’autre côté de la frontière, à Antoing, non loin de Tournai. Le gouvernement Combes, en effet, est tombé en janvier 1905 mais la « politique d’éradication » (Philippe Portier) des congrégations qu’il a menée est poursuivie par ses successeurs jusqu’en 1914. Prêtres séculiers et fidèles remplacent souvent, dans les écoles catholiques encore ouvertes, les congréganistes qui ont dû s’exiler. D’autres créent des associations qui rachètent les locaux et les biens, vendus aux enchères, des congrégations expulsées, afin d’ouvrir dans les mêmes lieux des écoles libres pour assurer la pérennité de leur enseignement.

La Grande guerre et l’union sacrée mettent un terme à l’agressivité des gouvernements républicains envers l’enseignement catholique. Au lendemain de l’Armistice, l’heure est à la réconciliation nationale. La loi Astier du 27 juillet 1919 autorise l’État à participer au financement de l’enseignement technique industriel et commercial privé. Les relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège sont rétablies en 1921. En 1924, après avoir gagné les élections, le Cartel des gauches (radicaux et socialistes) paraît vouloir renouer avec l’anticléricalisme mais il se heurte à l’opposition de la Fédération nationale catholique constituée en réaction. Le statut quo prévaut. Edouard Herriot, confronté à l’opposition des populations locales, renonce ainsi à appliquer la loi de séparation des Eglises et de l’État de 1905 en Alsace-Moselle.

Le retour des congrégations enseignantes, surtout à partir de la chute du Cartel en 1926, est toléré. Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) et Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) voient le jour tour à tour. L’Association des parents d’élèves de l’École libre (Apel) naît en 1930. En 1938-1939, alors que la menace d’une guerre avec l’Allemagne hante les esprits, le président du Conseil, Edouard Daladier, tient à entretenir de bons rapports avec l’Episcopat dans un souci d’unité nationale. Le radical-socialiste engage même des négociations sur l’aide à l’enseignement privé, qui n’aboutiront pas. À la fin des années Trente, la moitié des collégiens et lycéens sont scolarisés dans les écoles libres (souvent sous le régime de l’internat, comme on le voit dans le classique du cinéma français Les disparus de Saint-Agil, réalisé par Christian-Jaque en 1938). Ce poids du privé à l’époque est d’autant plus notable que la gratuité de l’enseignement secondaire public a été instituée en 1930.

En 1946, le préambule de la Constitution, qui proclame de nombreux droits, garde un silence frappant sur la liberté de l’enseignement, malgré les instances du MRP (démocrates-chrétiens). Mais une préoccupation va bientôt s’imposer : comment scolariser les enfants sans cesse plus nombreux du baby-boom ? L’enseignement catholique n’a pas les moyens de faire face à l’essor des effectifs et sa part dans la scolarisation des jeunes Français chute, en quinze ans, à 20,6% pour les collégiens et à 23,7% pour les lycéens, d’après l’historien Antoine Prost. Dans les assemblées de la IVe République, le centre et la droite font alors valoir que les impôts payés par les parents qui choisissent le privé ne peuvent pas servir exclusivement à financer l’école publique.

Dès 1948, la première femme ministre, Germaine Poinso-Chapuis (MRP), chargée de la santé publique et de la population dans le gouvernement Schuman, adopte un décret qui habilite les associations familiales à recevoir des subventions publiques, charge à elles de les répartir entre les familles nécessiteuses, quelle que soit l’école que fréquentent leurs enfants. En 1951, la loi Barangé, du nom d’un député MRP, prévoit le versement d’une allocation à tous les élèves du premier degré, du privé comme du public. Une loi adoptée à l’initiative du ministre radical André Marie, étend le bénéfice des bourses nationales aux élèves des collèges et lycées privés. Des commissions de réflexion sur les rapports entre les deux écoles sont constituées. Le chef de la SFIO, Guy Mollet, député du Pas-de-Calais sensible au poids du catholicisme social dans sa région, adoucit en coulisse la position de son parti. Les gouvernements négocient longuement avec le Saint-Siège.

Lorsque la Ve République est instituée et que Michel Debré accède à Matignon (janvier 1959), le premier ministre du général de Gaulle s’appuie sur ces travaux et tire profit de ce climat nouveau. Ainsi est adoptée la fameuse loi qui porte son nom (décembre 1959), très novatrice et accueillie avec faveur par l’Eglise. Il est proposé aux écoles privées (presque toutes catholiques à l’époque) de passer contrat avec l’État, sous condition de qualification des directeurs et des enseignants, dans les communes où existe un « besoin scolaire reconnu » que l’école publique ne peut suffire à satisfaire. La puissance publique rémunère les enseignants des écoles sous contrat. En contrepartie, leurs établissements sont soumis au contrôle administratif, pédagogique et financier de l’État. Le Comité national d’action laïque, proche des partis de gauche, mène vigoureusement campagne contre la loi Debré. Celle-ci est cependant promulguée.

La loi Debré reconnaît « le caractère propre » d’une école confessionnelle. Mais qu’entend-on par là ? André Boulloche, ministre socialiste de l’Éducation nationale à l’époque de la genèse de la loi (il avait néanmoins démissionné de la SFIO, dont les représentants avaient quitté le gouvernement Debré dès janvier 1959), avait plaidé pour une reconnaissance minimale de l’identité religieuse de ces écoles : le « caractère propre » devait se limiter, selon lui, à « l’éducation », c’est-à-dire les activités organisées au-dehors du temps scolaire. L’« instruction », elle, devrait se conformer au droit public, donc à la laïcité. Mais Michel Debré, très investi sur ce projet de loi auquel il a laissé son nom, ne l’entend pas ainsi. Pour lui, la distinction préconisée par Boulloche est irréaliste car impossible à opérer. « En affirmant le caractère propre de l’établissement, nous recouvrons le tout par la force des choses », déclare le premier ministre devant l’Assemblée puis le Sénat (23 et 29 décembre 1959). Debré assume l’idée que le ministère passe contrat avec des écoles confessionnelles qui recourent à une philosophie de l’éducation inspirée par leur religion.

Pour autant, sa loi précise que l’école sous contrat doit « donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience » et accueillir tous les enfants dont les parents le souhaitent « sans distinction d’origine, d’opinions ou de croyances ». Bref, c’est de l’équilibrisme, et on s’en remet à la jurisprudence du Conseil d’État pour préciser ce qu’il faut entendre par « caractère propre » des écoles sous contrat.

La loi Debré offre le choix entre un contrat d’association et un contrat simple. Dans le contrat d’association, les enseignants sont nommés par le ministère « avec l’accord de la direction de l’établissement » et disposent d’un contrat de droit public. L’État est leur employeur. L’autorité hiérarchique de l’institution ecclésiale se trouve ainsi limitée. Ces professeurs doivent respecter la réglementation en vigueur dans les écoles publiques (programmes, nombre d’heures de cours de chaque discipline). Dans le contrat simple, les enseignants ne sont qu’« agrées » par l’État et demeurent des salariés de droit privé. C’est l’instance gérant l’établissement qui les embauche. Ils doivent faire cours « en référence » aux programmes de l’Education nationale et disposent d’une marge d’appréciation pour le nombre d’heures affectées à chaque matière. Le contrat simple a longtemps eu la préférence des représentants de l’enseignement catholique.

Dans les deux cas, il s’agit, en termes juridiques, d’une délégation de service public à une personne privée. Seul change, d’un contrat à l’autre, l’ampleur des obligations de l’école privé qui le signe. La loi Debré maintient cependant l’interdiction, pour les collectivités publiques, de financer l’enseignement proprement religieux. Plus tard, sous Giscard, la loi Guermeur (1977) renforce les garanties accordées aux chefs d’établissement des écoles sous contrat d’association. Ses professeurs sont nommés désormais par l’État « sur sa proposition », et non plus seulement « en accord avec lui ». Et les enseignants qui choisissent le privé sous contrat doivent respecter le « caractère propre » de ces établissements.

Les 110 propositions de François Mitterrand, élu président de la République en 1981, ravivent la guerre scolaire. Le programme commun PCF-PS-Radicaux de gauche, en 1972, prévoyait la nationalisation de l’enseignement privé sous contrat. En 1981, le candidat socialiste, un cran en-dessous, tout au moins dans la formulation, avait promis la création d’un grand « service public unifié et laïque de l’Éducation nationale », quoiqu’il eût fait lui-même toutes ses études secondaires à l’école Saint-Paul d’Angoulême, tenue par des prêtres diocésains. Le nouveau chef de l’État confie le ministère de l’Education nationale à Alain Savary, un ancien adversaire qu’il déteste mais qui est très respecté à gauche. Compagnon de la Libération, secrétaire d’État sous la IVe République et d’une intégrité insoupçonnable, Savary n’est pas n’importe qui, en effet. Mais la remise en cause de la loi Debré se révèle un sujet à la fois technique et ultra-sensible.

Savary confirme la liberté d’enseignement et la liberté de choix des parents. En revanche, arguant de l’aide financière accordée par l’État aux écoles sous contrat, le ministre veut titulariser les professeurs qui y exercent. Or la fédération des parents d’élèves UNAPEL et le secrétariat général de l’enseignement catholique craignent que l’État, en « fonctionnarisant » les professeurs du privé sous contrat, ne prenne la direction effective de ces écoles et ne ruine leur spécificité. De leur côté, les syndicats d’enseignants de l’école publique fustigent Savary, jugé trop conciliant. « Ceux de la laïque » veulent réserver « l’argent public à l’école publique ». Les défenseurs de l’école libre, eux, considèrent que le privé ne fait que remplir les missions d’une éducation nationale devenue infidèle à ses promesses.

Au printemps 1984, la cote de popularité de Mitterrand est au plus bas (30% de satisfaits) et le dossier se transforme en affrontement gauche/droite. Le 4 mars, à Versailles, une manifestation rassemble 500.000 à 800.000 personnes, peu habituées à défiler, pour la défense de l’école libre et le retrait du projet Savary. En mai, les députés socialistes ripostent en durcissant le texte. Avec l’accord de Mitterrand et contre l’avis de Savary, l’Assemblée limite la possibilité pour les communes d’aider financièrement les écoles privées. Le cardinal Lustiger, archevêque de Paris et personnalité très considérée, dénonce « un manquement à la parole donnée ». Saisi du projet de loi, le Sénat, à majorité RPR et UDF, mène une guérilla de retardement.

Le 24 juin 1984, une deuxième manifestation contre la loi Savary, réunit au moins 1.200.000 personnes à Paris. Tous les leaders RPR et UDF, Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing en tête, sont présents. Dans la foule des manifestants, on remarque Michel Sardou, qui vient de sortir une chanson inspirée des événements, Les Deux Ecoles, coécrite avec Pierre Delanoë sur une musique de Jacques Revaux.

La grande masse des Français, spectatrice de l’affrontement, paraît avoir désapprouvé le projet Savary, perçu comme la fragilisation d’une liberté importante. Déjà, ces années-là, la stabilité des allégeances à des entités collectives s’affaiblissait. Selon l’historien Antoine Prost, à l’époque, la majorité des parents d’élèves du public n’excluaient plus de « mettre leurs enfants dans le privé » s’ils le jugeaient bon. Le PS lui-même comptait nombre de cadres venus du syndicalisme chrétien (à commencer par Jacques Delors) et ses élus dans d’anciennes terres catholiques comme la Bretagne ne cachaient pas leurs réserves devant la remise en cause de la loi Debré. À la veille du 14 juillet 1984, sans avoir prévenu Savary ni Pierre Mauroy, Mitterrand annonce le retrait du projet de loi, humiliant au passage son ancien adversaire. Savary démissionne, imité par le premier ministre. Les communistes quittent le gouvernement. Une page est tournée.

Cinq mois plus tard, Mitterrand fait un geste d’apaisement en autorisant son ministre de l’agriculture, Michel Rocard, à étendre la loi Debré à l’enseignement agricole privé. Surtout, le 18 janvier 1985, le Conseil constitutionnel rend une importante décision. Il affirme d’abord que la liberté d’enseignement est un principe à valeur constitutionnelle. Puis les juges de la rue Montpensier consacrent la notion de « caractère propre » des écoles confessionnelles et invitent l’administration à la respecter. Le Conseil Constitutionnel était saisi d’une loi adoptée par les députés PS à l’invitation du successeur de Savary à l’Education nationale, Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier, sans doute pour atténuer l’amertume des syndicats d’enseignants du public, avait entrepris de remettre en cause la loi Guermeur de 1977, libérale envers l’école privée. Chevènement avait fait rétablir, en particulier, le texte initial d’un article de la loi Debré prévoyant que l’enseignement, dans les écoles sous contrat d’association, devait respecter « les règles de l’enseignement public ». Or, dans sa décision du 18 janvier 1985, le Conseil constitutionnel affirme que cette remise en vigueur du texte initial, qui donne un pouvoir de contrôle accru au rectorat, « ne saurait être interprétée comme permettant de soumettre cet enseignement à des règles qui porteraient atteinte au caractère propre de l’établissement ».

Au cours de son second septennat, François Mitterrand confirme son état d’esprit désormais accommodant. Le 15 juin 1992, les Accords Lang/Cloupet, respectivement ministre de l’Education nationale et secrétaire général de l’enseignement catholique, instituent un financement public de la formation des maîtres du privé. À l’époque, Mitterrand fait campagne pour le référendum sur le traité de Maastricht, fixé au 20 septembre 1992. Or le scrutin se révèle beaucoup plus incertain que prévu. L’hôte de l’Elysée presse Lang de conclure vite un accord de principe et de remettre à plus tard ses modalités techniques, afin d’annoncer une nouvelle qui sera bien accueillie en Bretagne et en Alsace, zones de force de l’école libre et régions que Mitterrand regarde comme cruciales pour que le « oui » l’emporte lors du référendum (l’anecdote est relatée par un inspecteur général honoraire de l’Education nationale, Bernard Toulemonde, dans les actes d’un colloque organisé pour les 50 ans de la loi Debré sous la direction de Bruno Poucet et publiés aux Presses universitaires de Rennes). Ce même été 1992 est adoptée une loi qui permet aux établissements privés d’être centres d’examen, et aux professeurs du privé de siéger dans les jurys officiels.

« Ceux de la laïque » réussissent en revanche une très ample mobilisation (260.000 à 500.000 manifestants), en janvier 1994, contre la loi Bourg-Broc, soutenue par François Bayrou, ministre de l’Education nationale du gouvernement Balladur. Ce texte supprimait le fameux article de la loi Falloux prescrivant que les écoles privées ne peuvent pas être subventionnées par les collectivités publiques pour plus de 10% de leurs dépenses annuelles. La réforme est censurée par le Conseil constitutionnel en janvier 1994. Ce dernier reproche à la loi Bourg-Broc de ne pas accompagner la liberté accordée aux communes de « critères objectifs » encadrant l’octroi de subventions. Or cette précaution paraît indispensable aux juges de la rue Montpensier pour éviter que ces aides ne conduisent à une rupture d’égalité au préjudice de l’école publique, tenue à des « obligations particulières ».

Ces dernières décennies, la situation a été paradoxale. Sous le gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002) et la présidence de François Hollande (2021-2017), la relation entre l’État et l’enseignement privé a paru rester équilibrée et apaisée. Par ailleurs, l’époque a été marquée par l’ouverture d’écoles juives en nombre croissant (300 en 2015, dont 130 sous contrat) ainsi que par l’apparition d’écoles musulmanes (une quarantaine recensée en 2018, dont 4 sous contrat).

Certains parents d’élèves d’établissements catholiques, de leur côté, estiment que les écoles de leurs enfants perdent une part de leur identité pour des raisons variées : pression de la société, attentes purement utilitaristes d’une partie des parents, hétérogénéité croissante des élèves. Les mêmes craignent, à tort ou à raison, que le souci de l’État de lutter contre l’entrisme islamiste à l’école publique et dans les écoles confessionnelles musulmanes ne conduise les rectorats à rogner le « caractère propre » des écoles catholiques par souci d’afficher leur impartialité. Les défenseurs de l’école privée hors contrat (comme Anne Coffinier, présidente de la Fondation pour l’école), qui connaît un réel essor (plus de 100.000 élèves) en dépit de la modestie du chiffre à l’échelle nationale, partagent leur inquiétude. Ces derniers jugent que l’Education nationale se montre hostile à la liberté scolaire qu’ils revendiquent. Les familles faisant le choix de l’instruction à domicile, de leur côté, sont scandalisées de voir cette liberté remise en cause pour tous depuis 2020 sous couvert de lutter contre l’islamisme et la radicalisation.

C’est dire combien l’arrêt que le Conseil d’État rendra sur la suspension du directeur de l’établissement privé l’Immaculée Conception à Pau sera examiné à la loupe."


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