Par Eric de Chassey. 13 avril 2015
"A " Charlie Hebdo " comme au Musée du Bardo, les islamo-fascistes ont tué pour des images. Contre le fanatisme, il est urgent d’initier les jeunes générations à une histoire de l’art qui relie chacun à la culture commune de l’humanité.
Quand l’art, la culture et la fraternité internationale sont attaqués, c’est à l’art, à la culture et à la fraternité internationale de répondre. Dans la série d’événements sanglants et violents menés au nom de l’islamisme depuis quelques années, certains font série. Pour résumer, on pourrait dire que l’attentat au siège de Charlie Hebdo nous a montré que l’on pouvait être tué pour avoir créé des images – c’est-à-dire parce qu’on est un artiste. La destruction des collections et des sites archéologiques irakiens et syriens témoigne d’une volonté d’éradiquer le passé à travers les objets qui en sont la trace, qui le font survivre pour le présent et le futur. Les auteurs du massacre du Musée du Bardo s’en sont pris à la fois aux objets d’art et à leurs spectateurs, tuant les seconds parce qu’ils venaient voir les premiers : l’ennemi, c’est à la fois l’art et la communauté internationale qu’il rassemble, des touristes de passage aux plus cultivés des visiteurs.
Dans le même temps, les droites extrêmes en France et dans le reste de l’Europe attaquent la création contemporaine au nom de principes qui ne sont que le revers de l’islamo-fascisme et prônent eux aussi le retour à une identité prétendument fondée sur l’histoire, qui n’est rien d’autre que le fantasme d’un passé qui n’a jamais existé, une nostalgie racialiste. Sur la vidéo diffusée par toutes les télévisions du monde où l’on voit les deux terroristes parcourir les salles du Musée du Bardo, ceux-ci marchent sur des mosaïques romaines, puis prennent un escalier qui s’élance d’une salle consacrée à l’art paléochrétien, au bord d’une cuve baptismale.
Lorsque l’on visite les salles rouvertes au public depuis le 29 mars, les premiers dommages dus au passage de cette barbarie apparaissent dans un grand salon beylical de la fin du XIXe siècle, synthèse des apports turcs, andalous, italiens et locaux, où sont placées des mosaïques et des sculptures de l’Antiquité romaine tandis qu’à l’étage les vitrines contiennent des objets puniques ; dans les salles adjacentes, certaines sculptures romaines, tout comme des faïences islamiques, sont abîmées par les balles qui ont aussi tué des visiteurs ; et c’est dans une cage d’escalier résolument contemporaine que les terroristes ont été finalement abattus. Eux qui voulaient éradiquer l’histoire et l’art auront donc fini leur vie dans un condensé de l’histoire de l’art depuis trois millénaires, dans un musée, certes national, mais qui convoque, sans exclusive, tous les moments de son passé et se place ainsi comme un carrefour et non comme une identité fermée.
Lors d’une visite récente au musée, j’y ai vu un groupe de jeunes filles voilées, penchées sur des objets juifs du VIe siècle, attentives aux explications d’un guide – nouveau symbole de résistance, d’ouverture et d’espoir. L’esplanade du musée est désormais ornée d’une longue banderole reproduisant les drapeaux des différents pays d’origine des personnes qui y furent tuées le 18 mars : on y retrouve des emblèmes d’Afrique, de la vieille et de la nouvelle Europe , de l’Amérique et de l’Asie. Parce que l’art rassemble les hommes et les femmes du monde entier au lieu de les enfermer dans une seule identité, c’est le monde entier qui s’est retrouvé atteint et qui répond, à travers ce magnifique symbole voulu par les Tunisiens, d’une unité tissée de la même étoffe.
Les artistes, les musées, les communautés internationales qui se créent à partir d’eux, ne doivent pas céder à l’autocensure qui signalerait leur défaite – et ils sont nombreux à ne pas s’y résigner, à se saisir plus que jamais des sujets qu’on voudrait leur interdire, pour en faire des terrains de résistance. Face à ces événements, il importe aussi que nous prenions la mesure de l’urgence à enseigner et à ouvrir les yeux des plus jeunes sur les richesses de l’histoire et de l’art, afin que les nouvelles générations ne succombent pas aux sirènes les appelant à la destruction. Car il est toujours plus difficile, on le sait, de détruire et de nier quelqu’un ou quelque chose avec lequel on a établi des liens d’amitié ou d’intérêt.
C’est une urgence internationale, c’est donc aussi une urgence pour la France. Celle-ci a mis en place, en réponse aux attentats de janvier, un renforcement de l’enseignement moral et civique dans les écoles, qui intégrera une part d’éducation aux médias, assurée en collaboration avec le ministère de la culture. Il faut s’en réjouir, mais les attentats dont j’ai fait la liste nous enseignent que ce qui est nié, c’est à la fois le sens de l’histoire et celui de la liberté de création et d’exposition des images, de toutes les images, celles du présent, certes, mais aussi celles du passé. C’est aussi, et peut-être d’abord, sur ce terrain-là qu’il nous faut résister et trouver les moyens de faire en sorte que la génération qui vient entretienneun lien suffisamment fort aux images dans leur diversité pour qu’elle ne puisse pas y voir un ennemi à détruire mais un instrument de liberté.
Avoir vu, aussitôt que possible, des portraits du prophète Mohammed réalisés au Proche et au Moyen-Orient il y a des centaines d’années est l’un des meilleurs moyens d’éviter que l’on tue au nom de l’interdiction supposée de cette représentation, ou que l’on fasse comme si l’islam n’appartenait pas désormais à notre culture commune. Avoir observé et analysé une pietà de la Renaissance permet que les images d’actualité montrant des femmes voilées pleurant un enfant rejoignent une expérience commune à l’ensemble de l’humanité. C’est une erreur de penser que la compréhension des images pourrait se faire sans prendre en compte les transformations au cours des siècles, la manière dont celles d’aujourd’hui en sont la survivance et la sédimentation.
Les terroristes et les extrémistes de droite qui leur répondent ont placé l’histoire et les images au cœur du problème ; il faut répondre en donnant à tous les citoyens les moyens de tisser véritablement les liens entre l’histoire et les images pour que celles-ci ne puissent pas être embrigadées et emprisonnées. L’apprentissage doit en être proposé le plus tôt possible, il en va de la pérennité du projet démocratique. Parce que les terroristes et les extrémistes voudraient ne plus voir que des images servant leur propagande et leur fantasme identitaires, parce qu’ils s’évertuent à nier le passé des images au profit d’un présentisme absolu, il faut apprendre à tous l’histoire des images, l’histoire de l’art."
Lire aussi "Au Bardo, et à Mossoul, les assassins de mémoire" (L. Olivier, Libération, 31 mars 15) (note du CLR).
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