Laurent Bouvet, universitaire, auteur de "La gauche Zombie" (Lemieux) et "L’insécurité culturelle" (Fayard). 20 juillet 2017
"[...] Comment expliquez-vous un tel décalage entre les hommes politiques et les électeurs ? Pour la présidentielle, les candidats ont fait campagne sur l’économie et ont délaissé le sujet de l’immigration...
Il y a plusieurs attitudes, plusieurs explications à cet « économisme » très dominant chez les politiques aujourd’hui.
D’abord, la conviction, érigée en véritable dogme chez certains, que les enjeux économiques sont premiers et déterminent tous les autres. C’est le cas aussi bien dans l’héritage marxiste à gauche : « l’infrastructure » détermine la « superstructure », les rapports de force dans la production déterminent la nature de l’État autant que les rapports moraux et les clivages politiques que dans l’héritage libéral : l’individu est réduit à un homo oeconomicus dont les besoins, les capacités et les intérêts déterminent les rapports sociaux, dans une société « civile » qui est avant tout un lieu d’échange, à la manière d’une place de marché. L’État lui-même n’étant que le régulateur extérieur de ce lieu premier, assurant son bon fonctionnement. Pour ces deux faces de la même médaille, économiciste, politique, religion, morale… sont des conséquences de l’économie. Donc tout changement ou toute conservation passe par cette sphère première de l’activité humaine. Toute solution, y compris à une question comme celle de l’immigration, est économique.
Ensuite, il y a la crainte d’aborder des enjeux tels que l’immigration ou la place de la religion dans la société par exemple. Crainte de « faire le jeu du FN » dans le langage politique de ces 20 dernières années suivant un syllogisme impeccable : le FN est le seul parti qui parle de l’immigration dans le débat public, le FN explique que « l’immigration est une menace pour l’identité nationale », donc parler de l’immigration, c’est dire que « l’immigration est une menace pour l’identité nationale » ! La seule forme acceptable d’aborder le sujet étant de « lutter contre le FN » en expliquant que « l’immigration est une chance pour la France » et non une menace. Ce qui interdit tout débat raisonnable et raisonné sur le sujet.
Enfin, les partis et responsables politiques qui avaient prévu d’aborder la question ont été éliminés ou dans l’incapacité concrète de le faire : songeons ici à Manuel Valls et François Fillon. Et notons que le FN lui-même n’a pas joué son rôle pendant la campagne, en mettant de côté cette thématique de campagne pour se concentrer sur le souverainisme économique, notamment avec la proposition de sortie de l’euro. Tout ceci a déséquilibré le jeu politique et la campagne, et n’a pas réussi au FN d’ailleurs qui s’est coupé d’une partie de son électorat potentiel.
D’après cette enquête, seuls 40% des Français ont une opinion positive de l’islam, et 74% d’entre eux pensent que les musulmans veulent imposer leur fonctionnement aux autres. Emmanuel Macron a déclaré lors de la clôture du ramadan que « personne ne pouvait faire croire que l’islam n’était pas compatible avec la République », balayant ces inquiétudes...
L’opinion majoritairement négative de l’islam de la part de nos compatriotes vient de l’accumulation de plusieurs éléments. Le premier, ce sont les attentats depuis le début 2015, à la fois sur le sol national et de manière plus générale. Les terroristes qui tuent au nom de l’islam comme la guerre en Syrie et en Irak ou les actions des groupes djihadistes en Afrique font de l’ensemble de l’islam une religion plus inquiétante que les autres. Même si nos compatriotes font la part des choses et distinguent bien malgré ce climat islamisme et islam. On n’a pas constaté une multiplication des actes antimusulmans depuis 2015 et les musulmans tués dans des attaques terroristes depuis cette date l’ont été par les islamistes.
Un deuxième élément, qui date d’avant les attentats et s’enracine plus profondément dans la société, tient à la visibilité plus marquée de l’islam dans le paysage social et politique français, comme ailleurs en Europe. En raison essentiellement de la radicalisation religieuse (pratiques alimentaires et vestimentaires, prières, fêtes, ramadan…) d’une partie des musulmans qui vivent dans les sociétés européennes - l’enquête réalisée par l’Institut Montaigne l’avait bien montré.
Enfin, troisième élément de crispation, de nombreuses controverses de nature très différentes mais toutes concernant la pratique visible de l’islam ont défrayé la chronique ces dernières années, faisant l’objet de manipulations politiques tant de la part de ceux qui veulent mettre en accusation l’islam, que d’islamistes ou de partisans de l’islam politique qui les transforment en combat pour leur cause. On peut citer la question des menus dans les cantines, celle du fait religieux en entreprise, le port du voile ou celui du burkini, la question des prières de rue, celle de la présence de partis islamistes lors des élections, les controverses sur le harcèlement et les agressions sexuelles de femmes lors d’événements ou dans des quartiers où sont concentrées des populations musulmanes, etc.
En plus de tout cela et peut-être à cause de tout cela, cette enquête montre aussi que la plupart des Français ne font pas confiance aux institutions politiques. La classe politique est-elle de plus en plus déconnectée de la réalité du pays ? Jusqu’où pourrait aller cette crise de légitimité ?
C’est une question très importante, très grave devrait-on dire, qui dépasse évidemment le cadre de la gestion plus ou moins réussie de l’immigration. La défiance se concentrait jusqu’ici sur l’économie justement, nos compatriotes jugeant majoritairement que les responsables politiques ne pouvaient plus (pour des raisons d’évolution de la mondialisation) ou ne voulaient plus (pour des raisons idéologiques par adhésion au libéralisme ou au projet européen notamment) agir politiquement, qu’ils étaient ou qu’ils s’étaient en fait dépossédés de leur pouvoir, et donc de la légitimité possible que l’on pouvait leur accorder.
Aujourd’hui, cette défiance s’étend à de multiples sujets, notamment aux enjeux sur l’identité commune et à l’immigration. Et, de ce point de vue, l’occultation de ces enjeux à laquelle on a pu assister pendant ces derniers mois, pendant la campagne dont cela aurait dû être un des points essentiels, est une très mauvaise nouvelle. Cela va encore renforcer cette défiance aux yeux de nos concitoyens car non seulement les responsables politiques ne peuvent ou ne veulent plus agir sur l’économie mais en plus ils tournent la tête dès lors qu’il s’agit d’immigration ou de définition d’une identité commune pour le pays et ses citoyens."
Lire "Laurent Bouvet : « L’insécurité culturelle est toujours là »".
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