Revue de presse

L. Bouvet : « Il faut remettre de la République dans la gauche » (contrepoints.org , 15 av. 16)

Laurent Bouvet, universitaire, auteur de "L’insécurité culturelle" (Fayard), initiateur du Printemps républicain. 26 avril 2016

"Qui aurait pu croire que le débat sur la laïcité aujourd’hui aurait pu tant diviser la gauche ? Alors que Manuel Valls suggère d’interdire le voile à l’Université, il se fait reprendre par le président de l’Observatoire de la laïcité, l’ancien ministre Jean-Louis Bianco, qui estime la mesure inopportune. La question ne se limite pas à celle des libertés publiques : elle concerne également le langage à tenir par les pouvoirs publics vis-à-vis des religions et des éventuelles dérives fanatiques. Pour nous éclairer sur la question, Contrepoints a donné la parole à Laurent Bouvet.

Contrepoints – L’idéal républicain, tout comme la laïcité qui en est un des piliers, est en crise. La nouveauté, c’est qu’une partie de ses défenseurs d’hier s’est retrouvée pour la combattre, et qu’une autre partie de ses opposants d’hier se retrouve aujourd’hui pour la défendre. En effet, une certaine extrême gauche s’est emparée du débat identitaire, tandis que le Front national à l’extrême droite cherche à monopoliser la question pour asseoir son propre agenda. Pourquoi une partie de la gauche s’est-elle laissée prendre au jeu des communautarismes ? Est-ce le résultat d’un clientélisme politique bien compris ou d’une dynamique idéologique de fond qu’il s’agirait de mettre à jour ?

Laurent Bouvet – Il y a plusieurs éléments de réponse qu’il faut mobiliser ensemble si l’on veut essayer de comprendre le problème d’une partie de la gauche avec le républicanisme et la laïcité notamment.

Le premier est historique. Il y a toujours eu une gauche qui considère que la question républicaine, que les enjeux politiques et philosophiques de manière plus générale, sont secondaires par rapport aux enjeux économiques. Que tout se joue, comme le disait Marx, dans l’infrastructure, dans les rapports de force entre capital et travail. Et que le reste, c’est la superstructure, qui dépend de ces rapports de force.

Donc, par conséquent, que si l’on veut changer de régime politique, il faut changer de société et le statut de la propriété dans celle-ci. Au-delà de l’Histoire, cet « économisme » a laissé une empreinte considérable sur l’ensemble de la gauche, malgré la conciliation (on peut penser à Jaurès notamment) entre l’impératif économique et l’impératif républicain : l’idée selon laquelle on résout les problèmes de la société d’abord et avant tout en améliorant la situation économique (de manière sociale-étatiste ou de manière sociale-libérale si l’on prend le débat actuel) est très bien ancrée, y compris chez les meilleurs esprits.

Deuxième élément, la mystique révolutionnaire à gauche qui, conjuguée à l’économisme dont je viens de parler à partir du milieu du XIXème siècle – le moment inaugural ce sont les émeutes ouvrières de juin 1848 contre la République –, a conduit toute une partie de ce camp politique à une forme de mépris quand ce n’est pas de détestation pour la République et ses « valeurs », considérées comme bourgeoises. Cette mystique a empêché de voir que c’était le régime républicain qui avait apporté le progrès social et l’émancipation ouvrière notamment, certainement pas les émeutes ouvrières et les appels à la révolution.

Là encore, au-delà de l’aspect historique, on en voit encore les séquelles dans certains slogans affichés place de la République à Paris à l’occasion du mouvement « Nuit Debout ». Cette mécompréhension à la fois de la réalité historique et surtout de la spécificité en France du lien entre le régalien et le populaire, notamment depuis deux siècles à travers la République, est un angle mort pour toute une partie de la gauche française.

Troisième élément, la transformation « identitaire » de la lutte pour l’émancipation à partir des années 1960-70. Une partie de la gauche a en effet délaissé ou oublié l’émancipation ouvrière (à la faveur de l’intégration des ouvriers dans la classe moyenne due à la croissance économique de l’après-guerre) pour se consacrer à l’émancipation des minorités discriminées. Ce véritable « tournant identitaire » de la gauche prend sa source dans une situation très particulière, irréductible même à toute autre, celle des Noirs américains, pour se déployer ensuite vers l’ensemble des populations discriminées à raison de leur identité particulière.

L’idée est simple : le nouveau prolétaire, le nouveau damné de la terre, c’est le dominé à raison non plus de son appartenance de classe mais de son identité (de l’un de ses critères d’identité en fait : genre, ethnie ou « race », orientation sexuelle, région d’origine, etc.). C’est lui qu’il faut émanciper contre la nouvelle bourgeoisie qu’est la majorité blanche, masculine, hétérosexuelle, etc. au sein des sociétés post-industrielles. Le problème ici étant que pour obtenir une telle émancipation, l’égalité des droits bien évidemment mais encore l’égalité des conditions n’est pas suffisante. Car le critère identitaire dominé ne s’efface pas une fois l’égalité acquise : il subsiste.

Il faut donc lui reconnaître une spécificité, une place particulière dans la société voire à travers le droit. Les identités spécifiques, minoritaires, devant être visibles et reconnues comme telles par la société majoritaire coupable de discrimination à leur endroit – seule une telle reconnaissance permettant en quelque sorte de compenser la discrimination. À partir de là, le risque est double : la réduction de tout individu à tel ou tel critère de son identité (en effaçant ou minorant les autres), et la soumission à une « communauté » d’appartenance qui permet aux individus de se retrouver à partir de tel ou tel critère identitaire.

En réaction à de telles revendications, une définition identitaire de la majorité s’est déployée (une majorité se considérant à son tour comme discriminée ou dominée, comme le démontrent la figure du « petit blanc » ou l’imputation de « racisme antiblanc »). Cette réaction identitaire a fortement nourri la croissance des néopopulismes ces dernières années.

On assiste depuis des années à ce que certains auteurs ont appelé un « retour du religieux » – notamment pour des raisons géopolitiques bien connues désormais dans le monde arabo-musulman. Ce retour se fait très largement sous les traits de la « politique identitaire » que j’ai rapidement décrite.

Ce qui donne à certaines revendications religieuses de nature culturelles, en termes de mode de vie, une dimension particulière à ces revendications qui ont été intégrées, à gauche, à l’ensemble des revendications des minorités discriminées au regard de la situation des musulmans dans les sociétés européennes. Cette intégration identitaire explique le caractère paradoxal de la défense par une gauche très radicale sur le plan idéologique – renvoyant souvent au marxisme – de revendications religieuses portant sur les modes de vie ou sur la liberté individuelle des croyants.

Peut-on avancer qu’atteindre les principes républicains revient aussi à remettre en cause l’État de droit et sa neutralité ? L’héritage des lumières sur la question est-il en danger ?

C’est le caractère identitaire des revendications religieuses – et non plus simplement politiques dans le cadre de la liberté d’expression des opinions et des intérêts à travers un système représentatif par exemple – qui menace le cœur de notre modernité philosophique, fondée sur l’idée universelle de liberté et de refus de l’hétéronomie, et sa déclinaison politique et juridique à travers l’État de droit et sa neutralité notamment.

En France, la forme prise historiquement par cette évolution est républicaine, la laïcité en étant l’expression la plus achevée. Donc si l’on attente à l’existence de l’une, on attente à l’existence de l’autre pour répondre à votre question.

Ce qui paraît difficile à comprendre pour un certain nombre de nos concitoyens, c’est que leur liberté individuelle, notamment de croire en ce qu’ils veulent et de pratiquer librement les rites relatifs à cette croyance dans la mesure du respect de cette même liberté pour les autres, est intrinsèquement liée à un système qui ne peut reconnaître publiquement aucune de ces croyances ni, bien entendu, comme supérieure aux autres (c’est le sens même de la loi de 1905 contre le statut de l’Église catholique jusque-là) ni même comme particulière – vis-à-vis de laquelle il faudrait pratiquer tel aménagement ou tel accommodement même raisonnable parce qu’elle serait minoritaire ou pratiquée par des populations spécifiques. C’est précisément en cela que la République ne donne lieu à aucune prise identitaire. [...]"

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