Revue de presse / tribune collective

« L’"affaire Beaud et Noiriel" est exemplaire de la dégradation de la qualité du débat public » (collectif, lemonde.fr , 23 fév. 21)

2 avril 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Le 5 février sortait l’ouvrage Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie (Agone, 432 pages, 22 euros), de deux chercheurs dont les travaux, sans nécessairement faire l’unanimité, sont respectés par tous, l’un historien (Gérard Noiriel), l’autre sociologue (Stéphane Beaud). Il s’agit, dans ce livre, de mettre en évidence l’apport des sciences sociales sur les questions de la « race » et du racisme qui se trouvent aujourd’hui au cœur du débat public. Les auteurs se sont efforcés, en effet, de s’éloigner des querelles « identitaires » en mobilisant enquêtes historiques et sociologiques.

On aurait pu croire que cette démarche, qui relève du réflexe professionnel, recueillerait un large soutien de la communauté des chercheurs. Or, force est de constater qu’à quelques exceptions près le renfort se fait attendre, laissant Beaud et Noiriel seuls au front, à défendre l’autonomie et la raison d’être des sciences sociales. Sans doute peut-on le comprendre dans une conjoncture où les adversaires théoriques des deux chercheurs sont la cible de la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal.

C’est justement une bonne occasion d’appeler à un débat scientifique argumenté qui ne saurait se réduire aux invectives, aux insultes et, a fortiori, aux interdictions professionnelles. Or Beaud et Noiriel ont subi ce que l’on appelle dans le langage des réseaux (si peu) sociaux une shit storm, un torrent de boue qu’ont renforcé quelques recensions médiatiques fielleuses. L’« affaire Beaud et Noiriel » est exemplaire de la dégradation de la qualité du débat public et c’est en cela qu’elle nous interpelle, quoi que l’on puisse penser par ailleurs de leur ouvrage.

Les libertés académiques sont menacées par la ministre mais elles le sont aussi autrement. Beaucoup de chercheurs, a fortiori lorsqu’ils sont précaires, ont désormais peur de s’exprimer dans un débat où l’intensité de l’engagement se mesure à la véhémence de la critique et où l’attaque ad hominem tient lieu d’argument. Le manichéisme moral invite à ce genre de dérives : le « camp d’en face » et même celui d’à côté seraient, « par nature », mauvais.

L’empire de l’émotion indignée rencontre les intérêts de nombreuses entreprises de presse qui font de l’audience avec ce type de polémiques. Un tribunal médiatique siège en permanence, où les procès à charge remplacent les débats d’idées.

Dans cet état du débat scientifique, les chercheurs qui ont le courage d’aborder des questions polémiques, afin d’instiller, en intellectuels, davantage de réflexivité dans le débat public, sont voués à rencontrer le silence ou les insultes. Une chape de plomb s’abat alors sur un « débat » de plus en plus hermétique aux apports des sciences sociales, tandis que les réseaux sociaux y font régner les rapports de force.

Nous déplorons ces inquiétantes dérives qui voient la morale, l’émotion, l’attaque personnelle remplacer la réflexion, l’argumentation, l’intelligence collective. Il est urgent de garantir pour tous les chercheurs, quelles que soient leurs orientations, l’autonomie de la recherche et l’expression libre des idées sans risquer les invectives et les menaces gouvernementales et/ou le lynchage médiatique, en mettant en place les moyens politiques et juridiques de leur protection. Sinon, nombre d’entre eux privilégieront le repli dans leur « tour d’ivoire ».

Les chercheurs ont aussi leur part à prendre dans l’assainissement du débat public en étant exigeants du point de vue de l’éthique de la discussion et en ne participant pas aux campagnes publiques contre tel ou tel de leurs collègues. Lorsque le débat s’envenime, leur devoir de savant et d’intellectuel est d’appeler au calme.


Premiers signataires : Christian Baudelot, sociologue, professeur émérite, Ecole normale supérieure ; Marie Cartier, enseignante-chercheuse en sociologie ; Johann Chapoutot, professeur d’histoire contemporaine, Sorbonne Université ; Christophe Charle, historien, professeur émérite, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Alain Chenu, sociologue, professeur émérite des universités ; Brigitte Dormont, professeure d’économie, université Paris Dauphine ; Jean-Louis Fabiani, sociologue, directeur d’études à l’EHESS retraité ; Yves Gingras, sociologue, université du Québec à Montréal ; Frédéric Pierru, chercheur en sciences sociales et politiques, CNRS ; Antoine Prost, professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Stéphanie Roza, chercheuse en sciences humaines, CNRS ; Dominique Schnapper, directrice d’études à l’EHESS ; Irène Théry, sociologue, directrice d’études à l’EHESS ; Xavier Vigna, professeur d’histoire contemporaine, université Paris-Nanterre ; Sophie Wahnich, historienne et politiste, directrice de recherche CNRS ; Florence Weber, sociologue, professeure des universités, Ecole normale supérieure."

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