Revue de presse / tribune

Kamel Daoud : "De la hiérarchie des morts dans le monde “arabe”" (Marianne, 9 jan. 25)

(Marianne, 9 jan. 25). Kamel Daoud, écrivain, Prix international de la Laïcité 2020 15 janvier 2025

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "Kamel Daoud : "Dans le monde ’arabe’, une distinction s’opère entre les martyrs et les morts en vrac"".

"Un journal arabe très influent publié à Londres rapporte : « Plusieurs chahid [martyrs] après une attaque de l’armée israélienne… » Un autre titre aborde la Syrie et Bachar, mentionnant les centaines de milliers de morts syriens. Quel rapport ? Le choix des mots. Si la distinction entre « martyr » et « chahid » (littéralement, le « témoin », le seul historien en somme) est courante dans les champs éditoriaux arabes, elle reste rare en Occident. Les élites, qu’elles soient islamistes, laïques ou progressistes, l’approuvent généralement.

Quand un régime ou une armée musulmane tue des musulmans, on utilise le mot « mort », qui est neutre. Cette hiérarchie est défendue avec véhémence. Pourquoi ? La distinction entre « chahid » et « mort » renforce deux idées profondément enracinées dans le monde dit « arabe ».

D’abord celle d’une réédition, en arrière-plan, du récit décolonial global qui veut que l’Occident assassine nos héros – ces martyrs qui ont été étiquetés ainsi par les scénaristes de l’épopée de la décolonisation et de la lutte contre l’Occident. Ce sont des « morts pour une cause ». Le terme « martyr » évoque un sacrifice, une souffrance, ainsi qu’un héroïsme éternel. Il ne s’agit pas d’une mort vaine, mais d’une mort noble. Le chahid a combattu contre l’injustice historique et la colonisation éternelle.

L’autre sens abstrait est celui du « mort religieux », déjà considéré comme « éternel » dans le Coran. Il s’agit du mort noble de la contre-croisade éternelle, du mort pour une « cause céleste ». C’est ce fameux verset coranique qui fonde cette hiérarchie dans la nature des morts : « Ne pense pas que ceux qui ont été tués dans le sentier d’Allah soient morts. Au contraire, ils sont vivants, auprès de leur Seigneur. » Que dire alors des autres, des millions de victimes des dictatures ou des islamistes ? Leur statut reste flou.

Arrière-plans idéologiques
Ces arrière-plans idéologiques expliquent pourquoi les victimes de l’Occident sont considérées comme des « martyrs », tandis que celles qui meurent chez elles de la main de leurs voisins ou de leur régime ne sont que de simples morts. Cette dichotomie entraîne des conséquences importantes puisqu’elle s’impose comme une hiérarchie des scandales.

Ainsi la mort de 500 000 personnes en Syrie ou de 150 000 personnes au Soudan n’émeut pas tellement le public, ces décès ne sont pas de ceux qui suscitent l’indignation. On les considère comme des « fausses morts », pratiquement des accidents domestiques. Cela entraîne une habituation à la dictature, aux prisons sordides et au Mal.

Ces morts de seconde zone ne sont pas les moteurs de l’Histoire. L’Histoire fonctionne à partir d’un autre « carburant », celui du martyr pour Dieu, le martyr du décolonisateur armé. L’autre conséquence est morale : cette hiérarchisation des morts autorise pratiquement la tuerie, puisque, d’un côté, elle n’en est pas une lorsqu’elle est réalisée « entre soi », et, de l’autre, tuer un Occidental participe des récits de contre-croisade et de décolonisation.

Cette hiérarchie tue la mort dans son caractère scandaleux et la pare d’un sens tordu, monstrueux. En Occident, on ne mesure pas les conséquences de cette philosophie du meurtre sélectif. Il faut comprendre ce que cette hiérarchie assumée entre « martyr » et « mort » dit de la disqualification de toute pensée humaniste.

Pis encore, les élites médiatiques arabes et musulmanes, qui en usent, enjambent avec insouciance l’un de leurs profonds paradoxes : on reproche à l’Occident de hiérarchiser les vivants et les morts selon des critères géographiques, alors que, de l’autre côté du mur de la confession, on procède de même selon un arbitrage religieux et historique.

Que ce soit par bêtise ou par conviction, tant que cette hiérarchie parmi les morts déterminera la lecture de l’information et du monde, la vie d’un musulman ne pèsera rien. On pourra subir alors mille nouvelles Syrie et mille autres Soudan qu’on refusera de voir, car on n’y porte pas le keffieh…"


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