Revue de presse

K. Daoud : « On est construit par sa culture mais on reste acteur de son histoire » (La Croix L’Hebdo, 14 sept. 24)

(La Croix L’Hebdo, 14 sept. 24). Kamel Daoud, écrivain, Prix international de la Laïcité 2020. 15 septembre 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Kamel Daoud, Houris, Gallimard, 15 août 2024, 416 p., 23 €.

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Entretien Alors que paraît son dernier roman, Houris, l’écrivain et chroniqueur Kamel Daoud revient pour nous sur son parcours. Le Franco-Algérien assume son regard décalé et décapant sur le monde arabo-musulman et la France. Rencontre avec un intellectuel refusant les facilités de penser.

Marie Boëton

La Croix L’Hebdo : Kamel Daoud, vous dispensez actuellement un cours d’écriture à Sciences Po Paris que vous avez inauguré par ces mots : « La littérature est le contraire du destin. » Qu’entendez-vous par là ?

Kamel Daoud : La littérature, c’est l’affirmation du libre arbitre. Les romans sont à la fois angoissants et stimulants en ce qu’ils nous confrontent à l’ambiguïté, à l’irrésolu, à ce qui manque de réponse évidente. En cela, ils sont le contraire du destin, qui est techniquement écrit avant que l’auteur ne vienne au monde.

Vous vivez en France depuis quelques mois ; vous permettez-vous ici des mots que vous n’oseriez pas en Algérie ? Et pourquoi écrire en français ?

K. D. : Bien sûr. En Algérie, il faut avoir le pied marin… ça tangue tout le temps ! Alors qu’écrire suppose de se sentir libre. Vouloir écrire, ou s’y forcer, ne suffit pas : il faut se sentir libre profondément pour oser. Je n’y arrivais plus depuis plusieurs années. Depuis que je suis à Paris, l’écriture revient.

Ensuite, pourquoi le français ? C’est, certes, la langue du colonisateur mais, moi, je suis arrivé en retard d’une guerre… donc je ne fais pas la guerre ! Je ne l’ai jamais faite et je ne suis sommé de la refaire pour donner du sens à ma vie. Cette langue, c’est mon barrage secret contre le discours ambiant des miens. Elle n’est investie ni par le religieux, ni par l’histoire nationale, ni par le collectif. C’est ma langue intime.

Vous publiez ces jours-ci un roman, Houris, tout en continuant de croquer l’actualité en tant que chroniqueur. La fiction permet-elle de s’exprimer plus librement ?

K. D. : Oui. Je crois aussi que le roman intervient là où la simple collecte des faits ne suffit plus à dire les choses. Prenez l’Europe de l’Est : qui pouvait raconter le totalitarisme du communisme finissant ? La littérature ou l’essai ? C’était Kundera ! La littérature s’impose par sa nécessité.

Vous avez récemment publié plusieurs chroniques consacrées à Gaza. Comment appréhendez-vous le conflit israélo-palestinien ?

K. D. : Ce qui se passe à Gaza est inadmissible. C’est inacceptable humainement. Et, en face, quand le Hamas terrorise, viole et kidnappe, c’est tout aussi inacceptable. Au final, les grands gagnants c’est, d’un côté, l’extrême droite israélienne, surtout religieuse et, de l’autre, les islamistes, c’est-à-dire l’extrême droite du monde arabe.

Mais je ne m’arrête pas là. Je considère que la cause pro-palestinienne – telle qu’elle est défendue dans le monde arabe – est un objet de scandale moral. Car elle est instrumentalisée pour assouvir une judéophobie encore très prégnante dans cette région du monde. Par ailleurs, différents régimes de la région prennent prétexte de cette cause pour fuir le réel, pour fuir le présent, pour unir leurs peuples autour d’un fantasme et non autour d’un projet de vie pour tous, un projet de bonheur. La cause palestinienne réarme la haine à l’égard de l’Occident et à l’égard de la démocratie et dispense de tout, y compris de construire un avenir et une universalité partagée.

Vous entendez les opinions publiques arabes scander « Il faut libérer la Palestine ! » mais elles sont elles-mêmes emprisonnées chez elles. Cela arrange évidemment les gouvernants en place. Au fond, le Palestinien est « occupé » par tout le monde. Par les colons israéliens des colonies sauvages, qui occupent les terres, mais aussi par les régimes arabes et les islamistes. Lui, le pauvre Palestinien, c’est un être ventriloque que tout le monde dépossède pour crier à sa place.

En quoi la cause palestinienne vient-elle, comme vous dites, « réarmer la haine à l’égard de la démocratie » ?

K. D. : Parce qu’on entend en permanence dans le monde arabe : « Regardez ce que le monde fait aux Palestiniens ! » Or, cette diatribe diabolise l’Occident et, avec lui, tout ce qu’il symbolise : la démocratie, la liberté d’expression, les droits des femmes, etc. C’est une fois de plus l’occasion, par un effet domino, de faire le procès des valeurs occidentales.

C’est d’ailleurs très paradoxal, quand vous y réfléchissez : on souhaite faire de la cause palestinienne « la » cause du monde arabe tout en attendant du reste du monde occidental qu’il l’endosse et libère la Palestine. On en veut à l’Occident lorsqu’il fait quelque chose et on lui en veut quand il ne fait rien !

L’Occident a toujours tort, c’est ça ?

K. D. : Exactement. Quoi qu’il fasse, il est coupable ! C’est d’ailleurs étonnant de voir combien lui-même verse dans la contrition ou le déni. L’Occidental culpabilise pour tout : pour les migrants qui meurent en Méditerranée, pour les morts de Gaza, pour les coups d’État en Afrique. Même lorsqu’il n’est pas là, c’est lui le coupable. Et, c’est le seul : c’est le coupable exclusif !

L’Occident a longtemps eu le monopole de la raison, de l’universalité ; il a maintenant le monopole de la culpabilité. Pourquoi ? Peut-être est-ce une façon pour les Occidentaux – inconsciemment – de se considérer encore au centre du jeu… Et, de l’autre côté de la Méditerranée, tout le monde tire profit de cette figure du coupable occidental : les régimes en place, les islamistes et les « décoloniaux » toujours désireux de réactiver la rente mémorielle et de rejouer le remake de la décolonisation.

Quelle serait, pour vous, une « juste » culpabilité ?

K. D. : Celle qui assume l’histoire dans sa civilisation et sa barbarie mais qui construit le présent sans plier le genou devant les rentiers du victimaire.

Avec vos prises de position, vous ne devez pas vous faire que des amis…

K. D. : Non. (Rires.) Je suis attaqué de toute part. J’entends parfois : « Daoud défend ceci donc il est de notre côté », mais non ! Je continue mon chemin et je dis ce que je pense. Ce qui me fait passer pour un traître aux yeux de certains et m’a fait perdre beaucoup de sympathies politiques et surtout des amitiés… Nous vivons une époque de sommations : il faut choisir son camp en étant d’un côté ou de l’autre. Je le refuse. Je dis « je » et ça, c’est immense dans un pays comme l’Algérie. Je ne suis pas un homme de doxa. Je suis sur un chemin de crête.

Les islamistes vous détestent pour vos critiques répétées envers la religion, et envers l’islam en particulier. Un de vos personnages, dans Meursault, contre-enquête, dit : « Je préfère aller à Dieu tout seul et à pied. » Est-ce vous qui parlez à travers lui ?

K. D. : En fait, dans l’expérience religieuse, ce qui importe, c’est l’expérience elle-même, pas la conclusion. Pour moi, le chemin est plus resplendissant que l’arrivée. Prenez Blaise Pascal : sa pensée est absolument magnifique mais, pour moi, son cri d’extase est d’une pauvreté hallucinante : « Joie, joie, joie. » L’arrivée est de moindre valeur que le voyage !

En ce qui me concerne, je comprends qu’on cherche Dieu ; c’est ce que j’appelle la spiritualité. Mais la religion, c’est autre chose : c’est prétendre l’avoir trouvé. Là, je ne m’y retrouve pas.

Vous êtes critique de l’islam qui, selon vous, « cadenasse » les sociétés arabes et voyez dans la France une chance pour cette religion. En quoi ?

K. D. : Je pense qu’il peut se réformer en France. L’islam peut, du fait de la laïcité défendue et consacrée de la liberté académique, de la protection dont bénéficient les chercheurs, se libérer des conservatismes. Encore récemment, un islamologue a été condamné à la prison pour avoir osé réfléchir sur le corpus religieux (Saïd Djabelkhir a été condamné en première instance en avril 2021 à trois ans de prison ferme puis relaxé en appel en février 2023, NDLR)…

Et donc, oui, je pense que la France peut être une chance pour l’islam. Tout comme le protestantisme est né en Allemagne, et non au Vatican, on peut faire émerger, ici, un islam républicain, réformé et universel capable d’inspirer le reste du monde.

En 2014, vous avez déclaré : « Si on ne tranche pas dans le monde dit “arabe” la question de Dieu, on ne va pas réhabiliter l’homme, on ne va pas avancer », ce qui vous a valu une fatwa. Cette menace de mort s’est-elle immiscée dans votre façon de penser, d’écrire ?

K. D. : Non. Je refuse que celui qui veut me tuer devienne le centre de ma réflexion. Après… il faut, bien sûr, prendre des précautions, protéger les siens, sa propre vie. Mais j’évite, en général, de répondre à cette question, elle me met mal à l’aise. Ce serait tellement indécent de se plaindre, ou de passer pour un martyr, face à une Iranienne par exemple…

Vous avez aussi été menacé, après une tribune publiée en 2016 dans Le Monde, rédigée en réaction aux violences sexuelles commises par des immigrés sur des femmes allemandes, à Cologne, le soir du Nouvel An. Vous y évoquiez « la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir ». Certains vous ont accusé d’essentialiser les agresseurs, de verser dans le préjugé culturaliste. Que leur répondez-vous ?

K. D. : Je refuse d’hypothéquer ma parole en fonction de l’interprétation – ou de la surinterprétation – entourant mes articles. Si je commence, j’arrête tout et j’ouvre une brasserie !

Après, sur le fond de la critique, je pense qu’on est construit par sa culture mais que l’on reste acteur de son histoire. J’en suis d’ailleurs la preuve vivante : j’ai quitté le petit village de paysans dont je suis issu. Donc, non, je ne crois absolument pas au déterminisme culturel.

Ceux qui m’accusent d’essentialiser comme ils prétendent, le font au nom d’une essence sacralisée. C’est un cercle vicieux pour enfermer la réflexion dans le tabou. Je suis convaincu que l’homme se fait, qu’il construit sa vie, son destin, son pays. Et, dans cette logique, je refuse le casting selon lequel l’ex-colonisateur serait coupable de tout et l’ex-colonisé absolument innocent ou à pardonner systématiquement – y compris dans ses excès.

J’ajoute, car ce n’est pas anodin, que cette tribune a d’abord été publiée en Italie, en Suisse et en Allemagne où elle a suscité des réactions plutôt saines : avec des « pour » et des « contre ». Il n’y a qu’en France qu’elle a fait autant polémique.

Pourquoi d’après vous ?

K. D. : Sans doute parce qu’il y a, avec l’Algérie, une histoire coloniale qui n’a pas été soldée et que chaque prétexte est bon pour tout réactiver. Il y a, en Algérie, des rentes mémorielles, des rentes victimaires et une multitude d’acteurs qui capitalisent sur la repentance.

Et puis, côté français, les affects sont partout. Cela m’étonne toujours, d’ailleurs. Quand je signe des tribunes dans les journaux anglo-saxons, dans le New York Times par exemple, c’est très carré. En France, j’ai l’impression qu’on verse tout de suite dans le jugement : « C’est scandaleux ! », « On nous a trompés ! », etc. C’est patent, par exemple, sur l’immigration.

C’est-à-dire ?

K. D. : En France, on entend une certaine droite prôner le « zéro immigration ». Mais c’est impensable, on ne va pas poster des sentinelles partout, soyons sérieux ! En face, une partie de la gauche plaide pour le « tout immigration », c’est tout aussi irréaliste, cela déstabiliserait le pays. Pourquoi ne pas dire les choses telles qu’elles sont ? Les immigrés ont toujours enrichi ce pays, reste ensuite à savoir quelle immigration on veut. Les Anglo-Saxons la pensent en terme utilitaire : ils fixent des quotas, des critères selon leurs besoins. Et sans se faire lyncher par leur opinion publique !

En France, les gouvernants refusent d’endosser cette question alors que les électeurs optent pour les extrêmes qui, eux, en parlent. Et avec toujours autant d’affects… La gauche voit l’immigration sous l’angle de la dette morale après la colonisation : elle culpabilise, ce qui l’amène à se sentir responsable de la misère du monde dans la tradition du complexe de supériorité civilisationnelle. La droite, elle, voit l’immigration comme une menace à même de dissoudre l’identité nationale. Toutes ces caricatures empêchent, selon moi, une réflexion sereine sur la question.

Vous êtes d’extraction modeste et êtes aujourd’hui un écrivain mondialement reconnu. Avec le recul, sauriez-vous dire ce qui a été clé dans votre parcours ?

K. D. : Plusieurs choses, sans doute. La découverte des livres a été décisive. C’était mon jardin secret au sens propre : mes grands-parents ne savaient ni lire ni écrire. Dans mon petit village, il n’y avait rien. Rien ! Enfant, je me souviens de ma rencontre avec Jules Verne : il a déplié mon monde. Avec lui, j’ai découvert la mer, l’insulaire, l’infini.

La science-fiction a aussi été un choc : je suis né dans un monde où le ciel était définitivement explicable ; j’ai lu Isaac Asimov et c’est comme si, d’un coup, le ciel explosait en mille morceaux et devenait infini et surtout mystérieux. J’ai eu le sentiment que ma vie avait du sens car le monde n’était plus expliqué, il était à expliquer.

Plus tard, j’ai découvert Yourcenar. Mémoires d’Hadrien reste, pour moi, un roman historique indépassable. Son ouvrage L’Œuvre au noir est aussi bouleversant : la description qu’elle fait de la précarité de l’homme libre, du clair-obscur de l’époque, c’est d’une infinie justesse… Yourcenar, c’est du livre sacré !

Vos tribunes sont publiées dans le monde entier et certains de vos ouvrages traduits dans plus de quarante langues. Vous expliquez-vous l’universalité de votre écriture ?

K. D. : Je ne sais pas. Peut-être que les sujets que j’aborde renvoient au vécu de beaucoup d’entre nous. C’est sans doute lié à mon parcours atypique.

C’est-à-dire ?

K. D. : J’ai débuté dans le journalisme et, très jeune, on m’a demandé – en parallèle – de signer des chroniques. Mais, à la différence de beaucoup d’autres, je ne suis pas issu de l’élite intellectuelle algéroise – qui, elle, a souvent un fort passé militant, avec le culte des engagements encartés. Moi, je viens d’une famille de petits paysans sans pedigree. Je n’ai pas reçu la conscience politique en héritage, elle est venue crescendo. Donc, mes chroniques, à l’origine, n’avaient rien à voir avec des éditos classiques. Pour les écrire, je suis parti de mon ressenti, de mes sens, de mon corps.

La toute première, je m’en souviens, parlait de l’ennui. Ensuite, j’ai écrit sur la mort d’un chien, puis sur les façades défraîchies, ensuite sur les silhouettes fuyantes des femmes dans la rue, etc. Tout cela peut parler à tout le monde. J’ajoute que ces sujets – qui n’étaient pas directement politiques – m’ont fait gagner une vraie liberté de ton, de style.

Pour revenir à la question de l’universalité : ce qui est magnifique et très paradoxal dans l’écriture, c’est que plus on creuse le particulier, plus on a l’opportunité de toucher du doigt l’universel. C’est un mystère, ça ! Il faudrait interroger des psychanalystes là-dessus. Je suis sûr que des jungiens auraient des choses à dire ! (Rires.)

Vous avez des positions tranchées sur divers sujets. Diriez-vous, avec le recul, que vous vous êtes trompé à certains égards ?

K. D. : Oui, bien sûr que je me suis trompé… J’ai commencé très jeune, d’ailleurs. Adolescent, par exemple, je considérais que ma mère était à mon service, je commandais mes sœurs…

Sur le plan politique, je me suis trompé sur le poids réel des islamistes embusqués derrière les « printemps arabes ». Je me suis trompé – par enthousiasme– sur les capacités des progressistes algérois à imaginer la transition politique saine et mature en Algérie après le soulèvement du 22 février 2019.

Donc, oui, j’ai fait des erreurs comme tout le monde… Je me suis trompé parce que je suis en vie ! Comme nous tous, je navigue de l’erreur à la conviction. Et d’une conviction approximative à quelque chose de plus solide. Et, après, je reviens au doute ! La vie nous a été donnée pour interroger… Si on commence par la réponse, on commence par la pierre tombale pour construire sa maison ! (Rires.)


Ses dates

1970 Naissance à Mesra (Algérie).

1994 Entre au Quotidien d’Oran.

2013 Publie Meursault, contre-enquête, prix Goncourt du premier roman.

2017 Publie Zabor ou les Psaumes, prix Méditerranée.

2023 Devient titulaire de la chaire d’écrivain en résidence à Sciences Po Paris.

2024 Publie Houris (Gallimard, 416 p., 23 €).

Un lieu
Les jardins publics parisiens

« En Algérie, les jardins sont destinés à ceux qui ne savent pas où aller, qui sont sans abri, ou aux couples se cachant pour pouvoir s’embrasser. Ce sont les jardins du péché, de la transgression. Ici, à Paris, ça n’a rien à voir. Je m’y pose et je respire, ce sont de vrais archipels. »

Un tableau

La Joconde

« Je me demande toujours quel regard elle porte sur tous ces touristes qui se bousculent pour la prendre en photo. Elle est comme piétinée par l’adoration. C’est comme si on attendait d’elle une parole… qui ne viendra jamais, bien sûr. Et elle continue de nous regarder, avec son demi-sourire. »

Une personnalité

Cicéron

« C’est un plébéien qui accède à tout, une singularité dans la construction très figée de la Rome de l’époque. Son parcours intrigue, c’est un “bug“ dans la politique de l’époque : il n’est pas noble et devient sénateur, orateur, écrivain. Il y a quelque chose de fascinant dans ce parcours. »


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