Revue de presse

K. Daoud : "Les Soudanais ne sont pas des Palestiniens" (Le Point, 21 nov. 24)

(Le Point, 21 nov. 24) 22 novembre 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Que des musulmans tuent d’autres musulmans, cela n’émeut guère les indignés patentés ou les humanitaires à l’émotion sélective. La preuve avec le Soudan."

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Lire "Les Soudanais ne sont pas des Palestiniens".

Le Nil ancien raconte l’histoire des pharaons mais ignore le Soudan, berceau de ses eaux. Il passe sous silence les conflits qui ont marqué ce pays, qu’ils soient passés ou actuels. Une guerre qui oppose des milices islamistes à une ex-armée régulière, un général contre un autre général, une guerre à 150 000 morts et 13 millions de déplacés.

On s’y intéresse un moment, puis on revient à un monde plus compréhensible. Une série d’articles évoque le seul métier qui prospère actuellement dans ce pays en ruine : les fossoyeurs. On enterre les cadavres là où l’on peut. À défaut, les chiens prennent en charge les dépouilles. Les femmes perdent leur corps dans les viols, murant la guerre dans le silence.

Trop de géographie, pas assez d’histoire
Pourquoi le Soudan n’est-il pas traité comme Gaza ? Pourquoi ne bloque-t-on pas les universités pour protester contre la guerre ? Pourquoi le monde ne porte-t-il pas de keffieh pour montrer sa solidarité avec les Soudanais ? Pourquoi cette guerre ne provoque-t-elle aucune indignation, aucune incrimination, ni aucune accusation de génocide ? Pourquoi n’y a-t-il pas de photos de crimes et de morts, ni de mutilés ?

La raison en est simple : les Soudanais ne sont pas des Palestiniens. Pour qualifier le conflit entre Israël et la Palestine, on a abusé de l’expression « trop d’histoire, pas assez de géographie ». Le Soudan est quant à lui un pays vaste : trop de géographie, pas assez d’histoire, en somme.

L’invisibilité du conflit soudanais s’explique par l’absence de judéité criminalisée. Les musulmans y tuent d’autres musulmans, ce qui équivaut à zéro. Deux cent mille Algériens et 500 000 Syriens ou Irakiens ont subi le même sort. La mort ne devient importante que si elle suscite des émotions collectives à travers un casting précis. Les Soudanais sont africains, noirs, c’est-à-dire accessoires, peu humains à cause de leur futilité décrétée, invisibles, car sans terre sacrée. « On en parle aujourd’hui pour faire oublier la guerre à Gaza », commente un professeur d’université algérien. Les Soudanais sont dévalorisés, qu’ils soient vivants ou qu’ils passent de vie à trépas. Leur mort est même considérée comme une tromperie et une abstraction.

« Universalité funéraire »
Le paradoxe de la solidarité sélective émerge : on souhaite une prise en charge mondiale d’une tragédie, mais on s’oppose à l’« universalité funéraire » pour d’autres conflits. L’élan solidaire est noble, mais son exclusivité est déjà dangereuse. Alors, pour s’y opposer, on cherche un mot absolu pour évoquer simultanément les victimes de Gaza, les otages israéliens, la colonisation, l’antisémitisme et le Soudanais sans keffieh. Est-ce nécessaire ? Peut-être pas. Il est probablement permis d’avoir une passion aveugle pour certaines causes plutôt que pour d’autres. Il en va de même pour la vie de famille, l’art, le deuil et l’empathie. Mais, alors, pourquoi ceux qui sont « solidaires » des Soudanais ne jugent-ils pas les autres pour « crime d’indifférence », de complicité ?

L’humanitaire sélectif est souvent d’une inhumanité sourcilleuse sur ses sujets favoris. On se retrouve paralysé : suis-je inhumain en évoquant la guerre au Soudan ? Suis-je complice des crimes à Gaza en souhaitant seulement rappeler que chaque guerre est une tragédie ? Pourquoi évoquer le Soudan et ses 150 000 morts ne suscite-t-il que de la confusion sur mes intentions, un doute sur ma bonne foi ?

« Vous êtes dans l’abstraction »
« La Palestine reste une question de colonisation, et l’on y est plus sensible qu’à ce qui se passe au Soudan », me répond une voix amie. Peut-être, mais cela renforce mon hésitation. Une « abstraction » passionnée prétend être supérieure à l’être humain. Le corps d’un Soudanais est-il moins choquant parce qu’il n’a pas d’histoire qui nous ressemble ?

Ici, on s’indigne de la neutralité, qu’on cultive pourtant partout ailleurs. « Non, dit Rambert avec amertume, vous ne pouvez pas comprendre. Vous parlez le langage de la raison, vous êtes dans l’abstraction », écrit Camus dans La Peste.

Suis-je coupable ? Oui, de voir l’homme partout, pas seulement dans mes « abstractions favorites » §


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