(Le Point, 21 déc. 23). Kamel Daoud, écrivain, Prix international de la Laïcité 2020 25 décembre 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Lire "Guerre entre musulmans : l’étrange silence".
"C’est un argument réitéré face à l’accusation faite aux musulmans de soutenir les terrorismes islamistes : la plupart des victimes du djihadisme sont des musulmans. Près de 200 000 morts en Algérie durant la guerre civile ayant opposé les militaires aux islamistes dans les années 1990. Et presque autant de proies de Daech (l’« État islamique »), ainsi que plus d’un demi-million en Syrie après les printemps arabes. Fin 2021, en sept ans, la guerre du Yémen avait causé, selon l’ONU, la mort de 377 000 personnes. Voici la conclusion chiffrée d’une étude menée par un think tank européen, Fondapol : « Nous pouvons établir qu’entre 1979 et 2019 au moins 33 769 attentats islamistes ont eu lieu dans le monde. Ils ont provoqué la mort d’au moins 167 096 personnes […] Nous montrons ainsi que la plus grande partie des victimes du terrorisme islamiste sont des musulmans (91,2 %). »
Les chiffres sont monstrueux, mais parfois autant que l’étrange silence des pays musulmans sur ces questions de crimes entre soi, contre les « siens ». Durant la guerre civile algérienne, les manifestations en faveur des populations massacrées étaient rares dans le monde dit arabe. L’omerta sur les massacres entre musulmans obéit souvent à une logique de l’occultation volontaire par les récits nationaux, qui choisissent de mettre exclusivement en lumière le sempiternel crime occidental. Ces massacres « autochtones » du Sud ne sont donc pas dénoncés, ne mobilisent pas les foules des protestataires, ne donnent matière ni aux ressentiments ni aux condamnations. Ce que pratique Boko Haram au Nigeria n’est presque plus évoqué.
Deux poids, deux mesures. Aujourd’hui, le silence sur ces guerres « effacées » revient par effet de contraste avec les événements au Proche-Orient. Les bombardements de l’armée israélienne – qui en traquant le Hamas tue des civils – sont dénoncés par le monde dit musulman : les marches, les manifestations, les mobilisations, les dénonciations sont de mise. Ces rendez-vous réactifs, obscurément récréatifs, rassemblent les partisans de l’humain profané à Gaza (jamais en Israël), mais raniment aussi, par un effet collatéral, les judéophobies extrêmes.
L’un des arguments solides de ceux qui dénoncent un traitement d’opinion sélective, « antijuive », sur ce qui se passe à Gaza est celui-ci : pourquoi le nombre de tués à Gaza paraît-il, pour l’opinion musulmane, plus scandaleux et plus monstrueux que le bilan des massacres commis sur des musulmans par d’autres musulmans ? Par des djihadistes « musulmans » sur d’autres djihadistes « musulmans » ? Pourquoi ces guerres « internes » sont-elles effacées au nom du seul scandale des tués à Gaza ?
Point aveugle. C’est une réflexion. Elle n’absout pas de ce qui se passe à Gaza. Pourquoi, dans l’opinion du monde dit musulman, la guerre n’est-elle vécue comme une guerre que lorsque l’Occident la mène ? Dans la dénonciation « musulmane » entre en compte un jeu de rôle discret et pourtant décisif pour la perception de l’actualité : toute guerre demeure un remake de la guerre des colonisations ; toute accusation ne peut se mener que dans l’axe imaginaire du décolonial permanent. Aujourd’hui, l’Israélien, le Juif rejoue la fonction du Blanc colonisateur et réactive ce point aveugle sur les guerres entre soi, effacées au nom de la guerre avec l’autre absolu, l’Occidental.
Ce point aveugle sur soi demeure souvent à la base du regard porté sur l’actualité tragique des dernières semaines. La conséquence de cette myopie dans le monde dit arabe demeure l’impuissance à changer et à changer la réalité autour de soi. La subordination du réel aux cécités entraîne une inefficacité, un manque de lucidité et des hystéries collectives volontaires."
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