Revue de presse

Jean-Claude Michéa : "Le socialisme est incompatible avec l’exploitation capitaliste. La gauche, non" (Marianne, 2 mars 13)

10 mars 2013

"[...] Le compromis historique forgé, au lendemain de l’affaire Dreyfus, entre le mouvement ouvrier socialiste et la gauche libérale et républicaine (ce « parti du mouvement » dont le parti radical et la franc-maçonnerie voltairienne constituaient, à l’époque, l’aile marchante) me semble désormais avoir épuisé toutes ses vertus positives. A l’origine, en effet, il s’agissait seulement de nouer une alliance défensive contre cet ennemi commun qu’incarnait alors la toute-puissante « réaction ». Autrement dit, un ensemble hétéroclite de forces essentiellement précapitalistes qui espéraient encore pouvoir restaurer tout ou partie de l’Ancien Régime et, notamment, la domination sans partage de l’Eglise catholique sur les institutions et les âmes. Or cette droite réactionnaire, cléricale et monarchiste a été définitivement balayée en 1945 et ses derniers vestiges en Mai 68 (ce qu’on appelle de nos jours la « droite » ne désigne généralement plus, en effet, que les partisans du libéralisme économique de Friedrich Hayek et de Milton Friedman). Privé de son ennemi constitutif et des cibles précises qu’il incarnait (comme, la famille patriarcale ou l’« alliance du trône et de l’autel ») le « parti du mouvement » se trouvait dès lors condamné, s’il voulait conserver son identité initiale, à prolonger indéfiniment son travail de « modernisation » intégrale du monde d’avant (ce qui explique que, de nos jours, « être de gauche » ne signifie plus que la seule aptitude à devancer fièrement tous les mouvements qui travaillent la société capitaliste moderne, qu’ils soient ou non conformes à l’intérêt du peuple, ou même au simple bon sens). Or, si les premiers socialistes partageaient bien avec cette gauche libérale et républicaine le refus de toutes les institutions oppressives et inégalitaires de l’Ancien Régime, ils n’entendaient nullement abolir l’ensemble des solidarités populaires traditionnelles ni donc s’attaquer aux fondements mêmes du « lien social » (car c’est bien ce qui doit inéluctablement arriver lorsqu’on prétend fonder une « société » moderne - dans l’ignorance de toutes les données de l’anthropologie et de la psychologie - sur la seule base de l’accord privé entre des individus supposés « indépendants par nature »).
La critique socialiste des effets atomisants et humainement destructeurs de la croyance libérale selon laquelle le marché et le droit abstrait pourraient constituer, selon les mots de Jean-Baptiste Say, un « ciment social » suffisant (Engels écrivait, dès 1843, que la conséquence ultime de cette logique serait, un jour, de « dissoudre la famille ») devenait dès lors clairement incompatible avec ce culte du « mouvement » comme fin en soi, dont Eduard Bernstein avait formulé le principe dès la fin du XIXe siècle en proclamant que « le but final n’est rien » et que « le mouvement est tout ».
[...] Je persiste à penser qu’il est devenu aujourd’hui politiquement inefficace, voire dangereux, de continuer à placer un programme de sortie progressive du capitalisme sous le signe exclusif d’un mouvement idéologique dont la mission émancipatrice a pris fin, pour l’essentiel, le jour où la droite réactionnaire, monarchiste et cléricale a définitivement disparu du paysage politique. Le socialisme est, par définition, incompatible avec l’exploitation capitaliste. La gauche, hélas, non. Et si tant de travailleurs - indépendants ou salariés - votent désormais à droite, ou surtout ne votent plus, c’est bien souvent parce qu’ils ont perçu intuitivement cette triste vérité.

[...] Dès lors, en effet, que la gauche et la droite s’accordent pour considérer l’économie capitaliste comme l’horizon indépassable de notre temps (ce n’est pas un hasard si Christine Lagarde a été nommée à la tête du FMI pour y poursuivre la même politique que DSK), il était inévitable que la gauche - une fois revenue au pouvoir dans le cadre soigneusement verrouillé de l’« alternative unique » - cherche à masquer électoralement cette complicité idéologique sous le rideau fumigène des seules questions « sociétales ». De là le désolant spectacle actuel. Alors que le système capitaliste mondial se dirige tranquillement vers l’iceberg, nous assistons à une foire d’empoigne surréaliste entre ceux qui ont pour unique mission de défendre toutes les implications anthropologiques et culturelles de ce système et ceux qui doivent faire semblant de s’y opposer (le postulat philosophique commun à tous ces libéraux étant, bien entendu, le droit absolu pour chacun de faire ce qu’il veut de son corps et de son argent).
Mais je n’ai là aucun mérite. C’est Guy Debord qui annonçait, il y a vingt ans déjà, que les développements à venir du capitalisme moderne trouveraient nécessairement leur alibi idéologique majeur dans la lutte contre « le racisme, l’antimodernisme et l’homophobie » (d’où, ajoutait-il, ce « néomoralisme indigné que simulent les actuels moutons de l’intelligentsia »). [...]

S’il n’y avait pas, parmi les classes populaires qui votent pour les partis de droite, un attachement encore massif à l’idée orwellienne qu’il y a « des choses qui ne se font pas », on ne comprendrait pas pourquoi les dirigeants de ces partis sont en permanence contraints de simuler, voire de surjouer de façon grotesque, leur propre adhésion sans faille aux valeurs de la décence ordinaire. Alors même qu’ils sont intimement convaincus, pour reprendre les propos récents de l’idéologue libéral Philippe Manière, que seul l’« appât du gain » peut soutenir « moralement » la dynamique du capital (sous ce rapport, il est certainement plus dur d’être un politicien de droite qu’un politicien de gauche).
C’est d’ailleurs ce qui explique que le petit peuple de droite soit structurellement condamné au désespoir politique (d’où son penchant logique, à partir d’un certain seuil de désillusion, pour le vote d’« extrême droite »). Comme l’écrivait le critique radical américain Thomas Franck, ce petit peuple vote pour le candidat de droite en croyant que lui seul pourra remettre un peu d’ordre et de décence dans cette société sans âme et, au final, il se retrouve toujours avec la seule privatisation de l’électricité !
Cela dit, vous avez raison. La logique de l’individualisme libéral, en sapant continuellement toutes les formes de solidarité populaire encore existantes, détruit forcément du même coup l’ensemble des conditions morales qui rendent possible la révolte anticapitaliste. C’est ce qui explique que le temps joue de plus en plus, à présent, contre la liberté et le bonheur réels des individus et des peuples. Le contraire exact, en somme, de la thèse défendue par les fanatiques de la religion du progrès.

Les Mystères de la gauche, de Jean-Claude Michéa, Climats, 144 p., 14 €.."

Lire Jean-Claude Michéa : "Pourquoi j’ai rompu avec la gauche".


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