Jacques Julliard, historien, essayiste, éditorialiste ("Marianne", "Le Figaro"), ancien directeur d’études à l’EHESS, ancien syndicaliste. 4 novembre 2019
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"La gauche et la droite, c’est fini. C’est de l’histoire ancienne ! Tout le monde vous le dit, tous les sondages vous le confirment.
Je n’en suis pas si sûr. Je demande à voir dans la durée. Le vieux clivage a survécu à tant d’enterrements ! Plutôt, en effet, qu’à une extinction, c’est à une sorte de chiasme, d’échange de rôles, d’« inversion des valeurs » (Nietzsche) entre les deux camps qu’à mon avis on a affaire.
L’abandon par la gauche depuis le début du siècle de tout un ensemble de représentations et de principes sur lesquels elle s’était jadis édifiée, au profit d’un nouveau logiciel, hérité de la société américaine et des sciences sociales, constitue un véritable tête-à-queue idéologique, qui laisse sans voix, si l’on ose dire, plus de la moitié de son électorat, cependant que la droite est en train de récupérer tout ou partie de cet outillage mental tombé en déshérence.
L’exemple le plus spectaculaire est celui de la laïcité. Si Ferry, Clemenceau, Jaurès, Blum, Mendès revenaient parmi nous, ils n’en croiraient ni leurs oreilles ni leurs yeux. Car jadis et même naguère, la laïcité était par excellence le critère distinctif de la gauche, sinon son ADN, à telle enseigne que dans l’entre-deux-guerres le Parti radical, tombé socialement au centre droit, fut tenu sans conteste, jusqu’au Front populaire inclus, pour une composante de la gauche, parce qu’il était resté laïque.
Islam et laïcité
Or, que voyons-nous aujourd’hui ? Une gauche mal à l’aise, prise de tortillements, multipliant les détours et les périphrases dès qu’il est question de laïcité, tandis que le ministre de l’Éducation nationale d’un gouvernement macronien, Jean-Michel Blanquer, fait son travail de défenseur de la laïcité, et le fait bien. Essayez le test : jetez le mot « laïcité » dans un cénacle de la gauche respectueuse. Autant parler de corde dans la maison d’un pendu.
« Non, mais, ne serait-il pas un peu islamophobe, celui-là ? » Car voici la chose dans toute sa simplicité : pour toute cette mouvance, intellectuelle mais très sotte, la laïcité reste de mise quand il s’agit du christianisme ; mais elle devient malsonnante et malvenue dès qu’il s’agit de l’islam ! L’affaire est entendue : la laïcité est désormais reniée par la gauche, et défendue par la droite. Cela ne me fait pas plaisir, mais la vérité est la vérité.
C’est que cette gauche respectueuse a un problème avec l’islam, et plus précisément avec l’islamisme. Les mêmes qui ne voulaient pas admettre qu’un parti totalitaire comme le communisme fût devenu une religion refusent aujourd’hui de voir qu’une religion totalitaire comme l’islamisme est devenue un parti politique. Mais comme elle ne peut aller jusqu’à adhérer aux croyances qu’elle légitime - des libres penseurs avec le Coran à la main et le tapis de prière sous le bras feraient tout de même étrange figure -, elle n’a de recours que dans le communautarisme. À la place de la République universelle, une mosaïque d’ethnies, de religions, comme autant de camps retranchés. Jadis (et avec quelle vigueur !), les républicains avaient sommé l’Église de France de se mettre en règle avec la laïcité. Ce qu’elle fit, et chacun s’en trouva bien.
Cette répudiation de facto de la laïcité par la gauche respectueuse peut s’expliquer par trois raisons, de la plus noble à la moins avouable.
Elle considère d’abord que toute injonction faite à l’islam et aux musulmans revient à les « stigmatiser », et que l’invocation de la laïcité par la droite n’est que le faux nez de la xénophobie et du racisme.
Mais en vérité, ce raffinement de précautions n’est que la contrepartie de la mauvaise conscience d’une gauche socialo-communiste qui jadis nous précipita dans l’imbécile et hideuse guerre d’Algérie. Hier, elle refusait l’indépendance aux Algériens, en invoquant l’obscurantisme de l’islam ; aujourd’hui, elle pardonne à la bigoterie islamiste pour avoir refusé hier l’indépendance aux musulmans.
Enfin, on ne saurait l’oublier, à la veille des municipales, beaucoup de notables locaux ont pour principal souci de s’attirer la clientèle musulmane.
Fin de l’École républicaine
De la laïcité à l’éducation, il n’y a qu’un pas. Sur trois points, la gauche « progressiste » a rompu avec la doctrine républicaine de l’École dont les Jules Ferry, les Jean Zay ou encore Alain, le philosophe, avaient fait la base du régime. Une vision simpliste de l’égalité l’amène à placer l’enfant, à la place du savoir, au centre du système ; et substituant la « pédagogie » à l’apprentissage, elle en vient à mettre un signe d’égalité entre l’élève et le maître dans le système scolaire. Enfin, constatant, à la suite de Pierre Bourdieu, que la principale inégalité entre les classes sociales est finalement d’ordre culturel, elle préfère abolir la culture plutôt que de combattre l’ignorance. Voyez Sciences Po ! Une sorte de paroxysme vient d’être atteint avec le projet présenté récemment par l’École normale supérieure d’introduire une part de discrimination sociale à rebours dans l’évaluation du savoir, en ajoutant des points supplémentaires au concours d’entrée à l’école sur un mode inversement proportionnel au revenu des parents. Ainsi deux copies semblables pourraient valoir à leurs auteurs des notes différentes selon leur origine sociale. Il en irait donc du savoir comme de la culture : on préfère l’escamoter plutôt que le prodiguer à tous. C’est évidemment plus expéditif et moins coûteux, mais quelle capitulation intellectuelle, quelle régression, quel revirement par rapport à la philosophie des Lumières, dont j’ai cru longtemps que la gauche se réclamait !
Qui ne voit que le trait commun à toutes ces « nouveautés », c’est le renoncement à la fonction intégratrice de l’École ? Dans le meilleur des cas, on se dirige vers la « république des individus » (Marcel Gauchet), dans le pire, vers une république des quotas, dans laquelle l’égalité est symbolisée par une répartition proportionnelle de tous les groupes, de toutes les communautés, aux sommets de l’État. Mais la double idée de l’universalité du savoir et de l’égalité par le mérite a disparu. Loin de moi la pensée que la droite incline naturellement à lutter contre les inégalités sociales par l’égalité du savoir ! Car son ADN économique et social est fondamentalement inégalitaire. Mais je constate que Jean-Michel Blanquer se rapproche de plus près des idéaux de l’École républicaine que les ministres de gauche qui l’ont précédé. Amer constat pour un républicain de gauche.
La nation aux abonnés absents
La nation, enfin. Par quelle défaillance de l’intelligence historique des situations une notable partie de la gauche en est-elle venue à faire l’impasse sur cet indispensable creuset des volontés et des espérances ? J’exclus naturellement de cette définition Jean-Pierre Chevènement et ses amis, mais aussi François Hollande, qui savent que sans la nation la gauche n’est qu’un couteau sans lame. Mais tous les autres, notamment les intellectuels qui témoignent désormais pour un « sans-frontiérisme » à contresens du reste du monde ! La nation, comme la langue d’Ésope, peut être la meilleure ou la pire des choses selon qu’elle sert à discriminer ou au contraire à communiquer avec autrui. Que la gauche ait renoncé à disputer à la droite l’expression du sentiment national est un signe effrayant de son affaissement intellectuel. Comme en témoigne cette Histoire mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron, singulier mélange de chronologisme à la papa et de cosmopolitisme à l’esbroufe, sans que jamais le sentiment national y trouve sa part.
Au terme de cette rapide revue de concepts familiers, devenus étrangers à beaucoup de ses représentants officiels, on ne peut que se poser la question : faut-il être fidèle à la gauche comme mouvement, ou aux valeurs sur lesquelles elle est fondée ? Je n’ignore rien des périls d’un tel dilemme : tant de transfuges de la gauche ont dans le passé justifié leur propre évolution en taxant de trahison ceux qu’ils étaient en train de quitter ! Aussi bien n’aurais-je jamais posé la question avec une telle brutalité si je ne m’y étais senti autorisé, voire encouragé par l’évolution du « peuple de gauche » lui-même. Le déclin sur un demi-siècle paraît inexorable : par rapport aux années heureuses de la période Mitterrand, la gauche, selon les scrutins, perd du tiers à la moitié de ses suffrages.
Où sont passés les électeurs de gauche ?
Quelques rappels chiffrés suffisent à mesurer le phénomène. Après la traversée du désert gaulliste, la gauche, menée pendant trente années par le même homme, François Mitterrand, s’était hissée à un niveau moyen d’environ 45 % des voix à l’élection présidentielle, elle a terminé, en 2017, à moins de 28 % ; grâce surtout aux 19,58 % d’un candidat, Jean-Luc Mélenchon, qui se débat comme un beau diable quand on se hasarde à l’identifier à elle… Quel beau destin gâché ! Lors des récentes européennes, socialistes et communistes n’ont rassemblé que 12,7 %, une misère. Si l’on y ajoute les débris de l’Insoumission, on parvient à un peu plus de 19 % des suffrages exprimés, soit moins du cinquième !
À quoi l’on objectera que beaucoup de voix de gauche se reportent désormais sur les écologistes. En effet, le vote écolo n’est pas seulement un vote climatique ; c’est un vote refuge pour des électeurs qui ne savent plus du tout à quoi reconnaître un homme de gauche. Passé au double tamis du communautarisme et des sciences sociales, c’est là un étrange individu qui ne croit plus ni à sa civilisation, ni à sa nation, ni à sa culture, ni à son École, ni à la laïcité, ni à sa famille, et qui n’est même plus très sûr de son sexe. C’est l’homme sans qualités de Musil.
Une étrange phobie à l’égard de toute espèce d’identité - le mot lui-même lui paraissant insupportable - l’amène à se désaffilier de tout ce qui jadis faisait sa fierté et sa raison d’être.
Orpheline volontaire, fille de personne, comment peut-elle espérer séduire autrui quand elle nourrit une telle haine de soi ? En un mot, elle a peur d’être reconnue dans la rue, elle a peur d’exister, à l’image des deux épaves de Beckett :
« Hamm. - On n’est pas en train de… de… signifier quelque chose ?
Clov. - Signifier ? Nous, signifier ? (Rire bref) Ah ! Elle est bonne ! »
Fin de partie ou fin de parti ? On peut s’interroger. Et l’on voudrait que le citoyen normal, qui n’en peut mais, s’identifie à cet ectoplasme anthropologique ? C’est se moquer. La gauche, qui comme la droite est éternelle, car elle est une catégorie de l’esprit en société, ne retrouvera son électorat que lorsqu’elle aura retrouvé ses esprits - et ses valeurs…
Et pourtant elle existe
Parlons concrètement. Si rien dans les années à venir ne change à gauche, si ses dirigeants, abîmés dans une espèce d’anthropologie négative - comme il y a une théologie négative -, continuent à écouter les professeurs de sociologie plutôt que les classes populaires, le deuxième tour de la présidentielle de 2022 opposera, comme en 2017, un candidat de centre droit, Emmanuel Macron, à une candidate d’extrême droite, Marine Le Pen ou Marion Maréchal. Cela n’est ni souhaitable ni conforme à l’intérêt de la France tout entière.
La gauche existe, en dépit de la médiocrité de ses dirigeants actuels ; elle est, au même titre que la droite, l’une des deux catégories essentielles de notre univers politique, un fragment de notre commun patrimoine. Si indigne qu’elle soit aujourd’hui de cette lignée, elle est l’héritière de la philosophie des Lumières, des valeurs de la Révolution de 1789 et des idéaux de la Commune de Paris. Sa disparition, qui n’est plus aujourd’hui impossible, ferait de la France une nation hémiplégique.
La démocratie, pour exister, a besoin de l’alternance au pouvoir de deux grandes formations également capables d’assumer son avenir tout entier. Voilà pourquoi la représentation proportionnelle, qui dilue la volonté générale dans l’expression narcissique de la nuance, est un crime contre la démocratie… C’est ainsi qu’une loi électorale perverse en Israël empêche depuis un demi-siècle la paix d’advenir au Moyen-Orient. Voyez encore ses ravages actuels dans toute l’Europe. Voyez l’Italie. Dieu nous en garde comme de la peste brune. Et qu’il nous donne - il est peut-être aujourd’hui le seul à pouvoir accomplir un tel miracle - un chef de la gauche qui ne rougisse pas de ses ancêtres."
Lire "Jacques Julliard : « La gauche et la honte d’être soi »".
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