(Le Figaro, 9 sept. 23). 9 septembre 2023
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Lire "Découvrez « Gulliver empêtré », la dernière chronique de Jacques Julliard dans Le Figaro".
"[...] Sommes-nous trop gouvernés ou pas assez ? Je lis sous la plume de Michel Wieviorka (Le Monde, 9 août) que l’on a aujourd’hui affaire « à une droitisation accentuée, à un autoritarisme rampant qui pourraient à terme conduire notre pays sur la voie de la démocratie illibérale ». Diable ! À l’inverse, Le Point (27 juillet) se demande en couverture « Y a-t-il encore un président ? » Et à l’appui, Nicolas Baverez, dans un article fracassant, impitoyable, craint que le même Macron « reste dans l’Histoire comme le fossoyeur de la République et le fourrier de l’extrême droite ».
Mon lecteur a déjà compris de quel côté va mon jugement. Ce que nous voyons, pour peu que nous soyons décidés à regarder, c’est l’impuissance croissante de l’État, et même plus largement de la politique tout entière dans une société de plus en plus individualiste. Ce n’est pas ici affaire de droite ou de gauche, c’est affaire d’observation. « France, ton café fout le camp », disait la comtesse Du Barry à son royal amant Louis XV, pour lui signifier qu’il laissait les choses péricliter. Mettez donc Macron à la place de France… Non que notre président se désintéresse des choses qui le regardent, c’est-à-dire à ses yeux à peu près tout. C’est même un grand toutologue que ce président. Les allées du pouvoir, à ce que l’on dit, retentissent des plaintes de ses ministres qui se voient chaque jour dépossédés par lui des affaires de leur département, surtout lorsqu’il y a une annonce spectaculaire à faire.
Or dans la Ve République telle que l’a voulue Charles de Gaulle, le président règne, il ne gouverne pas. Le président n’est pas le premier ministre de la France, puisqu’il est la France elle-même. Certes, chaque fois qu’il s’agit de cette dernière, il n’y a plus ni ministre, ni gouvernement, ni même d’Assemblée nationale qui tienne. Et du reste, dans les temps reculés de la guerre d’Algérie, personne en vérité ne disputait à Charles de Gaulle le traitement complet de la question et la responsabilité qui s’ensuivent. Pour le reste, c’est-à-dire les affaires quotidiennes, les ministres exercent la totalité de leurs attributions, quitte, naturellement, à en rendre compte périodiquement.
Mais le président n’est pas le seul responsable de la paralysie politique qui est aujourd’hui la nôtre ; les partis, on s’en serait douté, y prennent une grande part, surtout depuis les législatives de juin 2022, qui ont privé Emmanuel Macron de la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Comme chacun sait, les partis politiques raffolent de l’absence de majorité en leur sein : c’est alors qu’ils donnent toute leur mesure et accaparent le maximum de pouvoir au détriment de l’appareil gouvernemental. Pour dire les choses le plus simplement, la répartition ternaire de la représentation nationale (gauche-centre-droite) est caractéristique de la République parlementaire, tandis que la préparation binaire (gouvernement- opposition) est typique de la République présidentielle.
Aujourd’hui, notre République prétendue présidentielle repose sur une division ternaire qui rend son fonctionnement cahotique (chaotique). Qu’est-ce aujourd’hui que le Parlement ? Une IVe République clandestine lovée dans les plis de la Ve. Aussi longtemps que la droite de la gauche, en l’occurrence le parti socialiste, sera subordonnée à la gauche de la gauche (les Insoumis), notre Ve République sera une caricature de la IVe. Symétriquement, aussi longtemps que la droite de la droite (Marine Le Pen, voire Éric Zemmour) dominera la gauche de la droite (Les Républicains), nous continuerons à souffrir de ce régime bâtard, qui fait le bonheur du personnel des partis. La preuve, c’est la préférence de tout ce personnel pour la représentation proportionnelle, mode de scrutin propre à pérenniser ce système de cloportes et de cafards. À l’inverse, la République gaullienne est née quand le général de Gaulle se laissa séduire par le retour au scrutin majoritaire à deux tours, ce chef-d’œuvre de l’esprit humain, que lui présentait Guy Mollet. Celui-ci y perdit sa raison d’être et le général y gagna dix années de tranquillité… C’est ainsi que les plus habiles des politiques ne laissent pas souvent d’être aveugles sur leurs intérêts véritables.
Emmanuel Macron et la classe politique ne sont pas les seuls responsables de l’impuissance démocratique actuelle. La raison la plus profonde est à rechercher dans l’évolution de la société elle-même. Tout au long de la IIIe République, les libertés individuelles - celles qui relèvent de l’habeas corpus - et les libertés collectives, constitutives de la démocratie politique, sont allées de pair. La vérité est que les exigences en matière de libertés individuelles ont été longtemps beaucoup moins grandes qu’elles ne le sont aujourd’hui. La société restait héritière de l’Ancien Régime, dans lequel les mœurs étaient façonnées par la tradition et par l’influence de l’Église catholique. L’exercice de la démocratie à travers le système électif, l’influence des partis politiques, la place faite aux groupements professionnels, et notamment les syndicats ouvriers, suffisaient à satisfaire le besoin de démocratie. La comparaison avec les régimes fascistes avant la Deuxième Guerre mondiale, les régimes communistes au lendemain de celle-ci, donnait tout son prix au régime libéral dont jouissaient les Français, quant au gouvernement mais aussi quant aux mœurs.
Tout a changé avec l’élimination d’abord du fascisme, ensuite du communisme en Europe. Le triomphe de la démocratie libérale à la fin du XXe siècle en Europe occidentale, et le sentiment de sécurité qui s’est ensuivi, a paradoxalement donné libre champ à de nouvelles revendications au profit des individus. Le mot « sociétal » ne s’impose, selon le Robert, qu’à partir de 1972 pour désigner l’espace privé, aux côtés de « social » qui qualifie l’espace public. Tout ce qui concerne la famille, la sexualité, et plus généralement les droits de l’individu fait désormais l’objet de revendications nouvelles et entre comme par effraction dans le débat public.
La gauche intellectuelle, qui donne le ton du débat sans nécessairement imposer son point de vue, change de logiciel : une dissociation, parfois un divorce, s’opère entre ce qui concerne la démocratie politique (partis, associations, classes) et ce qui concerne les droits de l’Individu, devenus la forme avancée des droits de l’homme. Qui l’eût cru ? Le « droit de l’hommisme » se distingue de plus en plus nettement de la démocratie politique, comme le souligne le grand juriste Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel que je suis ici de près, le principe d’intérêt général (« Sur l’intérêt général », Commentaire, n° 172, hiver 2020-2021) qui a longtemps régné en maître sur la démocratie, tend à être négligé au profit d’une exigence croissante en termes de droits individuels.
Tandis que la citoyenneté républicaine comporte à la fois des droits et des devoirs, le « droit de l’hommisme » est une quête insatiable de nouvelles libertés individuelles, fût-ce au détriment de l’intérêt général. C’est ainsi que longtemps les devoirs du citoyen ont comporté des fonctions aussi exigeantes que le service militaire, qui requerrait des jeunes Français de sexe masculin l’obligation de consacrer un laps de temps de durée variable à la défense de la patrie et même, en cas de guerre, le sacrifice de sa vie. Cette lourde obligation a été supprimée par Jacques Chirac en 1997. À noter qu’antérieurement le refus de s’y soumettre se nommait « insoumission » et ce n’est assurément pas un hasard si le parti d’extrême gauche « à l’état gazeux » fondé par Jean-Luc Mélenchon se réclame ouvertement de l’insoumission, c’est-à-dire du refus de l’obéissance, sans que soient précisés l’objet et l’extension de ce refus.
Il est tout de même étonnant que ce soit une formation d’extrême gauche qui consacre le renoncement au parallélisme sociopolitique décrit par Marx dans Les luttes des classes en France et Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, celui-ci voyait dans chaque parti l’expression d’un groupe social, autrement dit d’une classe. Au contraire, l’insoumission fait l’impasse sur le social au profit du psychologique. C’est pourquoi La France insoumise recrute principalement dans la petite bourgeoisie libertaire et le lumpenprolétariat des temps modernes, à saute-mouton par-dessus la classe ouvrière. C’est pourquoi il est naturel que Fabien Roussel, dirigeant du Parti communiste français, ait regimbé contre cette vision romantique et individualiste de la politique, dans laquelle il voit une régression. [...]"
Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Jacques Julliard (note de la rédaction CLR).
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