Revue de presse

J.-P. Le Goff : "“L’identité malheureuse” du village français" (valeursactuelles.com , 29 juil. 17)

Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue, auteur de "La Gauche à l’agonie ? 1968-2017" (Perrin). 7 août 2017

"[Cinq] ans après une enquête au long cours menée dans un bourg provençal, le sociologue Jean-Pierre Le Goff revient sur la disparition de l’esprit de village face à la mondialisation."

Jean-Pierre Le Goff, La Fin du village, une histoire française, Folio Histoire, éditions Gallimard, 784 pages, 11,10 euros.

"Dans La Fin du village, vous décriviez la crise vécue par un village provençal dont les anciens habitants se considèrent désormais comme une espèce en voie de disparition. Cinq ans après sa parution, estimez-vous que la situation s’est aggravée ?

Les fractures à la fois sociales et culturelles que je décrivais dans mon livre me paraissent s’être rapidement aggravées. Beaucoup de paysans ont disparu et la relève est problématique, le prix du foncier a augmenté, les coopératives vinicoles se sont regroupées, la zone artisanale vivote… La présence d’un entrepreneur dynamique dans le village, qui a relancé la culture des oliviers et créé un moulin à huile, ne suffit pas à redynamiser l’économie locale. Les vieux paysans à casquette que l’on voyait encore sur la place du village ont disparu. Dans l’une des principales rues, il ne reste plus qu’un seul natif du lieu… Ce sont désormais des personnes fortunées qui achètent les maisons du coin. L’ancien peuple villageois composé de vanniers et de paysans n’est plus et c’est une tout autre population qui a pris le relais. Restent les retraités locaux, dont certains des enfants habitent sur place, qui cohabitent avec des retraités fortunés venant d’ailleurs, des actifs travaillant dans les villes des alentours qui partent le matin et rentrent le soir… D’où l’impression d’un “village dortoir”. Dans l’ancienne rue commerçante, la boulangerie a fermé, restent un marchand de légumes et un boucher ; les petits commerces traditionnels ont disparu, remplacés par des coiffeurs, des agences immobilières et des cabinets de soins et d’aide à la personne… Dans les années 1990, la municipalité avait refusé l’ouverture d’un Super U, car [elle] voulait maintenir le petit commerce. Le supermarché a ouvert dans un village d’à côté et, désormais, les gens s’y rendent et s’y rencontrent… Les catégories populaires sont encore présentes, mais les modes de vie ont changé et les mentalités des nouvelles catégories sociales n’ont plus grand-chose à voir avec celle des anciens habitants.

Plus qu’un espace géographique, c’est un véritable mode de vie qui s’éteint. Comment définiriez-vous cet esprit de village qui disparaît ?

Cette “fin du village” est celle de l’ancienne collectivité villageoise marquée par la paysannerie, les petits commerçants et les notables traditionnels, des rapports interpersonnels — « tout le monde connaissait tout le monde » — et des traditions ancestrales qui n’avaient rien d’un folklore pour touristes. Cet ancien monde était loin d’être parfait : outre la pauvreté, la dureté des conditions et l’inconfort, le poids de la collectivité pesait fortement sur les individus, les commérages allaient bon train et il y avait peu d’ouverture. Mais ce milieu n’en était pas moins structuré par une certaine “estime de soi”, des liens de familiarité et de sociabilité qui créaient un sentiment de sécurité et de confiance, d’appartenance à une “petite patrie” qui s’emboîtait dans la grande. S’y est substitué ce que j’ai dénommé le “village bariolé” dans lequel cohabitent dans un même espace géographique des personnes aux revenus et à l’état d’esprit très différents, qui n’ont plus la même culture commune. Les trois éléments : habitation, travail, loisir, antérieurement regroupés dans un même espace local, se sont dissociés. Les différents habitants ont leur propre réseau qui ne se limite pas, Internet aidant, au village, et ces réseaux ne se rencontrent pas vraiment, d’où un certain cloisonnement. C’est surtout par les enfants, au travers de l’école et des multiples activités de services, de sport et de loisirs, que les rencontres ont lieu.

Les rapports de proximité interpersonnels qui faisaient le charme des villages d’autrefois se sont érodés. Cette situation ne date pas d’aujourd’hui : « Allumés les postes de télévision / Verrouillées les portes des conversations / Oubliés les dames et les jeux de cartes / Endormies les fermes quand les jeunes partent », comme le décrit avec justesse Francis Cabrel dans sa chanson Carte postale [1981, NDLR]. Globalement, le progrès matériel est aujourd’hui indéniable, mais le sentiment d’appartenance et de confiance s’est passablement érodé au profit d’une “identité malheureuse” — pour reprendre l’expression d’Alain Finkielkraut — ressentie par une partie de la population.

Quand la transformation du village a-t-elle commencé à s’opérer ?

Après la Seconde Guerre mondiale. Mais le véritable basculement s’est opéré dans les années 1970 et 1980. À cette période, comme les autres villages des alentours, la commune a connu un vieillissement de sa population et une pénurie de travail local, l’agriculture commençant à décliner. Les maires de l’époque ont donc essayé d’attirer des catégories nouvelles de la population, issues de la ville : des jeunes couples qui travaillaient à la ville tout en voulant habiter à la campagne et qui en avaient assez d’une forme de vie moderne stressante. Cette démarche, accompagnée d’une réhabilitation du bâti et du développement des infrastructures, fut un élément important pour faire revivre des villages qui se désertifiaient. Une coexistence plus ou moins bien admise s’est développée à cette époque entre les anciens, nés dans le village, détenteurs de leurs traditions, et de nouvelles couches issues de la ville qui n’avaient pas la même mentalité.

Concernant le décalage de mentalité, « beaucoup d’anciens se vivent comme les derniers témoins d’un patrimoine qui ne leur appartient plus, les gardiens d’un décor de théâtre pour touristes », relevez-vous…

Face à l’érosion de l’ancienne sociabilité villageoise, on a tenté d’en recréer de nouvelles par les associations, les animations festives et culturelles… Cela peut répondre en partie aux besoins de nouvelles couches venues habiter le village, mais cela ne correspond pas aux besoins de tous, tout particulièrement aux couches populaires qui ont d’autres préoccupations en tête, tout particulièrement l’emploi. Ceux que j’appelle les “cultureux” ont leurs propres spectacles ou expositions, mais vivent dans l’entre-soi et ont tendance à se prendre pour des génies méconnus. À la belle saison, une concurrence entre villages s’est installée pour créer l’“événement” dit “festif” qui attire les touristes et fait marcher le commerce. La Provence est victime chaque année d’un phénomène singulier d’invasion : le tourisme individualiste de masse mondialisé. « Nous sommes devenus le “bronze-cul” de l’Europe », est une phrase que j’ai souvent entendue. On peut se rendre dans des villages de mobil-homes et des centres de loisirs ad hoc sans mettre les pieds dans le village d’à côté. C’est comme une bulle fonctionnant en circuit fermé, pourvue de tous les services, avec parcours balisés de découverte d’un patrimoine réduit à quelques clichés. S’il faut reconnaître que le tourisme a été pour beaucoup une forme d’ouverture au monde, aujourd’hui, il s’est considérablement massifié et standardisé. Ce nouveau tourisme individualiste de masse ne suscite plus de libres rencontres ; il renforce les clichés et donne une vision très superficielle des lieux visités et des autochtones.

Le géographe Christophe Guilluy a relevé l’existence de fractures françaises entre de grandes métropoles bénéficiaires de la mondialisation et une France périphérique constituée de petites et moyennes villes délaissées et mises à l’écart. Partagez-vous ce constat ?

Je partage cette analyse qui distingue de grands pôles urbains mondialisés et la “France périphérique” délaissée. Mais le problème ne se pose pas seulement en termes de classes sociales. Cette fracture est géographique, sociale mais aussi culturelle. Ce n’est pas seulement l’appartenance aux catégories sociales qui est déterminante, mais un rapport avec le monde et les autres, un sens commun avec ses valeurs et sa façon de se comporter dans la vie quotidienne. On peut appartenir aux catégories aisées et ne pas partager la “mentalité bobo” qui s’est répandue partout ; il peut y avoir des “bobos pauvres” qui vivent sobrement, mais n’en sont pas moins des insupportables prêcheurs du “politiquement correct”. Pour ma part, j’insiste sur la dimension anthropologique qui est transversale aux classes sociales et qui renvoie avant tout à une éducation première qui a subi en un demi-siècle un grand bouleversement. Les rapports au monde, à la morale et à la civilité ne sont plus les mêmes aujourd’hui. De ce point de vue, les différences générationnelles et éducatives sont déterminantes.

Quelle est la part de l’immigration dans les bouleversements qu’ont connus les petits villages ?

Elle renforce le malaise, mais elle n’est pas forcément première. L’“identité malheureuse” se retrouve dans des villages où il n’y a quasiment pas d’immigration. Mais un phénomène nouveau est venu renforcer le désarroi : le port du foulard puis du tchador, très voyant dans les petites rues d’un village. Cela est vécu comme une provocation, le signe manifeste d’une volonté de ne pas s’intégrer. Ce communautarisme affiché, qui témoigne du développement du fondamentalisme islamiste, suscite des réactions de peur et de rejet chez de nombreux habitants, qui ne disent rien mais n’en pensent pas moins.

Il est d’autres phénomènes qui ont contribué à la dégradation des anciens rapports villageois : le développement des séparations et des divorces, les déstructurations familiales (gentiment dénommées “familles recomposées”), combinés avec le chômage de masse et l’érosion de solidarités traditionnelles. Ce que j’ai dénommé la “déglingue” n’est pas un phénomène marginal. Les incivilités et la délinquance au quotidien ne passent pas inaperçues dans les villages. Les habitants élevés dans un terreau éducatif structuré, attachés à des traditions séculaires sont choqués et révoltés. Ils ne reconnaissent plus le village qu’ils ont connu et, à travers celui-ci, c’est le pays tout entier qu’ils ne reconnaissent plus.

Propos recueillis par Anne-Laure Debaecker"

Lire "“L’identité malheureuse” du village français".



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