Pierre-André Taguieff, philosophe, historien et politologue, directeur de recherche au CNRS. 4 novembre 2013
"L’emploi du mot « islamophobie » en France a empoisonné l’espace des controverses. Ce terme devrait être utilisé pour désigner les appels à la haine, la discrimination et la violence visant les musulmans et/ou leur religion. L’islamophobie ne se réduit pas à un phénomène d’opinion. Elle se manifeste aussi dans les discriminations ou agressions physiques. Elle peut être comprise comme une forme d’hétérophobie visant une communauté de croyants transnationale.
Or, depuis les années 1980, le mot « islamophobie » est employé pour désigner toutes les formes d’examen critique de l’islam, voire de l’islamisme. C’est là confondre la critique et l’appel à la haine. Les usages stratégiques du mot « islamophobie » par les islamistes rendent ce mot difficilement utilisable. Mais remplacer « islamophobie », jugé trop connoté, par « racisme antimusulmans » ou « musulmanophobie » ne changerait rien. Ces expressions seraient exploitées par les mêmes milieux islamistes avec les mêmes objectifs.
Vu l’acuité du débat, il serait de bonne méthode d’énoncer quelques thèses élémentaires sur l’islam dans ses rapports avec l’islamisme et l’anti-islamisme :
L’islam n’est pas l’islamisme.
Il y a des islams et des islamismes ; parler de « l’islam » ou de « l’islamisme » est une commodité de langage, qui donne prise à des interprétations essentialistes naïves ou intéressées ; les islamistes se réfèrent cependant aux mêmes textes fondateurs que les musulmans non islamistes, d’où l’effet de légitimité dont ils jouent.
Un islamisme est le produit d’une politisation d’un islam dont l’objectif est de refondre l’ordre social non musulman ou « insuffisamment » musulman. Tout islamisme a pour objectif d’instaurer un ordre politico-religieux impliquant l’établissement de la charia, comprenant le traitement des non-musulmans comme des êtres inférieurs, l’obligation du port du « voile » pour les femmes et la normalisation du djihad, « offensif » et « défensif » ; l’horizon lointain est l’établissement d’un califat à l’échelle mondiale.
Les groupes islamistes visent à établir un émirat, une république ou un califat islamique, ce dernier pouvant s’élargir en un empire islamique universel ; certains idéologues islamistes, s’inspirant du léninisme, ont théorisé une telle stratégie de conquête ; les ordres politiques présentent tous les caractères d’une dictature.
Les islamistes recourent à plusieurs méthodes, violentes ou « douces », pour mener à bien la conquête du monde non musulman ou « l’islamisation » des sociétés non musulmanes : prosélytisme, guerre culturelle, refus des lois et des traditions des pays d’accueil, pressions exercées sur les acteurs politiques, menaces contre des personnalités hostiles à l’islamisme, actions terroristes accompagnées de mises en spectacle conçues comme des actes de propagande.
Les politisations de l’islam, qui prennent souvent la forme de « fondamentalismes révolutionnaires », sont incompatibles avec les sociétés démocratiques. Le rejet de l’islamisme dérive à la fois du spectacle répulsif offert par le terrorisme qui ravage le monde et du refus de vivre dans des dictatures.
L’anti-islamisme n’a rien à voir avec ce qu’on appelle improprement l’« islamophobie », catégorie d’amalgame qui confond la critique intellectuelle des dogmes de l’islam, la critique politique et morale de l’islamisme et l’appel à la haine contre les musulmans.
Les islamistes ont intérêt à faire croire que les anti-islamistes sont « islamophobes », et, plus largement, que tout examen critique de l’islam ou du monde musulman exprime une « islamophobie » plus ou moins dissimulée. Le vrai problème ne tient pas au fait que la menace islamiste ne serait pas reconnue - le déni paraîtrait incongru -, il réside dans la sous-estimation du phénomène. Depuis le début des années 1990, de singuliers prophètes annoncent la fausse bonne nouvelle suivant divers refrains : ceux de l’« échec », du « déclin » ou de la « fin » de l’islamisme radical. Or, en règle générale, ceux qui sous-estiment la menace islamiste sont aussi ceux qui dénoncent « l’islamophobie » avec le plus de véhémence.
L’anti-islamisme est une réaction de défense légitime des sociétés démocratiques ou pluralistes. Les musulmans non islamistes sont diabolisés et menacés par les islamistes, tout comme les musulmans qui ont une attitude critique envers l’islam et appellent à une révision des dogmes ou à une libre interprétation des textes de référence. Les musulmans hostiles à l’islamisme sont les alliés naturels des anti-islamistes non musulmans.
Les anti-islamistes sont des combattants de la liberté, des défenseurs du principe de laïcité. C’est pourquoi ils sont la cible principale des islamistes et de leurs alliés. On peut voir dans ces débats convulsifs fondés sur des questions mal posées l’expression particulière d’une guerre culturelle planétaire."
Comité Laïcité République
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