Revue de presse

"Il n’y a pas qu’en Inde qu’on censure Darwin" (P. Sastre, lepoint.fr , 14 juil. 23)

Peggy Sastre, journaliste scientifique et essayiste. 14 juillet 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"[... En Inde, en 2018, c’était le] ministre de l’Enseignement supérieur, Satyapal Singh, qui, devant un Parlement mi-pâmé mi-médusé, jugeait la théorie de l’évolution « scientifiquement fausse ». Des propos qui avaient déclenché une belle polémique et poussé Singh à préciser sa pensée, sans pour autant rassurer son monde. « Personne, y compris nos ancêtres, et qu’importe que ce soit par oral ou par écrit, n’a jamais fait état d’un singe se transformant en homme, avait-il déclaré à des journalistes. On n’en trouve pas la moindre trace, ni dans les livres que nous avons lus, ni dans les contes que nous ont racontés nos grands-parents. » Sa solution ? Nettoyer les programmes scolaires de tout ce qui pourrait faire croire aux Indiens qu’ils sont « des enfants de singes ».

C’est désormais chose faite. Depuis avril, comme l’a décidé le NCERT, le Conseil national de la recherche et de la formation en éducation, écoliers et lycéens indiens de moins de 16 ans ne croiseront pas Darwin en classe, à moins qu’ils aient opté pour une future spécialisation en biologie. Une mesure qui s’applique à quelque 134 millions de personnes. En outre, selon des informations recueillies par la revue Nature, la purge des programmes cible le tableau périodique des éléments de Mendeleïev, les apports de Faraday à l’électromagnétisme et même le théorème de Pythagore. En bref, tout ce qui risquerait de contrevenir au grand récit nationaliste et suprémaciste hindou a été caviardé.

Le 20 avril, par le biais d’une lettre ouverte publiée au nom de la « communauté scientifique » et signée par près de 2 000 « scientifiques, enseignants, éducateurs, vulgarisateurs et citoyens rationnels », l’association rationaliste indienne Breakthrough Science Society condamnait vivement cette directive, suscitant une vague d’indignation internationale. [...]

Dans un long article publié ces jours-ci par deux biologistes, on retrouve une même préoccupation, exprimée quasiment au mot près. Sauf que les deux scientifiques qui l’ont rédigé – Jerry Coyne, professeur émérite de l’université de Chicago, et Luana Maroja, professeure au Williams College – vivent et travaillent aux États-Unis, et dénoncent la « subversion idéologique de la biologie » à l’œuvre dans notre bon vieux monde occidental.

Certes, la censure (douloureusement) détaillée par Coyne et Maroja n’est pas aussi verticale qu’en Inde, mais c’est bien ce qui la rend encore plus inquiétante, car plus insidieuse et ainsi moins à même de provoquer une condamnation aussi franche et unanime que les mesures prises par le gouvernement Modi. Dans les deux cas, pourtant, le fond de la logique est le même : on fait primer des intérêts politiques sur la science telle qu’elle se fait, s’enseigne et se comprend. [...]

Dans leur démonstration, le premier des six points abordés par Coyne et Majora est à la fois le plus accessible et le plus édifiant : la négation du caractère binaire (mâle ou femelle) du sexe, supplanté par l’idée, désormais familière, qu’il serait un phénomène fluide et s’exprimant tout au long d’un « spectre ».

Une notion fausse, expliquent Coyne et Maroja, parce que « quasiment tous les êtres humains sur terre appartiennent à l’une ou l’autre de ces deux catégories. Votre sexe biologique est simplement déterminé par le fait que votre corps peut produire des gamètes gros et immobiles (les œufs, caractéristiques des femelles) ou très petits et mobiles (les spermatozoïdes, caractéristiques des mâles). Même chez les plantes, on observe la même dichotomie, le pollen produisant de minuscules spermatozoïdes et des ovules portant les gros œufs ».

Et l’on ne parle pas d’une petite différence. Chez les humains par exemple, un ovule a « un volume dix millions de fois supérieur à celui d’un seul spermatozoïde. Chaque gamète est associé à un appareil reproducteur complexe qui le produit. Ce sont les porteurs de ces deux systèmes reproductifs que les biologistes désignent comme “les sexes” ».

Alors pourquoi le sexe est-il désormais si souvent assimilé à un « spectre » ? Parce qu’il existe un « intérêt idéologique », que Coyne et Majora identifient à celui de l’« égalitarisme radical », à « confondre le sexe biologique avec le genre – l’identité sociale ou le rôle sexuel de tout un chacun ». Genre qui, contrairement au sexe, s’exprime effectivement d’une manière plus lâche et diffuse, sur un continuum de traits – tout en suivant une distribution « bimodale », ou en « bosses de chameau ». [...]

Le souci, comme le consignent Coyne et Majora, c’est que « nier la dichotomie du sexe nous empêche de comprendre l’une des généralisations les plus fascinantes de la biologie : la différence de comportement et d’apparence entre les mâles et les femelles. La couleur, l’ornementation, la plus grande taille et les armes des mâles, autant de traits absents chez les femelles. Une différence observée chez des espèces aussi diverses que les cerfs, oiseaux, poissons et phoques, qui est le produit de la sélection sexuelle : le processus, élaboré pour la première fois par Darwin, voyant les mâles entrer en compétition les uns avec les autres pour accéder aux femelles ». [...]

Concrètement, l’occultation de tels faits biologiques fondamentaux nuit à la science de deux manières. Tout d’abord, par voie directe : ce sont des exigences ou des sanctions qui sont imposées aux scientifiques. Coyne et Majora citent des cas de cours retirés à des professeurs, de vies rendues si misérables que la seule « solution » pour les chercheurs aura été d’abandonner le monde universitaire, de licenciements purs et simples, du rejet d’articles scientifiquement tout à fait corrects mais accusés de ne pas respecter la « dignité et les droits de tous les êtres humains » ou encore du classique refus de financements publics.

La seconde voie, évidente, est celle d’un effet de dissuasion. La censure est d’atmosphère : les scientifiques sont empêchés d’étudier ou d’enseigner certaines questions parce qu’ils ont tout simplement peur des conséquences sur leur réputation, leur carrière et même leur vie personnelle. [...]"


Voir aussi dans la Revue de presse les rubriques Inde, Créationnisme, Etats-Unis d’Amérique, Transgenres, Science, Censures à l’université et Sciences Po Paris, campus de Reims dans Enseignement supérieur (note de la rédaction CLR).


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