Note de lecture

I. Roder - L’Ecole face à la sécession des élèves (D. Girard)

par Delphine Girard, professeure agrégée de Lettres classiques, co-fondatrice du réseau Vigilance Collèges Lycées. 18 septembre 2022

[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Iannis Roder, La Jeunesse française, l’école et la République, éd. L’Observatoire, 31 août 22, 224 p.

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Septembre, ce joli mois aux couleurs d’ambre, comme dit Barbara : profs et élèves font leur rentrée comme à l’ordinaire, selon un ballet ritualisé dans lequel chacun reprend sa place tranquillement pour une nouvelle année d’enseignement. Enseigner : docere en latin, « instruire, montrer, faire voir » afin de devenir doctus, docta : celui ou celle qui sait pour « avoir été instruit », parce qu’on lui aura « montré » les choses… En cette rentrée de septembre 2022 donc, rien ne semble différer au sein de la maison Education nationale des vingt ou trente précédentes rentrées scolaires, où chaque enseignant revenait requinqué au sortir de l’été retrouver ces futurs citoyens que la République lui donne pour mission de rendre docti : éclairés, en somme.

Pourtant voilà, chaque été semble laisser dans notre belle institution des grains de sable qui s’accumulent, et rentrée après rentrée, la machine se grippe : c’est le cri d’alarme que nous lance Iannis Roder [1], professeur d’histoire-géographie depuis vingt-trois ans dans un collège d’éducation prioritaire en banlieue parisienne, avec son livre La jeunesse française, l’école et la République aux éditions de l’Observatoire. Depuis plus de deux décennies, nous dit-il, une partie croissante de nos élèves refuse de se laisser instruire, éclairer, de se laisser à proprement parler montrer certaines choses au prétexte qu’elles contreviennent à leurs croyances religieuses, comme les caricatures de Charlie Hebdo, ou parce qu’elles dérogent à leurs codes familiaux ou sociaux, voire plus inquiétant encore, parce qu’ils ne les comprennent tout simplement pas.

Cette fracture générationnelle de notre société a violemment jailli aux yeux de tous le jour de l’assassinat abominable de Samuel Paty, un professeur d’histoire-géographie lui aussi engagé avec ferveur dans sa mission. « J’ai cru que c’était vous ! », avait alors lancé un élève à Iannis : « vous [aussi] nous parlez des valeurs de la république, de la liberté d’expression, de la place des religions »… Sans doute avait-il bien compris, en effet, qu’à travers ce professeur, c’était l’institution-même qui était visée : son discours laïque et émancipateur, l’affirmation de son universalisme, la transmission de son héritage républicain. Or, sans cautionner la violence de l’acte, une partie de la jeunesse française se retrouve aujourd’hui dans cette hostilité, se défie de l’Ecole, rejette notre laïcité qu’elle ne comprend guère et ne se reconnaît plus dans les lois républicaines : mêlant au riche récit de son expérience d’enseignant son analyse pédagogique et politique, Iannis Roder expose avec une limpidité remarquable comment et pourquoi ces jeunes en sont venus à faire sécession.

Sans se limiter à des poncifs sociologiques ni aux généralités rebattues sur notre système scolaire, il rend au sujet toute sa complexité, à commencer par la sempiternelle question de la baisse du niveau de nos élèves. Comme pour la montée du communautarisme à l’école, il ne s’agit pas de nier une vérité criante et dénoncée avec raison, mais d’en distinguer les contours précis et d’en rechercher les raisons multiples : le niveau baisse, mais pas partout ni chez tout le monde. Si les enfants des milieux les plus populaires issus des quartiers difficiles perdent d’année en année en richesse d’expression, et par là même en capacité de compréhension et donc d’ouverture au monde extérieur, ceux des milieux plus favorisés en revanche sont beaucoup moins concernés par cette évolution. De fait, les jeunes issus de l’immigration concentrent les difficultés – sociales, culturelles, économiques… –, et il est bien difficile pour Ecole de les palier toutes, mais ils pâtissent surtout d’un enfermement sociologique qui les rend de plus en plus imperméables à d’autres façons d’appréhender le monde et renforce une logique d’archipel délétère (mon groupe d’intérêt, ma communauté) : faute d’une vraie mixité sociale, il n’est pas rare pour ces élèves de ne jamais croiser de pairs qui pensent différemment.

De même, à l’école des réseaux sociaux, le jeu des algorithmes les persuade trop aisément qu’une majorité de gens pensent bel et bien comme eux. Dans un monde de l’immédiateté permanente, où les ingénieurs de Google tablent sur neuf secondes de concentration chez un collégien, le vocabulaire s’appauvrit sans cesse, et nos élèves semblent n’avoir plus assez de temps pour appréhender les concepts qui leur sont présentés : dès lors, le professeur n’est en somme qu’un informateur parmi d’autres, dont le crédit n’est pas plus acquis qu’un youtubeur connu ou l’animateur d’un medium populaire... Dans ce contexte pourquoi la Shoah ne constituerait-elle pas une comparaison opportune pour dénoncer le Pass sanitaire ? Pour combattre ces contresens et les contrevérités véhiculées sur internet, l’Ecole doit permettre la construction longue d’une pensée réfléchie, et pour ce faire, il lui faut investir massivement dans le primaire, où se joue l’acquisition de la langue, instrument de la pensée.

Sans cette maîtrise du langage en effet, comment réconcilier avec la république toute cette frange de notre jeunesse que nous décrit Iannis Roder, indifférente à la chose publique, défiante envers les politiques, soumise au grand retour du religieux comme élément fédérateur dans des banlieues françaises où les lois laïques, la notion d’égalité des sexes ou de libertés individuelles ne semblent plus prévaloir sur les prescriptions religieuses ; cette jeunesse par ailleurs si sensible au wokisme et aux influences d’un modèle anglo-saxons profondément éloigné du nôtre : tout comme aux États-Unis ou en Angleterre, « l’idée d’un espace partagé invisibilisant les appartenances religieuses n’est plus envisagée ou envisageable pour une partie conséquente des jeunes. Marquer son appartenance religieuse et donc communautaire devient ainsi indépassable pour une partie de la jeunesse et elle n’a pas à être mise en suspens, même le temps de l’école. »

Du reste, et c’est là un autre aspect du problème qui à l’avenir s’avèrera sans doute déterminant, ce tropisme n’épargne guère une partie des jeunes enseignants : nombre d’entre eux, soit par perméabilité à cette culture plus « libérale », soit par ignorance de notre histoire et de nos principes laïques, sont de plus en plus réticents à enseigner et faire respecter la laïcité à l’école. Plus grave : depuis plusieurs années – et plus encore depuis l’assassinat de Samuel Paty – une majorité d’enseignants reconnaît s’auto-censurer en classe sur tous les sujets liés à la laïcité, à la liberté d’expression et aux religions en général, afin d’éviter les situations potentiellement litigieuses et les réactions véhémentes de certains élèves auxquelles ils s’avouent incapables de répondre. La peur et le renoncement ont donc fini par gagner nos salles de classes…

Face à pareils défis, notre institution n’est cependant pas sans armes : un grand plan de formation à l’enseignement de la laïcité, lancé par le ministère de l’Education nationale en septembre 2021, constitue un début de réponse et de riposte. Mais si la formation des futurs enseignants à ces problématiques est indispensable, elle ne suffira pas à faire l’économie d’une véritable politique de revalorisation du métier d’enseignant, de ses conditions de travail et de son salaire. Car il faut bien plus de temps pour faire un républicain que pour faire un croyant : aussi, si mixité, ambition pédagogique et formation sont assurément des clés, seules la ténacité et l’attachement à nos valeurs républicaines, à leur affirmation, à leur promotion et à leur transmission nous permettra d’assurer la relève et la survie de notre modèle. « L’école peut et doit s’améliorer pour faire en sorte que la République, parce qu’elle fait le pari de la liberté et de l’intelligence, apparaisse comme le meilleur des modèles, et la démocratie représentative comme un socle indépassable. »

Delphine Girard

[1Professeur agrégé d’histoire-géographie, directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean Jaurès, Secrétaire adjoint du Conseil des sages de la laïcité, auteur notamment de Sortir de l’ère victimaire : pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, éditions Odile Jacob, 2020, et co-auteur de Les Territoires perdus de la République (coll), Mille et une Nuits, 2002.



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