Revue de presse / tribune

Gérald Bronner : « La liberté comme une déclaration d’indépendance mentale » (L’Opinion, 13-14 mai 22)

Gérald Bronner, universitaire. 14 mai 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"Tous les récits d’incarcération – et que l’on se souvienne par exemple du magnifique Joueur d’échecs de Stefan Sweig – rappellent que même lorsque quatre murs se referment sur nous et que nous sommes privés de toute autonomie, notre esprit demeure une imputrescible citadelle de liberté. Du moins est-il la dernière et seule ressource lorsque l’on nous a privé de tout. Pour autant, cette liberté de penser est aussi la chose la plus fragile qui soit car ce cerveau qui nous permet de nous évader même lorsque nous sommes reclus peut subir toutes sortes de contraintes dont nous ne prenons pas toujours conscience. Nous nous croyons libres dans l’ignorance des causes qui nous déterminent, affirmait Spinoza.

Les réseaux sociaux pullulent d’individus qui prétendent penser par « eux-mêmes ». Ils ignorent, en s’exprimant ainsi, qu’ils exhibent la cécité concernant leur servitude plutôt que leur indépendance d’esprit. Nous qui sommes des singes nus, nous ne pouvons en réalité penser par nous-mêmes et toute l’histoire des enfants sauvages – ceux qui, par le hasard de leur histoire, ont grandi sans aucune interaction avec des humains – nous rappelle cet enseignement. Sans l’aide des autres, nous ne serions même pas capables de parler ou de conceptualiser le monde. Et même lorsque nous bénéficions d’une éducation, ce que nous savons par nous-mêmes tient dans le creux d’une main, le reste nous le devons aux autres.

Si nous ne pouvons pas penser par nous-mêmes, est-il pour autant impossible de penser plus librement  ? Si nous avons besoin des autres pour penser, rien ne nous contraint à assujettir nos points à celui des autres. Ainsi, la crainte de déplaire peut durablement altérer notre indépendance mentale. C’est pourquoi les ambiances d’intimidation morale que nous connaissons aujourd’hui, celles qui vous font prendre le risque d’être classé dans le camp du mal à la moindre incartade, sont de nature à réveiller le couard qui est en nous : celui qui ne veut pas déplaire. A l’inverse, celui qui veut plaire est tout aussi redoutable. On n’est pas plus libre à vouloir être applaudi qu’à craindre d’être détesté.

Mais plus que tout, pour atteindre à une certaine déclaration d’indépendance mentale, ce n’est pas seulement contre l’avis des autres qu’il faut être capable de penser mais – comme nous l’apprit Descartes – contre soi-même et ses fausses intuitions. C’est que notre raison est incarcérée par trois conditions au moins qui nous empêchent de penser librement.

  • La première de ces conditions peut être dite dimensionnelle : les informations que nous recevons sur les choses et qui nous permettront de les concevoir sont liées à notre position dans l’espace et dans le temps. Le risque qui pèse sur notre jugement est alors de se faire une idée sur le monde en fonction du minuscule échantillon de réel auquel nous avons accès.
  • La deuxième de ces conditions relève des limites culturelles qui pèsent sur notre rationalité. Les systèmes de représentations que nous apprenons par socialisation nous aident à comprendre le monde, mais il arrive assez souvent que ces représentations constituent aussi un obstacle entre nous et le monde. Nous sommes porteurs de stéréotypes, d’idées toutes faites et, souvent, notre impression de savoir s’oppose à la possibilité même de la connaissance des choses.
  • Enfin, la troisième limite est celle qui a trait à notre cognition et aux défaillances de quelques-unes de nos inférences. Certaines de nos idées fausses sont la conséquence du fonctionnement « normal » de notre esprit. Beaucoup des erreurs de jugement qui nous asservissent viennent de la confiance excessive que nous accordons à nos routines mentales. La vie quotidienne nous confronte souvent à des situations dont la complexité excède, sur le court terme, nos capacités cognitives. Nous pouvons alors céder à des raisonnements captieux intuitivement satisfaisants, mais qui conduisent à des idées fausses.

Ces obstacles ne sont pas indépassables, mais ils contraignent ceux qui veulent faire leur déclaration d’indépendance mentale à une forme de vigilance qui s’éduque et demande beaucoup d’efforts. Pour penser au plus près de la liberté, il est nécessaire de se méfier de tous les processus de fossilisation de la pensée. Il faudrait révoquer en doute, souvent, les premières idées qui nous viennent sur un sujet ou du moins accepter le péril de pouvoir, s’il le faut, les abandonner. Cette disponibilité au monde est le contraire même de l’idéologie, laquelle sait avant de voir, juge avant d’évaluer et condamne avant d’envisager.

Notre environnement informationnel est, de ce point de vue, l’un des plus grands défis que doit relever celui ou celle qui aspire à la déclaration d’indépendance mentale. Les fièvres qui parcourent sans discontinuer les réseaux sociaux sont les symptômes de l’empire idéologique : nous nous indignons sans vraiment savoir, sans vraiment lire. Lorsque les faits nous paraissent confirmer ce que nous prétendons connaître déjà, nous sommes sur des rails narratifs qui sont le contraire même de la liberté de pensée. A-t-on jamais vu une locomotive – et que dire des wagons  ?- librement parcourir les prairies  ?

Dans toutes ces hordes numériques qui enserrent désormais notre quotidien, combien d’individus sont disponibles à l’inattendu  ?"

Lire "« La liberté comme une déclaration d’indépendance mentale » – par Gérald Bronner".


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier L’Opinion, 9e anniversaire : La liberté, notre combat (13-14 mai 22) (note du CLR).


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