(Le Figaro, 14 août 24) 25 août 2024
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Geneviève de Gaulle, une foi mystique à l’épreuve des camps de concentration nazis
La nièce du général de Gaulle, résistante de la première heure, a été déportée au camp de concentration de Ravensbrück, une épreuve qui a déterminé ses engagements associatifs pour le reste de sa vie.
Par Mayeul Aldebert
« En entrant dans le camp, c’était comme si Dieu était resté à l’extérieur. » Dans le froid glacial, le 2 février 1944, Geneviève de Gaulle, la nièce du général français réfugié à Londres, franchit l’imposante porte du camp de concentration de Ravensbrück, littéralement « le pont aux corbeaux », au nord de Berlin. Le vent est glacial. Les projecteurs balaient la nuit au-delà des grillages qui clôturent le camp de mort. Ici, les 150 000 femmes prisonnières ne sont plus que des ombres dans les coulisses noires du régime nazi.
Arrêtée à Paris quelques mois plus tôt, la résistante de 24 ans pouvait-elle imaginer à quel point le régime nazi était mortifère ? Entre ces barbelés, la détresse est ce qui meurt en premier, expression trop humaine qui a fui les visages que rencontre Geneviève en avançant vers son baraquement. « Ces êtres, encore vivants, n’avaient plus de regard. J’aurais dû éprouver de la compassion, ce qui m’atteignait, c’était le désespoir », écrit-elle (1). Le camp, c’est l’espérance tuée au plus profond du cœur.
Dieu a-t-il abandonné les hommes ? C’est le premier sentiment de cette catholique fervente confrontée au pire. Au fond d’elle-même cependant, elle possède une force inouïe, dont elle ne soupçonne pas encore la vraie nature. Comment pourrait-elle deviner qu’au cœur même du plus grand projet de destruction que l’homme ait jamais construit, elle découvrirait une petite lumière bien vive ? Geneviève de Gaulle est entrée en Résistance après la défaite historique de la France. Mais, sa vraie résistance, la résistance spirituelle, ne fait que débuter.
Résistance des premiers jours
La nièce de Charles de Gaulle a grandi, comme son oncle, dans une famille catholique très pratiquante. Elle vit une partie de son enfance en Allemagne, où elle apprend la langue et lit Mein Kampf. En 1939, elle entame des études d’histoire. Mais, dès la débâcle, elle choisit d’entrer en Résistance, suivant immédiatement le combat du frère de son père. « Ce qui était inacceptable, c’était l’humiliation, la lâcheté, c’était le fait qu’on ne se battait pas, qu’on prenait le parti de se soumettre sans coup férir à la loi d’un vainqueur qui n’était d’ailleurs pas le vainqueur. On doit se battre jusqu’au bout contre un ennemi pareil », témoignera-t-elle.
La résistance est un acte de patriotisme autant qu’un acte de foi. « Chez elle, la religion est déterminante : elle ne la met jamais en avant, mais elle sous-tend toute l’attitude et la rectitude morale qu’elle adopte contre un régime paganiste et antireligieux », explique Frédérique Neau-Dufour, historienne et auteur d’une biographie (2).
Sous le nom de Germaine Lecomte, l’étudiante imprime et distribue des tracts contre le régime de Vichy. Elle rejoint la Sorbonne, à Paris, où elle poursuit ses actions dans le réseau du Musée de l’homme avant de rejoindre l’organisation Défense de la France. Ce mouvement édite, dans les sous-sols de la Sorbonne, le plus important journal de la presse clandestine, pour lequel elle écrit notamment deux articles afin de faire connaître son oncle réfugié à Londres et le sens de son combat.
Trahison et arrestation
Le 20 juillet 1943, à Paris, Geneviève se dirige confiante, vers la librairie religieuse et royaliste Au vœu de Louis XIII, dans le 6e arrondissement de Paris. C’est ici que transitent les courriers, les documents sensibles, les faux papiers ou encore les ordres des responsables du réseau Défense de la France. Comme des dizaines de jeunes Parisiens qui poussent régulièrement la porte de la librairie, Geneviève est sans doute venue pour récupérer un document ou en délivrer un. Hélas, ce jour-là, une taupe a parlé. Un jeune étudiant en médecine a vendu ses camarades à la Sûreté générale du gouvernement de Vichy.
Quand elle pénètre dans la boutique, Geneviève découvre, surprise, deux policiers français en uniforme qui l’attrapent aussitôt. L’un d’eux, le tristement célèbre collaborateur Pierre Bonny, traque les résistants et les Juifs pour le compte de la Gestapo. Geneviève lui présente ses faux papiers, qui ne leurrent pas le cruel Bonny. Tête haute, voix ferme, elle énonce alors fièrement son identité. Elle est la nièce du général de Gaulle.
En face, derrière le comptoir, la libraire a quelques secondes pour griffonner un mot avant d’être embarquée également. « Je pars… Haut les cœurs… Je suis avec la Providence. » Cette phrase, Geneviève de Gaulle aurait pu l’écrire également. De Fresnes à Compiègne et jusqu’à Ravensbrück, la prière ne la quitte jamais.
Les amitiés de Ravensbrück
Elle connaît la déportation, dont la déshumanisation a tant été racontée après la guerre. Entassées dans des wagons à bestiaux, elles sont 1000 femmes à subir un long voyage de trois jours et deux nuits, sans boire, sans pouvoir s’allonger, et sont finalement accueillies par les cris des SS : « Saubande », qui veut dire « bande de truies », et l’aboiement de leurs chiens.
Rapidement, les nouvelles prisonnières sont entièrement rasées et envoyées dans leur baraquement, où elles ont jusqu’à une seule paillasse pour trois. Un triangle rouge pour « internée politique » est cousu sur le vêtement de Geneviève. Tout comme sur celui d’une autre prisonnière, dont elle fait la connaissance très vite : Germaine Tillion. Les deux femmes ne peuvent se douter que soixante-dix ans plus tard, elles entreront au Panthéon de la République. Dans le camp, les liens qui se construisent entre les déportées sont éternels, comme cette amitié avec une autre résistante, Jacqueline d’Alincourt ou encore d’Anise Postel-Vinay, arrêtée par la Gestapo dès le mois d’août 1942.
Celle-ci écrit justement : « J’aperçus alors, par-dessus les marées de tête, juchée sur un tabouret, une petite silhouette très maigre, au visage déjà gris des prisonnières de Ravensbrück. » Dans le bloc des sanitaires, Geneviève de Gaulle décrit les exploits de cette Résistance en France qui bouillonne encore dans ses veines. « Dieu ! que cette camarade nous a fait du bien ! », raconte Anise.
La dernière lueur de la foi
Outre leur résistance passée en France, les prisonnières partagent surtout une foi très profonde. Dans l’enfer du camp, elles prient ensemble, comme une nourriture quotidienne qui leur permet de vivre encore un peu plus. « Dieu, dans le camp de concentration, est à la fois immédiat et infiniment lointain », explique Frédérique Neau-Dufour. « Jacqueline avait une très belle voix, elle chantait les cantiques dans le baraquement. »
Jamais Geneviève n’arrête de prier. Parfois elle doute. Toujours elle interpelle, comme ces quelques lignes, qu’elle écrit en 1946 : « Quelques-unes disaient leur chapelet dans un coin de dortoir, comme des enfants perdus qui crient maman dans le noir et rien ne répond. Ils sont seuls. (…) Prier ? Et où trouver des mots pour Dieu dans cette misère ? Que prient ceux qui ont le temps, dans le silence. J’ai les oreilles et la bouche pleines d’une clameur de désespoir. (…) Où est-ce, Seigneur ? Où passe-t-elle pour aller jusqu’à vous, cette voix issue de la plus immense misère ? Sommes-nous exclus du monde des saints, nous qui luttons dans la faim et la vermine, la crasse et la fatigue, nous les déchus, nous les pauvres gens ? »
Ce cri du cœur est sans doute la plus belle prière de Geneviève. Il ressemble étrangement au psaume XXI, annonciateur de l’agonie du Christ sur la croix. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Le salut est loin de moi, loin des mots que je rugis. Mon Dieu, j’appelle tout le jour, et tu ne réponds pas. » Ce cri du cœur, Geneviève l’écrit aussi, cinquante ans plus tard, intact, dans sa Traversée de la nuit. Elle accouche de ce texte d’une centaine de pages en quelques jours seulement, où le souvenir vivant de Ravensbrück plonge dans l’univers cru du camp.
La terreur du bunker
On y retrouve la souffrance et la misère des jours qui passent. Affectée à l’atelier de couture du camp, où elle doit trier les uniformes « déchirés, ensanglantés, grouillant de vermines » venus du front russe, Geneviève est battue quotidiennement à la matraque par le SS Syllinka. Un jour, le même officier tue, à coups de battoir, une détenue coupable d’avoir essayé de laver son linge au robinet d’eau de l’atelier.
Geneviève raconte surtout son isolement au bunker. En octobre 1944, elle est placée dans un cachot, dans le sous-sol humide du bunker du camp, où sont emmenées généralement les prisonnières qui doivent être exécutées. Geneviève ne le saura pas qu’après sa libération, mais Himmler en personne a donné cet ordre. Il veut garder la nièce du général en vie pour constituer une éventuelle monnaie d’échange avec le chef de la France libre et alors que le Reich recule sur tous les fronts.
« C’est la seule fois où elle doute de Dieu, quand elle est séparée de ses camarades », explique Frédérique Neau-Dufour. Si elle possède une couverture, un siège d’aisances et un robinet, Geneviève ne sort que trois fois de cellule en quatre mois. Et rien ne sera plus dur que cette nuit de Noël que les SS choisissent cruellement pour infliger la bastonnade aux prisonnières du bunker. Les coups de schlagues fusent ainsi que les gémissements. Geneviève prie, mais « ce n’est même pas un silence qui me répond, c’est la misérable rumeur de ma détresse », écrit-elle dans sa Traversée de la nuit.
La libération
Tous ne reviendront pas, comme cette religieuse orthodoxe, Mère Marie Skobtsova, qui choisit, quelques jours avant l’arrivée de l’Armée rouge, de prendre la place d’une femme juive pour être conduite dans les chambres à gaz. Geneviève de Gaulle est quant à elle libérée le 20 avril 1945 via des tractations de la Croix-Rouge. À 24 ans et 44 kg, elle récupère pendant de longues semaines dans la grande villa de Neuilly, où loge le chef du gouvernement provisoire avec sa femme, Yvonne, et leur petite Anne. C’est là qu’elle raconte à son oncle, des heures durant, le long calvaire des camps.
Commence alors sa seconde vie. Cette vie d’héroïne de la Résistance, de témoin des camps, mais aussi d’épouse et de mère. Et puis, surtout, d’infatigable militante à ATD-Quart Monde, association de lutte contre la pauvreté, dans la juste continuité de ses longs mois de déportation, et dans la suite logique de sa foi chrétienne éprouvée à Ravensbrück. « On a découvert après sa mort, dans ses correspondances, une foi très mystique, témoignant d’une présence de Dieu dans sa vie de tous les jours », rapporte Frédérique Neau-Dufour. Véritable moteur de sa Résistance, cette force spirituelle et cette vie intérieure ont été sans conteste le fil conducteur de son existence.
1. « La Traversée de la nuit », Points.
2. « Geneviève de Gaulle-Anthonioz, l’autre de Gaulle », Éditions du Cerf.
Voir aussi tout le dossier Le Figaro "Figures de la Résistance chrétienne" (août 24) (note de la rédaction CLR).
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