Note de lecture

G. Pitron - Derrière le smartphone-doudou, des monstres (G. Durand)

par Gérard Durand. 6 janvier 2022

[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Guillaume Pitron, L’Enfer numérique, éd. Les Liens qui libèrent, sept. 2021, 352 p., 21 €.

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Guillaume Pitron est journaliste au Monde diplomatique. Il est peu connu que ce soit par le grand public, ou même la plupart des milieux intellectuels, plus familiers, en matière de climat, avec les déclarations fracassantes qu’avec les études de fond.

C’est pourtant l’objectif que s’est donné Guillaume Pitron. Travailler au plus profond. Il nous l’a démontré dans son premier livre La Guerre des terres rares (2019). L’idée en est simple : nous expliquer comment le développement du numérique et le fonctionnement de ces petits objets du quotidien que nous avons dans nos poches ne peut être possible que par l’exploitation minière intensive de certaines régions où se trouvent ces terres rares. Comment il faut parfois creuser et filtrer des centaines de tonnes pour trouver un petit kilo de ces très précieux métaux. Comment aussi cette rareté rend les économies évoluées dépendantes du bon vouloir de quelques pays.

Ce nouvel ouvrage, tout comme le précédent est comme un grand coup sur la tête car il remonte plus loin en englobant l’ensemble de l’industrie de l’information et sa recherche insatiable de données sur les individus. Industrie qui se veut légère, quoi de plus simple en effet que le « like » que l’on envoie pour approuver une image, un texte ou un discours et qui se définit par un vocabulaire soigneusement choisi, quoi de plus léger qu’un « cloud » pour stocker vos photos d’anniversaire ou les premiers pas du petit dernier !

La réalité est que nous utilisons les services d’une industrie lourde, grande dévoreuse de capitaux, de matériaux précieux, d’énergie et fatalement génératrice colossale de multiples pollutions. L’industrie du numérique consomme déjà 10% de l’électricité produite sur la planète et produit 4% du CO2, son expansion est exponentielle. En 2025 elle consommera 20% de l’électricité et rejettera 7,5% du CO2. L’une des annexes du livre nous montre les parts de métaux rares produits dans le monde qu’elle consomme, entre autres et parmi les 54 composants de nos smartphones, 70% du gallium pour ses circuits intégrés, 80% de l’indium pour ses écrans plats etc... Un monstre dévoreur de ressources fossiles.

L’enquête a duré deux ans et nous fait faire le tour du monde, de l’Estonie, pays le plus numérisé, aux Appalaches ou l’on rase le sommet des montagnes pour en extraire le charbon qui permettra aux centrales électriques de produire électricité et CO2, en passant par les Emirats Arabes Unis et leurs smart cities prétendument écologiques (ce qui est très contesté) mais hyper connectées, pour arriver en Chine.

Parlons justement de ces data centers, on en compte environ trois millions dans le monde, la grande majorité ne dépasse pas 500 m2 mais certains touchent au gigantisme ; le plus grand, situé en Chine au sud de Pékin occupe 600.000 m2, soit la taille de 110 terrains de football. Tous consomment de grandes quantités d’électricité, pour alimenter les serveurs, mais surtout pour les refroidir, car l’accumulation de ces appareils, fonctionnant 24 h sur 24 génère une forte chaleur qu’il convient de réduire au risque de voir l’ensemble s’arrêter de fonctionner. C’est ainsi que l’on voit se construire la plupart des nouveaux centres dans les pays du Nord.

L’industrie du numérique ne fonctionne en fait que sur quelques principes majeurs.

  • La dissimulation. A l’heure ou un nombre de plus en plus important de personnes et d’Etats prennent conscience que la préservation des ressources naturelles et de l’équilibre des biosystèmes planétaires devient une question de survie pour l’humanité, les industriels du numérique vont tout faire pour apparaitre comme des protecteurs de l’environnement. Les données sont préservées dans un nuage presque immatériel, les appareils sont soumis aux meilleurs designers afin qu’ils séduisent par l’harmonie de leurs formes et là encore leur légèreté. Mais il y a aussi l’art de dissimuler la manière de capter les données des utilisateurs sans que ceux-ci y voient malice. Nous reviendrons sur ce point, mais tout ce que nous venons de souligner, exploitation minière, consommation insensée de ressources..., est soigneusement caché. A un point tel que très souvent ces tâches sont confiées à des filiales pour ne pas faire ressortir le nom du vrai responsable.
  • Le gaspillage. La conception des appareils, nous l’avons vu, rend nécessaire l’emploi d’un grand nombre de métaux différents, mais chacun de ces terminaux n’en contient que quelques grammes, ce qui rend quasi impossible le recyclage de ces très précieux matériaux. Pour faire bonne mesure, ces appareils sont sciemment soudés afin de ne pas être réparables. Ce n’est que depuis très peu d’années que l’on peut avoir accès à la « machinerie » de certains éléments, de certains modèles pour remplacer une pièce défaillante. L’obsolescence programmée fait partie intégrante du système, quand elle ne concerne pas les appareils eux-mêmes où elle est trop visible, elle passe par le jeu des logiciels. Vous ajoutez quelques lignes et paf, ils ne fonctionnent plus que sur le dernier modèle que vous devez vous empresser d’acheter. Il y a de plus les aléas politiques : quand la Chine interdit sur son territoire l’usage de tout appareil non chinois, des millions de terminaux d’origine étrangère parfois très récents partent illico à la poubelle.
  • La fragilité. Le cauchemar de tout industriel du numérique est l’interruption du service. Le client, habitué à une réponse instantanée, ne pouvant tolérer une coupure de quelques secondes. Il faut donc multiplier les doublons et leur permettre de se mettre en service pendant ces quelques secondes en remplacement du réseau défectueux. Encore plus de connexions, de serveurs, de data centers etc. L’importance des liaisons entre les centres est donc majeure. Là interviennent les câbles sous-marins. Pas plus gros qu’un tuyau d’arrosage mais portant des fibres optiques sur des dizaines de milliers de kilomètres, ils jonchent le fond des mers du globe. Pour assurer leur entretien et leurs éventuelles réparations, des flottes de navires spécialisés se sont constituées et travaillent à partir de cartes précises, qui ne peuvent être confidentielles. En cas de conflit, le premier souci des belligérants sera de les couper pour rendre l’adversaire aveugle. Les doublements n’assurent pas, loin de la, une totale sécurité. La Russie l’a montré en coupant ces câbles lors de l’invasion de l’Ukraine.
  • La voracité. Impossible de terminer cet ouvrage sans se demander où nous conduit cette industrie. Guillaume Pitron nous répond par des exemples simples. A l’inutile et à la manipulation des peuples. A l’inutile quand des milliards sont consacrés à faire faire à des touristes milliardaires deux tours de terre dans l’espace. A la manipulation des peuples par l’accumulation permanente de données sur les individus. Plusieurs pages sont par exemple consacrées aux trottinettes électriques. D’une qualité incertaines, la plupart d’entre elles sont conçues pour ne durer que quelques mois. Leur exploitation est donc déficitaire de façon structurelle, et pourtant des dizaines de sociétés se battent pour obtenir des villes des concessions d’exploitation. La clé de ce mystère réside dans la collecte des données. Chaque fois que vous empruntez l’un de ces engins, son exploitant recueille sur vous et vos habitudes un grand nombre d’informations. Il vous identifie, il sait à quelle heure vous avez fait ce déplacement, pour aller où et avec quelle fréquence. Si vous partez du même endroit chaque jour à la même heure, ne vous étonnez pas de recevoir une heure avant des publicités pour tel ou tel petit déjeuner, ou encore avant d’autres pubs pour tel ou tel gel douche. Cela vaut de l’or et mérite bien quelques pertes sur l’exploitation matérielle des engins.

Ce livre nous place au cœur de la folie des hommes et du système économique dans lequel nous vivons. Achetez-le et gardez-lle précieusement dans votre bibliothèque. Je prends le pari que vous y reviendrez souvent dans les années qui viennent.

Gérard Durand



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