Note de lecture

G. Georges et A. Azouvi : Sous l’eau qui dort, la guerre scolaire

par Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République. 13 juin 2016

Guy Georges et Alain Azouvi, La guerre scolaire, ed. Max Milo, 336 pp., 18 €.

Méfions-nous de l’eau qui dort, fût-elle bénite. La guerre contre l’école républicaine, après avoir été brutale, s’est révélée au fil des dernières années, plus feutrée, masquée, pernicieuse, au point de donner à certains le sentiment qu’elle serait désormais dépassée. Et pourtant, quelle efficacité ! L’Eglise, pour avoir changé de méthode, n’a en rien abandonné son projet de reconquête du terrain concédé depuis la loi de séparation. Mais le préjugé est tel que ceux qui en doutent sont suspects de vouloir "rallumer la guerre scolaire". Aussi, sous la pression, pratiquement aucun responsable politique n’ose prendre le risque de poser la question. Pourtant, si la guerre scolaire a changé de forme, elle n’en est que plus redoutable pour l’école de la République, comme le démontrent méticuleusement Guy Georges, ancien secrétaire général du Syndicat National des Instituteurs, et Alain Azouvy, économiste à l’Insee, dans leur ouvrage La guerre scolaire, publié aux éditions Max Millo.

Ne pouvant attaquer frontalement la loi de séparation, l’Eglise a obtenu au fil des ans l’adoption de mesures qui, petit à petit, vident la laïcité de son contenu pour en faire "une coquille vide". "Le moment venu, dévitalisée, elle tombera comme un fruit mûr". Ainsi prend forme le projet d’une évolution communautariste de l’enseignement et de la société, écrivent les auteurs.

La démonstration est rigoureuse, fouillée, argumentée. L’Eglise catholique et le parti clérical, selon les mots de Victor Hugo, ont livré bataille contre l’école publique depuis sa création. En 1905 le budget des cultes est supprimé. Les députés qui votent cette loi de séparation font preuve d’un courage politique et d’une audace qui leur vaudront d’être excommuniés. Il s’agit alors de concrétiser les principes des Lumières, de Condorcet en particulier, de faire en sorte "qu’aucune autorité ne gouverne l’enfant hors de sa propre raison". Ni celle de dieu, ni celle de César. L’objectif, à l’époque, est clairement de libérer l’enseignement de la tutelle ecclésiastique. Depuis, les mots ont été retournés contre eux-mêmes. Et l’enseignement dit libre désigne paradoxalement celui qui ne l’est pas.

C’est Pétain, par la loi du 2 novembre 1941, qui rétablit le financement public de l’enseignement catholique et qui supprime les écoles normales d’instituteurs. Ce sera ensuite une longue série de reculs : décret Poinso-Chapuis, lois Marie et Barangé, loi Debré, loi Guermeur, accords Lang-Cloupet, jusqu’à la loi Carle qui, sous le précédent quinquennat, instaure la parité en matière de financements publics entre écoles privées et publiques. L’Eglise a gagné la bataille financière, écrivent les auteurs.

Mais il ne s’agit pas seulement de gros sous. La loi Debré, véritable "sésame ouvre-toi" du financement public au privé, avait provoqué une pétition d’opposition rassemblant 11 millions de signatures et suscité en réaction le fameux serment de Vincennes par lequel les forces progressistes et laïques s’engageaient à abroger cette loi. Mais même Michel Debré posait des limites au financement du privé, déclarant qu’ "il ne serait pas concevable qu’à côté de l’édifice public de l’Education nationale, l’Etat participe à l’élaboration d’un autre édifice qui lui serait en quelque sorte concurrent et marquerait la division absolue de l’enseignement en France". Soixante ans plus tard, c’est chose faite. Le dualisme scolaire est désormais institué. "On est bien loin de l’esprit et de la lettre de la loi initiale", commentent les auteurs. Pour un peu, on en regretterait la loi Debré !

Alors que la fracture sociale et culturelle s’aggrave dans le pays, ce dualisme scolaire nourrit la montée des communautarismes. En 2012, 93 % des près de 8000 établissements sous contrat relevaient du réseau catholiques. Depuis, les autres communautés religieuses se sont engouffrées dans cette brèche. La Fédération de l’enseignement privé musulman, créée en 2014, revendique, au demeurant légitimement, les mêmes privilèges pour ouvrir des lycées religieux dont certains ne sont pas sans poser de sérieuses "difficultés" comme en témoignent les inspections menées cet hiver.

Au delà de la promotion de son école, l’Eglise s’implique fortement au sein de l’enseignement public lui-même. En témoignent les polémiques incessantes sur les programmes et sur les manuels scolaires. En 1882 l’Eglise partait en guerre contre les livres d’instruction publique. Tout récemment, "l’ABCD de l’égalité" a suscité les foudres de l’enseignement catholique.
Les crispations ressurgissent également concernant les établissements privés hors-contrat. La ministre Najet Vallaud-Belkacem, prenant la mesure des "risques de radicalisation", notamment de voir se développer "des enseignements trop lacunaires, voire attentatoires aux valeurs républicaines", a déclaré courageusement son intention de soumettre la création de tout nouvel établissement à une autorisation préalable. Immédiatement, le dirigeant de l’enseignement catholique en a appelé au chef de l’Etat comme si la liberté de pratiquer sa religion était menacée ! Lequel a répondu qu’"il s’agit seulement de répondre aux difficultés constatées dans certains lieux d’enseignement au détriment des enfants" (Le Monde daté du 10 juin 2016). On imagine les pressions qui s’exercent sur le pouvoir.
N’en va-t’il pas de même du délit de blasphème et de l’enseignement religieux obligatoire dans les lycées publics en Alsace-Moselle, dont le Collectif des associations laïques réclame l’abrogation ? A quelques coudées de l’élection présidentielle, comme au temps du roi Henri, Paris vaut-il une messe ?

Si la guerre ouverte a cessé, la guérilla de l’ombre se poursuit. L’Eglise n’a rien abandonné de sa volonté de former les enfants à sa vision du monde. Subtilement, elle avance en mettant en avant la "liberté religieuse" en lieu et place de "la liberté de religion". La liberté de pratiquer un culte s’est ainsi transformé en un droit, quasiment supérieur à la liberté de conscience, pouvant, le cas échéant, récuser les lois civiles. Ainsi, au nom de cette liberté religieuse, l’Enseignement catholique, financé par l’Etat, s’est-il fortement impliqué dans la mobilisation contre le mariage pour tous.
Cette guerre scolaire révèle qu’en dépit d’évolutions et de débats internes, l’Eglise poursuit sa lutte contre la sécularisation de la société et l’autonomie des individus. Jean Paul II, Benoit XXI avaient été clairs sur la pérennité de cet engagement fidèle aux conceptions les plus conservatrices. Le pape François, auquel on prête une volonté d’ouverture, n’en a pas moins dénoncé récemment "trop de laïcité dans la société".

Quant au parti clérical, il demeure présent et actif. Le code de l’éducation prévoit que toute commune doit être pourvue au moins d’une école élémentaire publique, là où la population scolaire le justifie. Six cents communes seraient néanmoins dépourvues d’école publique. Pourtant, même avec la gauche au pouvoir, il demeure impossible d’ouvrir un collège public à Beaupréau en Maine-et-Loire ou un lycée public à Ploërmel dans le Morbihan !

Pourquoi la droite, de réformes en réformes, a-t-elle à ce point fait régresser la laïcité de l’école publique au profit des établissements scolaires privés ? Certes, la vieille droite catholique et conservatrice n’a jamais baissé les bras, pour qui l’enseignement de l’Eglise est garant de l’Ordre social. Thiers avait dit sa haine de l’instituteur et son souhait d’un enseignement contrôlé par l’Eglise. Bonaparte disait qu’il voyait dans la religion, "non le mystère de l’incarnation mais le mystère de l’ordre social". Le général Weygand, commandant en chef des armées en juillet 1940, estimait que "tous les malheurs de la patrie viennent du fait que la République avait chassé Dieu de son école. Notre premier devoir sera de l’y faire rentrer. Pas de morale sans Dieu". Quant à la droite "moderne", une partie défend l’idée que le développement de l’enseignement privé entre en résonance avec un système ultra-libéral. Le Club de l’Horloge n’a ainsi jamais caché son intention de privatiser l’enseignement public.
A quoi pensait Nicolas Sarkozy quand il affirmait que le prêtre était mieux placé que l’instituteur pour enseigner la morale ? Ou quand il déclarait tout récemment que "la France est chrétienne", oubliant une fois de plus qu’au-delà de la pluralité de ses racines culturelles, elle est d’abord une République laïque ?

Pourquoi la Gauche n’ose-t-elle plus livrer la bataille des idées qui lui ont permis d’écrire les plus belles pages de son histoire ? Pourquoi la fermeté de la parole de Jaurès lorsqu’il déclarait que "la liberté de l’enseignement ne peut prévaloir contre l’enseignement de la liberté" laisse-t-elle trop souvent place à la confusion et aux tergiversations ? Comme si le retour du religieux à l’école et la montée des revendications communautaristes allaient résoudre la fragmentation de la société qu’elles contribuent au contraire à aggraver ?
Comme si la question de l’identité nationale, qui sera au coeur de la prochaine élection présidentielle, devait être abandonnée aux visions les plus conservatrices ?

Reinstituer l’école de la République constitue la priorité des priorités afin que tous les enfants de toutes les origines deviennent des citoyens libres et égaux, en Fraternité. Tous les laïques devraient s’y retrouver.
Guy Georges et Alain Azouvi nous proposent une revigorante contribution à cet indispensable ressourcement républicain.

Patrick Kessel


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