Gilles Clavreul, préfet, cofondateur du Printemps républicain, auteur de "Dans le silence de l’État" (L’Observatoire). 9 décembre 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Lire "Gilles Clavreul : La laïcité, une idée pour demain".
"Les enquêtes nous confirment ce que nous pressentions depuis longtemps : la laïcité ne fait plus recette, surtout chez les jeunes. Ce consensus d’un siècle n’en finit plus de se lézarder : pourquoi ? Faut-il la remiser au musée ? La relooker pour la rendre compatible à l’ère du "venez comme vous êtes" identitaire ? La rendre accommodante comme certains le demandent à gauche, pour tenir compte des discriminations et tirer un trait sur nos névroses post-coloniales ? Ou au contraire en faire une valeur patrimoniale sans laquelle, aux côtés du plateau de fromages et des citations d’Audiard, il ne serait de conscience nationale possible ?
Faute d’avoir su penser dans la sérénité cette situation sociale inédite, qui voit l’émergence d’une nouvelle religion française, l’islam, dans un pays plus sécularisé que bien d’autres, notre pays se livre depuis trente ans à toutes sortes de bricolages, institutionnels et idéologiques, où l’emphase des slogans – "nouvelle laïcité", "laïcité apaisée", "iconstruction d’un islam de/en France", etc.- cache mal le désarroi d’une classe politique qui semble aussi médusée par l’islam et le monde arabo-musulman, qu’oublieuse de ce qui a fondé, historiquement, la laïcité.
La laïcité, ou la naissance de la France moderne
On prête à Churchill d’avoir dit "plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez l’avenir". Or la laïcité a une histoire. Puisqu’on en parle si peu, le lecteur me pardonnera que j’en parle un peu longuement ici ; car cette histoire ne débute pas en 1905, ni même en 1789, et pas davantage avec les Lumières. Cette "idée laïque", longtemps avant de devenir le principe politico-juridique que nous connaissons, a lentement mûri chez les légistes médiévaux. Elle se manifeste déjà, si on veut à tout prix la dater, dans la querelle qui oppose Philippe Le Bel au pape Boniface VIII.
Nous sommes au tournant des XIIIème et XIVème siècle , le Pape prétend imposer sa suréminence à toutes les créatures humaines et à leurs lois, précaires et révocables. Ainsi le pouvoir manie "deux glaives" : le spirituel, manié "par l’Eglise", et le temporel, manié "pour l’Eglise". Rien au dehors de l’Eglise, rien au-dessus d’elle. Philippe Le Bel ne l’entend pas ainsi : en 1302, il convoque pour la première fois les états généraux, et c’est aux représentants de cette nation qui n’existe pas encore, la France, qu’il demande leur soutien face aux prétentions papales. Soutien acquis, y compris celui des évêques. "Ausculta, fili !", l’exhorte le pape, qui le menace d’excommunication : Philippe Le Bel s’en moque. La lettre apostolique est brûlée en sa présence, le roi envoie Guillaume de Nogaret menacer à son tour le pape : celui-ci meurt quelques semaines après une brève séquestration.
Fin de la querelle, triomphe du roi téméraire, et surtout naissance d’une raison politique qui n’admet que Dieu au-dessus d’elle, mais non ses intercesseurs. Plus tard, il y aura la Pragmatique sanction de Bourges (1438), le Concordat de Bologne (1516), les édits de paix tentant de mettre un terme aux guerres de Religion, dont l’Edit de Nantes (1598). Avec des succès variables et toujours fragiles, le propre du politique se libère progressivement de l’ombre portée des sacrements divins. Ce processus n’établit pas seulement les droits de l’Etat face à la puissance de l’Eglise : il met en scène une puissance publique qui prend acte petit à petit, et malgré de violents revirements (la Révocation…), de l’irréductible diversité des convictions, et qui cherche un équilibre, par nature instable, entre l’unité, gage de stabilité, et la pluralité, manifestation de la liberté.
Longtemps après la Révolution, Michelet et surtout Quinet méditeront sur l’impasse dans laquelle les premiers républicains se sont trouvés sur la question religieuse. Que faire : la supprimer ? impossible. En changer ? impraticable. Laisser faire ? Dangereux. Ce n’est pas un hasard si Aristide Briand, dans son rapport de présentation du projet de loi de Séparation, donne sur une centaine de pages une magistrale leçon d’Histoire qui met littéralement les pas de la Nation France dans ceux de la laïcité. C’est à Jaurès qu’il revient d’ajouter une idée décisive, disons plus en rapport avec les exigences de l’époque, lorsqu’il affirme que laïcité et démocratie sont, pour ainsi dire, synonymes.
Il n’en fallait pas moins pour convaincre un pays traversé par tant de divisions que la Séparation était possible : beaucoup, à gauche, redoutaient la puissance d’une Eglise rendue à la liberté ; la droite craignait au contraire que la société ne s’éloigne d’une Eglise banalisée, privée de son statut officiel, ce qui montre assez que la suréminence symbolique avait, depuis longtemps, changé de mains.
Un compromis remis en cause ?
Il a fallu ce lent travail des siècles, parachevé par la sécularisation accélérée de la société française contemporaine, pour établir la paix laïque. Il ne faudra que deux collégiennes portant ce qu’on appelle encore, improprement, un "tchador", pour la faire vaciller. Cette "affaire de Creil" (1989), nous n’en sommes pas sortis, et c’est à peine si l’Etat de 2022 est moins sûr de son fait qu’il ne l’était, lorsque le ministre de l’Education, Lionel Jospin renvoya la balle au Conseil d’Etat.
A ne vouloir fâcher personne, l’Etat prend le risque de mécontenter tout le monde : il est toujours trop mou pour ceux qui, à mots de moins en moins couverts, ont pour obsession unique de mater l’islam et les musulmans. Mais il sera toujours trop dur, à l’inverse, pour ceux qui se prétendent les gardiens d’une "Seule et Vraie Laïcité", au demeurant imaginaire et fantasmée, qui aurait promis la liberté inconditionnelle des croyants sans lui mettre les solides garde-fous du titre V de la loi de 1905, au titre explicite : "Police des cultes". Un culte "placé sous la surveillance des autorités", c’est ce qui s’appelle une liberté encadrée ! Et ce n’est certes pas, tant s’en faut, le modèle de séparation tel que les Anglo-saxons l’entendent, eux qui, en Amérique du nord, consacrent dans le droit la possibilité d’écarter la loi commune au profit de la loi religieuse – c’est cela, "les accommodements raisonnables".
En niant obstinément le réel – c’est-à-dire la progression continue d’un islam dur, rigoriste, intolérant envers les minorités sexuelles et méprisant envers les femmes – et en cherchant à "faire du judo" avec des prédicateurs réputés parmi les moins extrêmes des extrémistes, au nom d’un paternalisme typiquement colonial envers les descendants de l’immigration – tout une génération intellectuelle et militante a porté cette "laïcité d’apaisement" qui aura fait bon accueil à Tariq Ramadan et les gros yeux à Charlie. En édulcorant constamment le rouge-sang islamiste, en le faisant passer pour une bigoterie new-age et en prétendant qu’il n’y avait pas de problème avec la laïcité en France, cette école de pensée, forte de son audience et de son aura dans les milieux éducatifs en particulier, a causé des ravages, car elle a tout à la fois forgé la conviction, désormais répandue parmi les jeunes enseignants, qu’il faut assouplir toutes les règles de la laïcité, mais elle a aussi conforté les partisans d’une laïcité d’exclusion – c’est-à-dire d’une fausse laïcité – et permis à l’extrême droite de crédibiliser, contre toute vraisemblance, sa conversion laïque.
Une boussole de liberté pour naviguer par gros temps
Ringarde, la laïcité ? Ce sont ses contempteurs, ou ses zélotes intéressés, qui sont ringards. La profonde modernité de l’idée laïque consiste à dire que la cité ne se reconnait d’autres lois que celles qu’elle se donne à elle-même. Aucun principe extérieur ni supérieur ne lui est opposable ; aucune puissance sociale ne dispose de droits sur les individus : ils sont libres, et l’Etat démocratique est là pour garantir que cette liberté soit effective. Contrairement à une critique trop facilement mise en circulation, aujourd’hui, à gauche, mais qui se laisse repérer historiquement dans les attaques de la droite conservatrice contre la République – gauche et droite jouant décidément à fronts renversés – , ces droits n’ont rien d’abstrait : ils s’éprouvent dans une réalité sociale, celle du "milieu" dans lequel on naît et on grandit, dont les individus ont le droit absolu de s’émanciper. La laïcité protège le croyant qui veut croire et pratiquer, mais elle ne protège pas que cela : en séparant la conviction, qui est libre, des institutions sociales qui prétendent dire ce que la foi commande, elle donne à l’individu la possibilité de croire comme il l’entend, et non selon la norme que le groupe lui impose. C’est un point fondamental que les tenants du laisser-faire religieux semblent avoir oublié.
Nous connaissons, au plan mondial, un nouveau temps d’épreuve pour les libertés. Les aspirations à l’autorité, les manipulations du vrai par la marchandisation des images, la destruction des savoirs qui fondent une culture commune, sont des défis immenses dont nul ne peut dire que la démocratie sortira vainqueur. L’idée laïque est un atout que nous ne pouvons pas nous permettre de négliger : elle constitue une boussole de liberté pour naviguer par gros temps."
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