Revue de presse

G. Clavreul : « De quelle confession Charb, Cabu, Wolinski étaient-ils des fidèles ? » Réponse à Jean-Marc Sauvé (lopinion.fr , 9 nov. 20)

Gilles Clavreul, Délégué général du club L’Aurore, ancien Délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (2014-17). 10 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Le cofondateur du Printemps républicain réagit à l’interview de l’ancien vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, que "l’Opinion" a publiée vendredi 6 novembre

Jean-Marc Sauvé est une si belle incarnation du service de l’Etat qu’on ne voudrait engager la dispute que pour le plaisir, sûr de partager l’essentiel. Malheureusement, son interview sur la laïcité et la liberté d’expression, nous amène vers de francs désaccords. Par deux fois, M. Sauvé rompt des équilibres essentiels.

Premier équilibre rompu, sur la laïcité : « Le principe de laïcité — c’est-à-dire de liberté de conscience, de religion et de culte (…) ». Cette définition donnée par M. Sauvé est si incomplète qu’elle en est fausse. La liberté de conscience est bien évidemment une composante essentielle de la laïcité, mais elle ne lui est pas propre : toutes les démocraties la reconnaissent et la protègent. Ce qui singularise la laïcité, c’est cette combinaison unique entre garantie de la liberté de conscience et fondation d’un ordre politique où la religion n’a pas de part. Si la République tout entière, et non seulement l’Etat, est laïque, c’est que la société, tout en protégeant la liberté des croyants, ne se soutient d’aucune règle ni d’aucune institution religieuse. Tout croyant, toute obédience qui prétendrait l’inverse créerait un trouble à l’ordre public. Liberté individuelle d’un côté, ordre républicain de l’autre, la laïcité tient dans cet équilibre.

« Toutes les fois que l’intérêt public ne pourra être légitimement invoqué dans le silence des textes ou dans le doute de leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée législative. » Dans cette citation célèbre d’Aristide Briand, on appuie volontiers le dernier membre de la phrase, au risque d’en oublier le début : « Toutes les fois que l’intérêt public ne pourra être légitimement invoqué… » : c’est donc qu’a contrario, à chaque fois qu’on peut invoquer l’intérêt public à bon escient, ce n’est pas l’interprétation libérale qu’il faudra faire prévaloir, mais celle qui place l’intérêt public au-dessus — au-dessus, pas à côté — de la liberté religieuse. Voilà la jambe qui manque pour remettre la laïcité debout : la laïcité, c’est la liberté de conscience et de culte dans le respect de l’intérêt public, ce qui suppose l’effort de chaque citoyen pour ne point troubler la paix civile.

La question peut paraître théorique : elle est des plus concrètes. Car, de la liberté de conscience ou de l’intérêt public, quel terme de l’équation laïque est le plus fragile aujourd’hui ? M.Sauvé conviendra sans doute que la liberté de conscience est bien protégée : le Conseil d’Etat, comme il l’a rappelé maintes fois quand il le présidait, y a veillé avec scrupule, en rendant maintes décisions favorables à l’expression religieuse. Est-ce que cela a toujours favorisé la paix publique ? Souvent mais pas toujours, comme il l’a reconnu lui-même [1] [2] à propos du célèbre avis de 1989 sur port de signes religieux à l’école : il aura fallu quinze ans, le travail de la Commission Stasi et la loi du 15 mars 2004 pour mettre un terme à l’expansion des conflits dans les établissements scolaires.

On ira plus loin : si des menaces pèsent encore de nos jours sur la liberté de conscience et de culte, d’où viennent-elles ? Sans doute pas, sauf exception locale, de l’autorité publique. Quid, en revanche, des pressions prosélytes ? Quid de l’endoctrinement que l’on fait subir à des enfants dans des « écoles » clandestines ? Il faut le dire clairement : aujourd’hui en France, l’atteinte à la liberté de conscience a principalement le visage d’enfants et d’adolescents conditionnés et idéologisés.

Libérale, la laïcité l’est au sens où l’entendaient les républicains du début du XXe siècle, pas dans sa reformulation contemporaine, comme l’a démontré Laurent Bouvet dans La Nouvelle question laïque. Ce sont certes Briand et Buisson qui ont gagné sur Combes, comme le dit M. Sauvé mais, sans confondre « laïcité avec lutte antireligieuse », ne faisons pas d’eux des cléricaux qu’ils n’étaient pas : « Oui ou non, le prêtre qui est aujourd’hui un de nos ennemis ne sera-t-il pas alors notre ennemi ? Ne serait-il pas temps de préparer, par une hardie propagande, tous les esprits de toutes les classes à recevoir, à demander le régime de la liberté, la suppression du budget des prêtres, la séparation de l’Etat des églises, sans que toutes ces réformes puissent être tournées contre nous ? Ne pourrait-on pas tenter d’opposer à l’Evangile de la superstition l’Evangile de la science et de la conscience ? » C’est Buisson qui, jeune agrégé de philosophie, interpelle Victor Hugo dans ces termes ardents et prémonitoires dans une lettre de 1869. Voilà une langue hardie qui ne répugne pas à nommer l’ennemi.

Or, il y a bien un ennemi aujourd’hui. Il n’est pas seulement « notre » ennemi : il est l’ennemi de la liberté, et singulièrement de la liberté d’expression, puisque son but avoué est de provoquer une terreur telle que plus personne n’ose plus montrer ces dessins maudits. Là-dessus, Jean-Marc Sauvé dérape : « Est-il besoin, s’étonne-t-il, d’afficher les caricatures de Mahomet sur les façades des mairies ? ». Interprétation curieuse : les rares collectivités qui ont pris cette décision n’en ont éprouvé le « besoin » qu’en réaction à la décapitation de Samuel Paty. C’était un hommage au professeur assassiné, à la liberté d’expression, et en aucune façon une critique satirique de l’islam. Se tromper sur ce point, c’est comme se tromper sur le sens de « Je suis Charlie ».

Mais M.Sauvé enfonce le clou : « Nous ne cessons pas dans la vie sociale de nous abstenir de comportements licites, mais qui pourraient choquer inutilement des personnes et des groupes sociaux. » Voilà pourquoi, tout en n’étant pas « insensible aux arguments du courant laïque, […] on ne peut pas vivre ensemble dans un climat de provocations perpétuelles ».

Curieux retournement : alors qu’il vient d’être dit que la liberté consiste à faire tout ce que la loi n’interdit pas, voilà qu’il y a désormais des limites à ne pas franchir, même quand on respecte la loi ! Cet argument, ceux qui veulent interdire le burkini, par exemple, pourraient bien l’utiliser à leur avantage : si seul compte le point de vue de « l’offensé », alors pourquoi écouter seulement celui qui est choqué par des caricatures, et rembarrer celui qui considère, par exemple, que le voile porte atteinte à la dignité des femmes ? « On ne peut pas blesser sciemment et gravement des fidèles d’autres confessions », renchérit M. Sauvé dans un drôle de lapsus : de quelle « confession » Charb, Cabu, Wolinski et les autres étaient-ils les « fidèles » ?

Passons cela : c’est toute la démonstration qui flanche à force d’être déséquilibrée : on ne peut pas défendre, d’un côté, que l’interprétation « libérale » doit toujours prévaloir quand il s’agit de l’expression religieuse ; et d’un autre, tenir que, pour la paix sociale, il est des expressions dont il faut s’abstenir. Cette position, qui préfère pour de bon l’ordre à la liberté, est conservatrice mais certainement pas libérale, ni républicaine, en ce qu’elle sous-entend que les convictions religieuses sont plus respectables que d’autres – or, depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (article 10), la foi est une opinion comme les autres. Au surplus, mettre la « provocation » du côté des caricaturistes, alors que, nous le voyons tous les jours, elle est du côté des islamistes, c’est un renversement choquant, et pour tout dire inacceptable.

Voilà comment M. Sauvé en vient à défendre éloquemment la bigoterie offensée plutôt que la liberté menacée. En prenant fait et cause pour le catéchumène et en demandant de la retenue à l’énergumène, comme eût dit Brassens, M. Sauvé indique une préférence à la fois politique et morale qui ne serait pas fâcheuse si elle ne méconnaissait que la liberté de l’un est solidement défendue, tandis que la vie de l’autre est mise à prix. Paradoxalement, son argumentaire peut aussi bien servir, aujourd’hui, la cause des islamistes et de leurs supplétifs, lorsqu’ils accusent Charlie ou « l’Occident » d’offenser et de provoquer, que, demain, celle d’une extrême droite qui prétendra parler au nom de la « France humiliée » pour demander des mesures liberticides et xénophobes contre les musulmans. C’est le puits sans fond où il ne faudrait surtout pas tomber."

Lire "« De quelle confession Charb, Cabu, Wolinski étaient-ils des fidèles ? » La tribune de Gilles Clavreul".



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