Revue de presse

Les impensés et non-dits contre l’intégration des musulmans (G. Chevrier, O. Roy, R. Brague, atlantico.fr , 27 sept. 14)

4 octobre 2014

"Les représentants des associations musulmanes de France ont appelé à la désapprobation publique des exactions de l’Etat islamique. Une évolution notable qui ne doit pas masquer cependant l’ensemble des barrières qui se dressent encore à l’intégration entière des musulmans de France à la communauté nationale.

Les freins à l’intégration des populations musulmanes de France sont multiples, et s’articulent aussi bien autour de thématiques sociologiques, que de problèmes propres à la religion musulmane ou à la façon dont les dirigeants et les intellectuels français ont abordé la question. Le point sur les principaux domaines où des barrières empêchent toute évolution notable de la situation.

Atlantico : La plupart des musulmans qui souffrent de problèmes d’intégration – et la totalité de ceux qui sont tentés par le djihad – sont parfois la deuxième génération, le plus souvent la troisième, à vivre sur le territoire national. Restent-ils aliénés à une "identité musulmane" qui entre en conflit avec leur intégration ?

Olivier Roy : L’islam des deuxième et troisième générations n’est jamais l’islam de la première génération. C’est un islam reconstruit selon des modalités très variées, mais qui a un point commun : il ne correspond à aucune culture musulmane traditionnelle ; il adapte des marqueurs purement religieux (hallal, pudeur) à un contexte culturel français. On a donc toute une gamme qui va de la burqa, en passant par le foulard, la barbe bien taillée avec costard-cravate, la consommation de vin mais sans porc à… l’athéisme.

Le salafisme est la forme la plus spectaculaire car il suppose à la fois un habillement et des comportements spécifiques, mais aussi parce qu’il induit une ghettoïsation, un refus de vivre avec les impies, un peu comme les Juifs ultra-orthodoxes. Il est donc très visible. Mais la visibilité n’a rien à voir avec la statistique : les musulmans intégrés ne sont pas visibles et surtout ne veulent pas être visibles. Cela ne veut pas dire qu’ils sont libéraux, ils peuvent l’être, mais comme beaucoup de Juifs conservateurs, ils ne sont pas communautaristes : ils pratiquent en famille, mais se fondent dans le paysage pour le reste. Enfin on a beaucoup de musulmans qui vont respecter quelques marqueurs religieux (refus du porc, nourriture hallal) par exemple tout en vivant comme les autres français. Un certain nombre de restaurants branchés de Paris font par exemple dans le bœuf bourguignon hallal.
Toutes ces formes diverses de vivre son islam n’ont rien à voir avec l’ "identité", elles correspondent à une pratique religieuse personnelle.

L’identification à la oummah universelle est faible. Paradoxalement la solidarité envers les Palestiniens, très forte chez les secondes générations éduquées (et moindre chez leurs parents) est un moyen de trouver un front commun avec l’extrême gauche française traditionnelle, peu branchée sur la religion. Alors que Daesh en Irak n’attire pas cette classe moyenne et recrute plus chez les marginaux et les convertis.

On confond en France identité et religion, mais les vrais croyants refusent que l’on ramène leur foi à leur identité. Bref on est dans le compromis, le mélange et le bricolage.

Ce phénomène n’est pas seulement français, puisque le Royaume-Uni constate le même phénomène avec des ressortissants britanniques jeunes se définissant par rapport à leur religion et un pays d’origine où ils ne sont souvent jamais allés. Quel est le point commun de tous ces musulmans, pourtant culturellement très différents, qui entravent l’intégration ?

Olivier Roy  : Dans la deuxième génération les jeunes croyants ne s’identifient jamais au pays d’origine. Ceux qui font ça (drapeaux algériens lors des matchs de foot) sont … des laïcs (les croyants ne s’intéressent pas au foot). Les croyants qui veulent vivre dans un pays musulman ne reviennent jamais au pays (car ils savent que ce pays n’a rien d’islamique) : quand ils veulent faire du business, ils vont dans le Golfe, et quand ils veulent faire de l’islam, ils vont au Yémen ou au Pakistan. Encore une fois identité et religion sont deux choses différentes.

Si l’on s’en tient aux croyants, le clivage est entre ceux qui pensent que l’on peut articuler les marqueurs religieux (hallal) sur des marqueurs culturels occidentaux (le fast food hallal, le bourguignon hallal), et ceux (une minorité) qui pensent que le compromis n’est pas possible. Cette minorité a trois solutions (un peu encore une fois sur le modèle des juifs ultra-orthodoxes) : le ghetto (nous vivons entre nous dans un quartier précis), la « hijra » ou « exil » (équivalent de la alya chez les Juifs : il faut revenir vivre dans un pays musulman), et (sans équivalent chez les Juifs qui s’identifient à Israël) le jihad global. C’est bien sûr ces derniers qui font la Une des journaux (et pour de bonnes raisons), mais ils ne représentent que quelques milliers de personnes sur plusieurs millions.

Quel est l’impact du fait historique que la majorité des musulmans habitant en France proviennent de son ex-empire colonial, avec qui les relations furent fréquemment tendues ? En quoi cette identité originelle entrave-t-elle le processus d’intégration, y compris chez des jeunes qui n’ont jamais connu cette époque (ni même leurs pères d’ailleurs) ?

Guylain Chevrier : La crise sociale que nous traversons par le fait d’une économie de sous-emploi chronique, donne l’occasion à certains d’exploiter leur fonds de commerce idéologique à coups de victimisation, qui consiste à rabattre la question sociale sur celle des discriminations. Non qu’elles n’existent pas, mais se trouvent grossies à l’extrême pour justifier une certaine grille de lecture. On instrumentalise le passé, en prétendant que les difficultés que rencontrent certains membres de notre communauté nationale en matière d’intégration sociale, découleraient essentiellement d’un néo-racisme post colonial des Français, dans le prolongement de l’origine des terres d’immigration des personnes concernées. C’est à l’envers qu’il faut décrypter ce discours qui prétend détenir la cause des difficultés ici, des difficultés qu’il encourage en fait, en agitant ce chiffon rouge pour créer un sentiment de rejet du pays d’accueil chez ceux qui sont censés s’y intégrer. On joue aussi sur l’autre face, par une culpabilisation à outrance des Français non issus de l’immigration rendus responsables des freins à l’intégration, au risque de rendre insupportable l’immigré promis ainsi au rejet.

Mais ce ressentiment auquel on pousse l’immigré vis-à-vis de la France, ne l’oublions pas, n’est pas sans but. Il est nourri à souhait, par ceux qui y voient l’opportunité de jouer en faveur d’une logique de séparation communautaire pour des raisons de reprise en main principalement religieuse d’une population, qui pèse son poids politique. Leur volonté est de s’attaquer à la démocratie et aux valeurs occidentales libérales, conçues comme sacrilège au regard d’une certaine idée de Dieu. Un mouvement idéologique qui rencontre ses fervents défenseurs aussi du côté d’une gauche de la gauche, qui joue les communautés contre la Nation parce qu’elle la hait avec la République, au nom d’un internationalisme aveugle qui rejette l’idée des frontières avec dogmatisme pour justifier une libéralisation totale de l’immigration. On voit les racines ici de l’islamo-gauchisme.

Un contexte qui rend donc bien plus complexe qu’il n’y parait la politique d’intégration, qui doit prendre en compte cette dimension idéologique pour en désamorcer les effets négatifs et favoriser au contraire, l’adhésion des personnes issues des migrations, anciennes ou récentes, françaises ou non, aux valeurs de notre République et à son si enviable contrat social, à son modèle de société égalitaire.

Le fait d’être musulman prime-t-il sur la nationalité et même l’origine ? Les musulmans se considèrent-ils comme un groupe social, au-delà des classifications traditionnelles françaises ?

Olivier Roy  : Non. Il n’y pas de communautarisme musulman en France. Les musulmans de France, contrairement aux Juifs, n’ont jamais été capables de mettre sur pied des instances représentatives (le CFCM est une création de l’Etat français, pas des associations musulmanes, la mosquée de Paris est une émanation de l’Etat algérien, et ne représente pas les musulmans français) ; le réseau d’écoles musulmanes est dérisoires (moins de 10, alors qu’un tiers des enfants juifs sont scolarisés dans des écoles religieuses). Il n’y a pas de lobby musulman. C’est une population très éclatée, très divisée et … très individualiste. La preuve : alors qu’ils pourraient constituer une force électorale, ils ne jouent aucun rôle dans les élections (aucun parti ne cultive le vote musulman). C’est seulement à un niveau très local (le quartier) que l’on peut voir se mettre en place des formes de contrôle social qui peuvent sembler communautaristes, mais qui relèvent en fait plus de l’action de petites mafias ou de leaders locaux tentés de négocier avec les mairies leur influence locale (Corbeil par exemple). Mais on constate que les imams ne sont presque jamais concernés. Ce type de clientélisme n’a rien de religieux.

Faut-il rappeler que l’armée française compte environ 15 % de musulmans, qu’ils sont allés se battre en Afghanistan et au Mali, qu’il n’y a pas eu de désertions ou de sabotage, et que l’armée, qui a une bonne expérience en ce domaine, a su mettre sur pied une aumônerie musulmane dynamique et efficace (avec des aumôniers qui parlent le français sans accent, contrairement aux imams de tout poil que la télévision aime mettre en scène), et ces aumôniers savent comment concilier Islam et patriotisme. Mais de cela on ne parle jamais.

Rémi Brague : En principe, l’islam considère les nationalités et les origines sociales comme secondaires par rapport à l’appartenance à la « nation » (umma) islamique. Dans l’histoire, telle que les musulmans se la racontent, on attribue toute sorte de maux à l’attachement exclusif à une nation particulière. Quant à savoir comment « les » musulmans de France ressentent leur appartenance à la France, comment ils la situent par rapport à d’autres appartenances, cela varie selon les individus.

C’est aussi nous qui rabattons certaines personnes sur leur identité musulmane, alors que nous pourrions les considérer, comme ils se considèrent eux-mêmes, comme pouvant être certes musulmans en matière de religion, mais aussi comme originaires de tel pays du Maghreb, du Levant ou d’Afrique noire, comme parlant tel langage (« les Arabes », quelle insulte pour les Berbères !), comme exerçant tel métier, etc.

Quelles sont globalement les origines sociales des musulmans émigrants en France ? Comment progressent-ils par la suite au sein de la société française ? Quelles conséquences cela a-t-il sur leur intégration ?

Olivier Roy : Les musulmans de France sont issus d’une immigration de travail ce qui a évidemment des conséquences négatives dans leurs perspectives d’ascension sociale. On est "scotché" à l’image du ghetto du quartier difficile, des familles en lambeaux, du chômage, des trafics etc.

Tout cela est vrai. Mais on ne voit pas les changements profonds : l’émergence de classes moyennes qui quittent les quartiers difficiles et s’installent dans le centre-ville mais dans une stratégie individualiste : ils veulent se fondre dans le paysage, sans nécessairement renoncer à leur foi. Ce sont des parents de deuxième génération qui mettent leurs enfants dans les écoles catholiques, qui quittent les quartiers difficiles, qui poussent à, l’ascension sociale. Et ça marche. On se plaint qu’il n’y a pas de statistiques ethniques, interdites par la loi, qui permettraient de mesurer l’impact de cette ascension sociale. Mais il suffit de regarder les annuaires professionnels, les listes de médecins dans les hôpitaux, le nom des professeurs dans les collèges et les lycées, celui des journalistes locaux, des avocats, des conseillers financiers dans les agences bancaires : la promotion sociale des gens d’origine musulmans saute aux yeux.

Mais on ne veut pas le voir.

Le jeune de banlieue, trafiquant ou salafiste (ou les deux) est toujours perçu comme l’archétype du musulman de seconde génération. Il existe mais c’est un looser marginalisé. Il faut regarder les autres, même s’ils ne veulent pas qu’on les regarde, parce qu’ils veulent être comme tout le monde, qu’ils pratiquent ou non leur religion.

La société bouge, pas le regard que les media portent sur elle.

Plusieurs "intellectuels" se sont indignés qu’on demande aux musulmans de prendre position contre les agissements du califat islamique. Leur demander de se désolidariser des djihadistes reviendrait à demander "aux Martiens de se désolidariser de Jacques Cheminade". Viendrait-il cependant à l’idée de ces commentateurs de désolidariser justement religion catholique et inquisition ? En quoi de telles prises de position s’inscrivent-elles en réalité dans une forme d’évitement ? D’où cette tendance vient-elle et quels en sont les effets concrets ?

Le déni a-t-il réellement contribué à une meilleure intégration ?

Guylain Chevrier : On devrait donc séparer totalement l’islam et ce phénomène qui s’en réclame ? Si on ne peut certes que se féliciter du fait que le Conseil Français du Culte Musulman condamne ce régime barbare et ses djihadistes, comment nier que ce sont bien près d’un millier de musulmans de France et des milliers et des milliers venus d’ailleurs qui, simples musulmans pratiquants hier, ont basculé à un moment donné, sans qu’on puisse l’expliquer, vers ce Califat. Comment donc tenter de comprendre ce qui se passe ici, sans s’en référer dans ces conditions à l’islam ? Peut-on oublier de dénoncer la Guerre Sainte, le djihad, qui est bien une des références historiques essentielles de l’islam, comme historiquement dépassée, comme contraire sans ambiguïté à l’islam d’aujourd’hui. Chose qui n’est malheureusement pas faite.

On entend le Président du CFCM nous expliquer, lors du dernier rassemblement des musulmans devant la mosquée de Paris ce vendredi que, « Tuer un homme dit le Coran c’est tuer toute l’humanité ». Mais cette phrase est totalement sortie du contexte du verset qui la contient, puisqu’il s’agit d’une prescription faite dans la sourate V verset 32 aux enfants d’Israël, qui doivent se soumettre au seul dieu, Allah : « C’est pourquoi Nous avons prescrit pour les Enfants d’Israël que quiconque tuerait une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes. » Mais si l’on regarde de plus près le Coran, on trouve très vite des versets relatifs à la guerre contre les infidèles qui ne laissent pas d’ambigüité quant à leur appel à la violence : « Ceux qui ne croient pas à Nos versets, Nous les brûlerons bientôt dans le feu. Chaque fois que leurs peaux auront été consumées, nous leur donnerons d’autres peaux en échange afin qu’ils goûtent au châtiment…. » (Sourate 4 verset 56), « La récompense de ceux qui font la guerre contre Allah et Son messager(…) c’est qu’ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leur main et leur jambe… » (Sourate 5 verset 33).

Pourquoi donc ainsi, en nous cachant la réalité, vouloir à tout prix nous vendre un islam de paix qui peut être aussi un islam de guerre, jusque dans le livre sacré des musulmans ? Ceci, alors que les musulmans qui entendent ce discours savent parfaitement ce que l’on dit dans le Coran, dont ceux aussi qui risquent d’être tentés par ce djihad et en raison de ce discours biaisé, n’en sont pas protégés.

Dans cette situation, présenter ainsi l’islam uniquement comme victime en répétant que l’Etat islamique autoproclamé n’a rien à y voir, n’est-ce pas rendre suspect l’idée même que l’on a raison de défendre, selon laquelle l’essentiel des musulmans de notre pays sont totalement étrangers à cela ?

Le CFCM, dans son appel unitaire de condamnation de l’Etat islamique, explique que cette appellation serait usurpée, « Nous considérons que cette organisation, en dépit de son appellation usurpée, n’a rien ni d’Etat ni d’islamique. ». Faut-il comprendre derrière le terme usurper qu’il y aurait un bon Etat islamique et un mauvais (sic !). Cette organisation se réclamant d’être représentative des musulmans, considère-telle-bien l’idée même d’Etat islamique comme condamnable ou pas ? Car tout Etat islamique est par essence totalitaire et donc totalement contraire à la modernité démocratique, à l’Etat de droit et à notre République dont les libertés des individus sont fondées sur le fait de s’être émancipés de toute domination religieuse ? La confusion est loin d’être levée encore ici.

Parallèlement, on a pu entendre un changement de vocabulaire du président de la République, suivi immédiatement par les ministres et les médias, effaçant la notion embarrassante d’« Etat islamique « comme ennemi désigné, pour épouser celle d’« organisation terroriste » appelée « le Daech ».

Une situation qui n’aide pas à clarifier ce qui permettrait de contrarier le mouvement actuel de radicalisation d’une partie des musulmans, déjà tentés par un enfermement communautaire perceptible derrière un revoilement qui ne cesse de prendre de l’ampleur, qui signifie le refus du mélange au-delà de la communauté de croyance, antichambre du communautarisme qui est un poison pour la République. Les autorités religieuses nationales de l’islam n’aident pas ainsi à distinguer les enjeux d’une modernisation de leur religion, qui sans un aggiornamento, contient des ferments de violence que l’on voudrait oublier, mais que certains savent très bien activer pour les détourner vers leurs buts.

Un contexte bien défavorable à l’intégration des musulmans qui, derrière ces confusions et ce discours biaisé, sont encouragés malgré eux à entretenir un rapport litigieux avec la République.

Sous couvert d’éviter les amalgames et de protéger les musulmans français, ne nie-t-on pas la capacité des musulmans français à prendre position par eux-mêmes en parlant systématiquement à leur place ? Quel imaginaire laisse-t-on en réalité se développer ?

Guylain Chevrier : Au lieu d’empêcher tout débat sur l’islam derrière une victimisation à outrance de cette religion, il faudrait permettre que les musulmans puissent se poser certaines questions qui sont peut-être aux racines du problème. Mais pour cela, faudrait-il encore que l’on favorise l’expression des musulmans qui ne se reconnaissent pas dans la logique communautaire que politiques et médias ne cessent d’encourager.

N’entend-t-on pas par exemple sur France info dire, au début du mois du Ramadan, « cinq millions de musulmans commencent aujourd’hui le Ramadan » autrement dit le jeune, participant d’une pression communautaire qui nuit à l’expression de ceux, nombreux, qui ont beau être musulmans, choisissent une autre façon de pratiquer leur religion, considérant par exemple ne pas devoir la respecter à la lettre. La liberté de ces musulmans se confronte à la bienpensance des médias qui voient là l’occasion de trouver à peu de frais une bonne conscience, au regard d’une population musulmane identifiée exagérément comme pauvre, lui faisant ainsi don pour compensation d’une reconnaissance sinon d’une assignation identitaire.

On crée toutes les conditions pour que la religion des populations issues de l’immigration ne soit pas en situation de se moderniser, en faisant ainsi taire les voix de ceux qui pourraient peut-être constituer une force de transformation au sein des musulmans de France. Cela permettrait peut-être de lever les divisions qui font obstacle à l’intégration derrière le refus d’adapter sa religion au pays où l’on vit, le nôtre, et à l’adoption des valeurs républicaines. Faire respecter la laïcité, c’est-à-dire non seulement la laïcité de l’Etat, mais l’élévation du bien commun au-dessus des différences tout en les respectant tant qu’elles ne contredisent pas la règle commune, c’est aussi protéger tous les musulmans au regard de leur libre choix de pratiquer ou non leur religion, de choisir leur vie librement.

Dans le même ordre d’idée, que sait-on des effets de la repentance, promue par des politiques comme Christiane Taubira, sur l’intégration des populations issues de l’immigration ?

Guylain Chevrier : Regarder vers le passé en réactivant les anciennes divisions, dépassées précisément par la conquête de l’égalité des droits inscrite au sommet de nos institutions, c’est rendre impossible d’avancer ensemble, c’est nier le temps écoulé et les acquis de celui-ci. C’est aussi vouloir faire se tromper de combat et de colère certains de nos compatriotes.

L’idée de repentance est faite pour diviser : d’un côté ceux qui croient qu’en étant indemnisés au titre de leur différence, à l’aune d’un contentieux avec le passé, cela va régler leur place dans la société alors qu’il s’en écarte davantage ; de l’autre, des Français du cru, blancs, que l’on accuse des maux d’un passé qui ne les concerne plus et au regard de quoi ils n’ont aucune responsabilité, qui s’exaspèrent de ce faux-procès qui leur est fait autant qu’à leur pays. Ce n’est certes pas la meilleure option pour aller ensemble de l’avant.

Cette marche arrière-toute de l’histoire qui réclame des réparations en jetant l’opprobre sur la France, sert les desseins politiques de reprise en main de populations sur le mode qui a été révélé par la candidature de la ministre aux élections présidentielles de 2002, comme candidate des noirs au nom de l’égalité des chances. On ne peut faire plus démagogique en s’exprimant à contrario de la République et ses valeurs.

La France a su dépasser les contractions de son histoire en faisant une même place à chacun au regard de ses droits, comme droits de tous. Et, par sa laïcité qui fait d’abord des individus des égaux par-delà l’origine, la religion ou la couleur, elle à facilité le mélange des populations et non leur séparation, contrairement à la plupart des pays européens. C’est-à-dire qu’elle a fait table rase d’un passé qu’elle peut regarder avec fierté, pour devenir ce pays où tous ses citoyens peuvent écrire ensemble son histoire sans se regarder en chiens de faïence. La repentance est un piège de plus qui participe des divisons identitaires, poussant dans le sens du droit à la différence qui, par l’entremise de la discrimination positive, conduit à la différence des droits et à leur mise en concurrence sur le mode de groupes rivaux communautaires.

On ne peut par cette démarche de repentance que pousser les uns contre les autres, et par cette division faire voler en éclats les forces sociales qui portent justement cette idée de liberté contenue dans l’esprit de nos institutions, qui a au cœur l’égalité. Ce bien si précieux qui ne nous fait pas voir d’abord des individus selon leur différence mais comme des êtres humains parmi les autres avec lesquels se lier. Autant de valeurs qui devraient être montrées en exemple au lieu d’être attaquées, pour inviter à l’intégration comme à un grand mouvement tourné vers l’avenir, contrairement à la façon dont la repentance le jette en pâture à tous les ressentiments qui le détruise.

Pourquoi la pratique revêt-elle une telle importance dans la religion musulmane ? Dans quelle mesure cela entre-t-il en conflit avec la culture judéo-chrétienne française ?

Olivier Roy : La pratique en fondamentale dans le judaïsme aussi (règles alimentaires, circoncision). En ce sens il n’y a pas de culture judéo-chrétienne. L’Eglise catholique a toujours exclu les Juifs de la culture chrétienne, même si elle les a protégés physiquement (enfin plus ou moins). On le voit bien n aujourd’hui quand, malgré leurs divergences sur le conflit Israélo Palestinien, Juifs et musulmans sont contraints de s’unir pour défendre la circoncision et l’abattage rituel contre l’offensive conjointe des populistes, des "défenseurs des animaux" et des protecteurs des enfants. Le concept d’une Europe "judéo-chrétienne" est très récent (qu’en pensait Maurras ?) et très politiquement correct. Mais il est faux !

Rémi Brague : Le mot même de « religion » est ambigu. Nous plaquons sur les autres religions notre idée de ce qu’une religion doit être, à partir du christianisme. Nous distinguons ainsi des activités que nous considérons comme religieuses, par exemple la prière, le jeûne, le pèlerinage, et d’autres qui, pour nous, ne relèvent pas du religieux, comme certaines règles de vie : interdictions alimentaires, vestimentaires, rapports entre sexes, etc. Or, pour l’islam, ce sont là des parties intégrantes de la religion. Ce qu’ils appellent « religion », c’est avant tout un code de comportement, une démarche à suivre (c’est le sens du mot sharia).

Il en est ainsi parce que le Dieu de l’islam n’entre pas dans l’histoire, soit par alliance (judaïsme), soit en poussant l’alliance jusqu’à l’incarnation (christianisme), mais y fait entrer la manifestation de Sa volonté, sous la forme de commandements et d’interdictions. Le message divin est soit une répétition des messages précédents (un seul Dieu, qui récompense et punit), soit une législation la plus précise possible. Le judaïsme connaît lui aussi un code de conduite très précis, mais ce code ne vaut que pour les Juifs. L’islam, lui, dit que tout homme doit s’y conformer.

Quels malentendus peuvent en découler ? En quoi cela peut-il entrer en contradiction avec la conception que la France, très attachée à la laïcité, a de l’intégration ?

Olivier Roy : La Laïcité française est passée d’une définition purement juridique (séparation, neutralité de l’Etat), -laquelle ne pose aucun problème aux croyants, musulmans inclus- à une définition idéologique (système de valeurs fondé sur l’idée que la liberté humaine est la mesure de toute chose et que la religion doit rester dans le privé)). Cette laïcité exclusive fait problème à toutes les religions (voire la Manif pour tous), même si elle est utilisée avant tout pour contrer l’islam. Mais Les Juifs savent bien que la dénonciation de l’Islam s’étend d’emblée à leur propres pratiques.

Rémi Brague : Toutes sortes de malentendus, qui commencent avec les mots dont nous nous servons, et qui n’ont pas toujours le même sens dans les deux cas. Pensez à « martyr »… Cela empoisonne les tentatives de dialogue, dans lesquelles on arrive très facilement à se mettre d’accord sur des principes généraux, avant qu’on ne s’aperçoive que les termes désignant ce que l’on dit chercher ne recouvrent pas les mêmes réalités. Pensez à « paix », ou à « tolérance ».

La laïcité, notre vache sacrée, n’est pas elle-même une idée très claire. C’est une cote mal taillée, produit d’un compromis entre deux instances localisées et historiquement datées : l’Etat français du XIXe siècle et l’Eglise catholique. L’appliquer telle quelle à l’islam, à la mesure duquel elle n’a pas été taillée, entraîne des mécomptes. Le christianisme a l’habitude de séparer la religion et les règles juridiques ; pour l’islam, le seul législateur légitime est Dieu.

Cette approche de l’intégration pourrait-elle être adaptée ? Qu’est-ce que cela impliquerait ? Peut-on imaginer un compromis ?

Olivier Roy : Le compromis est fait. On le trouve dans la pratique individuelle des musulmans. Il n’y a pas d’Eglise islamique qui négocierait avec l’Etat un compromis, et c’est tant mieux. Ce sont les musulmans individuels qui adaptent leurs pratiques, de manière très différenciée. Mais on persiste à ne voir que le jeune salafiste illettré qui balbutie son manuel d’Islam pour les nuls.

Rémi Brague : Parler d’intégration était déjà en rabattre par rapport à l’idée initiale d’assimilation, qui impliquait l’effacement progressif des différences. Intégration veut simplement dire que l’on est à l’intérieur d’un tout. Donc, on renonce à l’idée d’une fusion dans un creuset (en anglais : melting-pot) commun et on accepte une soupe avec des grumeaux… Cela n’est pas possible sans l’acceptation de règles communes, quelque chose qui serait comme ce qu’est aux Etats-Unis la fidélité jurée à la Constitution. Avec cette difficulté que, alors que, en Amérique, à peu près tout le monde est venu d’ailleurs, ce n’est que depuis peu de temps, en gros la fin du xixe, que la France est un pays d’immigration de masse."

Lire : "La longue liste des impensés et des non-dits qui se dressent sur la route de l’intégration harmonieuse des musulmans de France".


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