Contribution

L’intox des jeunes issus de l’immigration qui fuient la France (G. Chevrier)

par Guylain Chevrier, docteur en histoire, enseignant et formateur en travail social, vice-président du Comité Laïcité République. 13 septembre 2018

France info vient de s’illustrer en matière de désinformation comme rarement on peut l’observer. Sur quel thème ? Celui des discriminations, très prisé, souvent hystérisé, qui semble presque tout autoriser. Faire le procès en racisme de la France en est même devenu un classique du genre. On connaissait la tendance de cette radio à promouvoir le multiculturalisme et à victimiser sans compter, mais ici, on a affaire à un modèle qui fera date.

Un article publié sur son site le 8 septembre dernier annonce comme un scoop le témoignage de deux ingénieurs, Redouane et Karim, présentés comme représentatifs de jeunes issus de l’immigration ne voulant plus rester en France du fait des discriminations. Son titre : « "Je ne me sens plus chez moi ici" : des jeunes issus de l’immigration quittent la France, dégoûtés des discriminations » [1], on ne peut pas être plus vendeur.
L’article est rafraîchi deux jours plus tard avec cette précision qu’en raison de propos homophobes tenus par l’un des deux ingénieurs sur les réseaux sociaux, son témoignage n’a pas été repris dans la seconde version. Mais en lisant le premier article, on s’aperçoit que celui dont les références ont été effacées est Redouane et que c’est son thread [suite de contributions sur les réseaux sociaux, note du CLR] partagé par « 1 700 personnes » qui en est à l’origine. C’est à ce thread que le second ingénieur interviewé, Karim, n’a fait que répondre. Alors pourquoi poursuivre ? On précise que ce dernier exprime qu’il « aurait pu l’écrire » (!) tant il s’est "reconnu dans les propos de Redouane". Qu’est-ce à dire ? Si le fameux Redouane a disparu, c’est toujours en référence à lui qu’on fait parler ce Karim, seul dans la seconde version. Malgré confusion et malaise, il fallait à tout prix sauver l’article, quitte à passer outre les règles élémentaires de respect de ce métier autant que de « l’opinion publique ». La fin justifie les moyens, comme dirait l’autre… On reprend dans le second article l’argumentaire du premier qui mérite le détour. Décryptage.

La prétendue représentativité des deux ingénieurs ? Ni vu ni connu, je t’embrouille !

Par-delà ces premiers éléments sous caution, il faut se convaincre que les deux ingénieurs soient représentatifs de ces jeunes issus de l’immigration qui auraient ainsi tant de mal à trouver leur place dans une France rejetant l’étranger. On en est loin.

On avance un chiffre dans l’article, « ils seraient en 2013, dernière année pour laquelle les données sont disponibles [selon le site], 198 000 personnes nées en France à avoir quitté le territoire. Un chiffre en augmentation de 25% par rapport au précédent décompte, en 2011. Mais impossible de connaître la part de jeunes issus de l’immigration » nous dit-on. Une mise en suspicion fondée encore là sur une approximation. Contrairement à ces allégations, il s’agit en général de mouvements de population bien repérés dans les bilans migratoires annuels, et n’ont rien à voir avec la fuite massive de jeunes issus de l’immigration. Selon le Centre d’observation de la société [2] qui s’appuie sur les enquêtes de l’Insee, en 2017 « l’émigration progresse (…) Il s’agit de Français qui partent à l’étranger le plus souvent pour étudier ou pour évoluer dans leur carrière. La mondialisation a aussi ses effets sur les scolarités et l’organisation des parcours professionnels. 80 % des départs de personnes nées en France surviennent entre 18 et 29 ans, selon l’Insee. Les étrangers qui vivent en France, plus souvent européens, demeurent moins longtemps sur le territoire et finissent par le quitter, soit pour revenir dans leur pays d’origine, soit pour s’établir dans un autre pays. »
Alors, un chiffre reflétant la volonté de départ de jeunes essentiellement issus de l’immigration, particulièrement maghrébine ? C’est clairement faux. Toujours la même méthode de dramatisation par victimisation en tirant par les cheveux des informations qui ne tiennent pas à l’examen. On cherche, par ces ambiguïtés répétées, à donner du crédit aux propos de victimisation à outrance qui suivent, rien d’autre.

La mise en procès d’une France raciste est une mystification

« Regards mal placés, sous-entendus racistes... Deux ingénieurs de 27 ans, d’origine maghrébine, expliquent comment l’expérience du racisme au quotidien les a convaincus de quitter la France », c’est le sous-titre de l’article qui n‘y va pas avec le dos de la cuillère. Les deux ingénieurs présumés expliquent pourtant n’avoir eu aucun problème pour trouver du travail, l’un d’eux « ne pas avoir d’exemples personnels de discriminations racistes ». Mais alors, de quoi parle-t-on ? Du ressenti et de faits dont la véracité ne tient qu’à la présentation comme victimes de ces deux individus, sans quoi ce qu’ils prétendent n’a aucune valeur. A 14 ou 15 ans, l’un dit avoir été suivi "rayon après rayon" par les vigiles à la librairie ? Qu’il avait, selon lui, été empêché d’entrer quand des blancs, eux, le pouvaient. L’autre, à qui on demande comme pour lui suggérer les réponses, s’il n‘était pas « lui aussi un peu plus surveillé que la moyenne », répond : "Ah oui, bien sûr, mais ça c’est le quotidien !" Lui non plus, à 12 ans, ne pouvait pas entrer seul au supermarché, nous dit-on.
Cela frise le ridicule, car au fait, en matière de racisme, les vigiles en question à l’entrée des supermarchés, ne sont-ils pas essentiellement blacks ou beurs, non ? Du journalisme cela, vraiment, ou des propos du café du commerce qui auraient, sur un autre sujet, été directement au panier ? Qu’un garçon de 12 ans entrant seul dans un magasin attire l’attention, c’est possible, un peu plus s‘il se présente la tête enfouie sous une capuche, voire en tenue de parfait petit gars de cité et en bande, sans doute. On appelle cela en psychologie des signes de victimage, qui ne manquent pas de faire leur effet, c’est même ce qui est recherché ouvertement par certains et qui en dessert malheureusement d’autres.

Ils parlent de difficultés à entrer dans des boîtes de nuit "J’ai mis une seule fois les pieds en boîte : j’avais réussi à rentrer parce qu’il était tôt et que les mecs avaient été cool", raconte l’un des deux. Comment peut-on ainsi nous faire croire que ces jeunes qui sont devenus ingénieurs n’aient pu dans leur vie, entrer qu’une fois dans une boite de nuit ? Il suffit de faire le tour de quelques boites pour se rendre compte que la diversité de la France s’y retrouve, comme ailleurs d’ailleurs, et que cette victimisation n’est qu’un fantasme de plus entretenu. Pour sortir de ce bla-bla, il existe des situations de discrimination bien identifiées et chiffrées, mais qui n‘ont rien à voir avec cette généralisation.

Il y a la possibilité du testing en la matière, inscrite dans la loi, avec des résultats qui attestent que cela ne reste pas impuni, et ne représente qu’un phénomène limité au regard de l’ensemble de la population. Qui doit être bien sûr néanmoins combattu sans concession !

Il y a environ 1500 plaintes par an en France qui arrivent sur ce thème devant les tribunaux. Le Défenseur des droits, dans son dernier rapport (2017), parle par exemple de 80 saisines [3] mettant en cause des discriminations à l’embauche fondées sur l’origine. Les discriminations pour raison religieuse dans les réclamations représentent quelques 4,3%, la première étant celle au titre du handicap, 21,8%.

La Commission nationale consultative des droits de l’Homme constatait, selon le baromètre de Sciences po en 2016 que, malgré les attentats, la tendance allait dans le sens d’une France de plus en plus tolérante vis-à-vis des étrangers, contre les idées reçues bien entretenues par certains.

Et puis, pourquoi y aurait-il tant d’étrangers qui voudraient rejoindre une France raciste ? Soyons donc un peu sérieux ! Ces chiffres auraient dû légitimement venir contrebalancer les propos invérifiables et tendancieux de ces témoignages, même s’ils ne peuvent rendre compte de certaines discriminations insidieuses, sachant que leur appliquer un facteur 10 ne changerait pas l’analyse. Mais c’est sans doute trop demander en ces temps de crise du politique et des idées, laissant aux journalistes l’initiative pour mettre fréquemment en scène leurs opinions personnelles au lieu d’investiguer et d’informer, comme le souligne le sociologue Jacques Le Goff dans son ouvrage « Malaise dans la démocratie » [4].

Généraliser n’est d’ailleurs certainement pas la meilleure façon de combattre le racisme, en en faisant une norme, car c’est agir inversement au but recherché, en le banalisant. C’est aussi jouer avec le feu au regard de la provocation que constitue cette exagération ostensible, auprès de Français qui n’en peuvent plus d’être culpabilisés.

Des exemples de victimisation pris dans la vie publique tout aussi biaisés : Mennel et Maryam Pougetoux

Autre argument, on nous dit que Karim qui s’apprête à s’installer à Londres en a « ras le bol » de ce "climat", symbolisé par la "disqualification de Mennel Ibtissem de « The Voice » ou encore le déchaînement contre Maryam Pougetoux, la responsable de l’Unef voilée". Qu’en est-il de ces faits d’actualité ? Effectivement, Mennel Ibtissem, chanteuse voilée de « The Voice », a été rattrapée par des publications qu’elle avait faites sur Facebook concernant les attentats de Nice et de Saint-Etienne-du-Rouvray, effacées depuis, où la jeune femme y accusait le gouvernement d’être "les vrais terroristes" et mettait en doute l’attentat de Nice. Elle a aussi partagé sur son profil Facebook des publications de Dieudonné ou de Tariq Ramadan. Un rien... On se demande vraiment pourquoi des réactions face à cela ont bien pu se faire jour, pour qu’elle décide de se retirer de la course !

Quant à Maryam Pougetoux, la responsable de l’Unef voilée, il est tout à fait normal que cela ait choqué, car dans l’ordre de tout ce qui touche aux affaires de la cité dans notre pays, on ne saurait se prévaloir de sa propre différence lorsque l’on a pour mandat de représenter l’intérêt commun, pour pouvoir justement associer indistinctement les uns et les autres. C’est une question d’impartialité. C’est aussi l’esprit de notre République qui garantit l’égalité de traitement de tous. Il a été considéré, à juste titre, que l’utilisation de cette fonction pour faire publicité de sa religion était hors propos. Ce qui n’a rien à voir avec un climat de discrimination, à moins de voir dans les règles précieuses de notre pays qui porte au-dessus des différences l’intérêt général, l’ennemi.
Le président de SOS Racisme s’est prêté à cette opération, en défendant la cause de ces deux ingénieurs pour France Info. « Cette polémique sur Mennel est effrayante » dit-il. « Ça envoie le message que quels que soient les signaux qu’on donne, il y aura toujours des gens qui exploiteront des failles pour théoriser le fait que les Arabes et les Noirs ne s’intégreront jamais ». On peut supposer qu’il connait parfaitement pourtant les causes de la sortie de « The Voice » de cette candidate, et donc, on peut légitimement s’inquiéter pour le moins de la légèreté de ces propos, tenus par un président d’association de lutte contre le racisme.

La promotion du multiculturalisme ou un mensonge par omissions bien ordonnées

Enfin, on apprend à la suite de cet argumentaire qu’ils s’en vont dans des pays censés être plus cléments. En France, "si on montre qu’on est pratiquant, on est perçu comme potentiellement dangereux" explique l’un, pour justifier son départ. Pas un mot sur la laïcité, mais c’est bien elle qui en arrière-plan qui est visée. On explique que, « pendant un entretien d’embauche à Londres, il demande à son interlocuteur s’il est possible de prévoir un endroit pour prier. Il a rigolé, il ne comprenait pas que je lui pose la question ! J’ai dû lui expliquer qu’en France c’était très compliqué, voire impossible. » C’est ainsi, la religion au travail n’est pas censée s’imposer en France, parce que nous avons une conception de la liberté qui veut que celle des cultes ne passe pas par-dessus les autres.

En revanche, c’est effectivement le cas dans ce beau pays qu’est le Royaume-Uni, où les tribunaux islamiques en matière de droit matrimonial sont reconnus par le Juge. Il valide ici la charia, discriminatoire pour les femmes au nom de la religion. Que c’est sympa… Mais ça les journalistes ne nous le disent pas (sic !).

L’autre va au Canada, le pays des accommodements religieux déraisonnables, tout autant empêtré dans le multiculturalisme, où on ne se mélange pas. C’est vrai que c’est beaucoup mieux le multiculturalisme où chacun est assigné, enfermé dans le communautarisme et où, les droits des individus sont fondus derrière la tribu, les chefs de clan, le clientélisme. C’est bien mieux lorsque les forces sociales sont divisées en groupes identitaires multiples qui défendent chacun des revendications spécifiques, concurrentes, qui n’ont jamais nulle part apportés le moindre progrès général derrière les leurres d’une union des différences (intersectionnalité) où l’on voit s’allier les machistes de la charia et des féministes dites en lutte pour l’égalité entre les sexes... Désolé de préférer la fraternité républicaine, parce qu’à être avant tout des égaux (mais faut-il encore l’accepter en mettant un peu de côté sa religion pour cela), nous sommes libres, et si on est égaux et libres, on peut se mélanger. On peut aussi lutter ensemble et conquérir des progrès pour tous, de portée universelle, comme l’histoire révolutionnaire et sociale de notre pays en est jalonnée, qui sont bons pour l’ensemble des membres de notre société, quels qu’ils soient.

La psychanalyse de bazar au secours de cette imposture : merci docteur Sopo

Pour conclure en beauté, "Karim, lui, était "surpris" d’être contrôlé par une femme voilée à l’aéroport de Londres. "A force de baigner dans cet environnement, on commence nous aussi à avoir des a priori"", affirme Redouane. Une intériorisation qui n’a rien "d’extraordinaire" pour le président de SOS Racisme. "C’est une manière de repousser le stigmate qu’on perçoit sur soi-même. Et aussi un mécanisme qui permet de dire inconsciemment "Je ne suis pas ces jeunes-là, intégrez-moi, voyez bien, je les déteste autant que vous’". Merci Monsieur Sopo pour ce pseudo-cours de psychanalyse, mis au service d’un procès de la France en racisme, présentée ainsi comme diabolique jusque dans le conditionnement de l’inconscient de ceux qui le subissent pour qu’ils le propagent eux-mêmes. Nous avons bien compris que c’est votre fonds de commerce, mais cela engage aussi votre responsabilité publique au regard de ce que vous représentez, alors que ce type d’argument se propage sur les réseaux sociaux pour alimenter le pire.

Un coup de main d’un média public au repli communautaire et à l’idéologie de la radicalisation : l’histoire jugera

D’ailleurs, voilà ce à quoi on en arrive de façon déconcertante, dans cet état d’esprit : « Les deux ingénieurs font le lien entre une forme d’exclusion et un mouvement de repli communautaire. Redouane : "J’ai commencé à traîner avec d’autres personnes. Est-ce que je serais devenu musulman si je n’avais pas rencontré ces difficultés ? » On tombe à la renverse ! La France serait responsable, ainsi définie comme raciste, de pousser les jeunes vers l’enfermement religieux et donc, ses conséquences… Et c’est un média du service public qui fait cette propagande, en relayant une victimisation outrancière qui justifie le rejet de notre société et le communautarisme, au risque de la radicalisation ! Une vision mystificatrice de la France mise au service des haineux de tous bords, qui rabat mieux vers l’extrême droite que ses propres discours en lui donnant par cette désinformation, qui discrédite le combat antiraciste, des armes. C’est la honte ! On devrait demander à ces journalistes de pacotille des comptes, au nom de leurs auditeurs et lecteurs, qui financent cela avec leurs impôts, de la France et de son peuple qui n’a pas à être ainsi trainé avec elle dans la boue, selon des méthodes qui n’ont plus rien à voir avec du journalisme, mais aussi des responsabilités que cela engage devant l’histoire.

Guylain Chevrier

[4Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Stock, 2016, page 51 : « Cette bulle « narcissico-médiatique » se double d’un journalisme d’opinion agressif rompant avec la déontologie journalistique et le professionnalisme qui ont existé dans l’après-guerre. L’exposé rigoureux des faits et de leurs différentes interprétations possibles a été dévalorisé au profit de l’inflation de commentaires de journalistes qui diffusent leurs propres opinions comme des évidences correspondant au nouvel air du temps ».


Voir aussi dans la Revue de presse les rubriques Quel niveau d’intolérance en France ?, Tribunaux islamiques dans Royaume-Uni, Canada (note du CLR).


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