Par Nathalie Raulin, photo Martin Colombet pour « Libération ». 15 juillet 2019
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Fatiha Boudjahlat, Combattre le voilement, Cerf, 2019, 216 p., 18 €.
"Féministe universaliste en lutte contre le fondamentalisme religieux, cette enseignante est une débatteuse virulente capable d’ulcérer ses adversaires.
Quand on débat avec Fatiha Boudjahlat, mieux vaut éviter les effets de manche. En particulier si on est « homme, blanc, bourgeois ». Ne pas croire surtout qu’il suffit, pour la faire taire, de tonner « c’est absurde ! ». A s’y risquer sur LCI, le cinéaste Romain Goupil a fini dans les cordes, groggy. Au souvenir de cet instant télé, la « féministe très à gauche » sourit : « Avec lui, je me suis fait plaisir. » Rien de personnel dans cette exécution étayée et sans bavure : « Je n’ai pas vu ses films. Je ne le connais que parce que je consomme beaucoup les médias. » Flotte tout de même sur l’épisode un petit parfum de revanche. C’est que la professeure d’histoire-géo en réseau d’éducation prioritaire à Toulouse a conscience d’être l’invitée « bouche-trou » en ce pont de l’Ascension : « Je visitais Eurodisney avec ma famille quand l’équipe de Pujadas m’a contactée pour parler, en tant qu’enseignante, du port de signes religieux par les accompagnateurs scolaires. J’ai couru comme une folle et je suis arrivée au moment où ça commençait. » Elle a tout juste le temps d’informer la production qu’un chapitre de son dernier essai, Combattre le voilement, préfacé par Elisabeth Badinter, est consacré au sujet…
Fatiha Boudjahlat est une « grande gueule ». Ses frères disent « trop ». Pas elle, qui sait l’importance du tempérament dans sa « petite ascension sociale ». C’est que pour la native de Montbéliard, la course était à handicaps. A cause du dénuement bien sûr, des revenus aléatoires du père algérien abonné aux missions d’intérim après avoir été déclaré inapte au travail chez Peugeot. D’où ses réminiscences de maraudes, de visites fréquentes au Secours populaire et aux Restos du cœur. « Le corned-beef qu’ils distribuaient, c’est ma madeleine de Proust », confie celle qui, à 11 ans, migre dans le grand cagibi pour ne plus partager sa chambre avec trois frères. De cette époque, l’enseignante myope au point de ne pas vouloir passer le permis de conduire conserve un stigmate : « La nuit, je dors avec un masque, je ne supporte pas la lumière. » Et aussi une conviction antilibérale : « Les aides sociales ne doivent pas être corrélées au mérite, c’est trop hasardeux. Quand on en a pris plein la tête, on a le droit d’aller mal. Les self-made-men, ça n’existe pas ! »
Son genre n’arrange rien. « Quand vous êtes la seule fille sur huit enfants, vous n’êtes pas gâtée, vous êtes Cosette. Le ménage, c’est pour vous ! » Dans son quartier « ghettoïsé classique », l’extérieur n’est pas moins codifié : « Dès qu’un garçon franchissait le seuil de la MJC, nous, les filles, on devait partir. Pourquoi ? C’était une activité municipale ! Comme j’étais surveillée partout et que je n’avais droit à rien, je me suis repliée chez moi, à regarder des séries télé. »
Pour Fatiha Boudjahlat, le patriarcat en général et le « patriarcat arabo-musulman » en particulier sont une plaie. A tout le moins, un mur à abattre pour les femmes qui rêvent d’émancipation. « Chez les musulmans, le père est le pilier de l’orthodoxie. C’est lui qui dicte les règles. » Les filles n’ont qu’à bien se tenir. Avec le temps, la gamine aurait peut-être oublié les cris, les coups de savate, les réveils forcés pour changer la chaîne de télé regardée par un père en mal de télécommande. N’eût été ce voyage en Algérie à 13 ans. « Une fois là-bas, il a confisqué nos passeports et nous a annoncé qu’il prenait une seconde épouse », se souvient-elle. « Ma mère a eu le réflexe d’aller à la police en prétendant avoir perdu les papiers. Elle nous a ramenés à Montbéliard dans un train de nuit bondé. Quand on est arrivés, mon père finissait de vider l’appartement. Ma mère s’est évanouie, et je le revois la frapper en lui disant de se relever parce qu’elle lui faisait honte. » Fatiha Boudjahlat ne pardonnera ni l’humiliation ni l’injustice. Jamais elle ne reverra son père, aujourd’hui décédé.
Son malheur est sa chance. Ses cinq frères aînés sont protecteurs. Mais aussi trop occupés ailleurs pour songer à fermer son horizon. « La religion ne les a rattrapés que beaucoup plus tard, à des degrés divers d’ailleurs », précise la musulmane revendiquée. « Mais est-ce que j’aurais eu la force de résister s’ils m’avaient dit : "Tu te maries, tu mets le foulard" ? J’avais une grande gueule, mais est-ce que j’aurais eu le courage de me barrer ? » L’école lui offre l’échappatoire espérée. Sa prof de français, qui lui « apporte des livres jusque dans la cité », renforce sa détermination. Après plusieurs années d’apnée entre bourses de l’Education nationale et ménages en usine, « seul piston que pouvait [lui] offrir [sa] mère », la « Franc-Comtoise » décroche son Capes d’histoire, sésame pour la liberté.
Quand le voile a fleuri, la chevènementiste a frémi. « Dans ma jeunesse, ça n’existait pas », précise la presque quadra, qu’un régime drastique a fait fondre. « Mais quand ils ont gagné leur vie, mes frères ont payé un pèlerinage à La Mecque à ma mère, qui n’a jamais ouvert le Coran de sa vie et ne parle même pas l’arabe. Elle en est revenue avec le foulard, tout comme ses voisines de quartier… » Sa nièce de 16 ans a suivi. « C’est un choix que je respecte. Mais c’est un choix d’orthodoxie religieuse, un signe de consentement aux injonctions patriarcales communautaires », soutient l’essayiste qui, après cinq FIV, a perdu tout espoir de maternité. Les néoféministes qui s’en accommodent la révoltent. « Nos droits ont été arrachés à la tradition et à la religion », s’enflamme la défenseuse acharnée de la laïcité, fière de ses trois tatouages impies. « On ne doit pas être dans l’aveuglement et le misérabilisme culturaliste : ce qu’on exige des hommes blancs, il faut l’exiger des hommes arabes. Tout doit évoluer. »
Sur Twitter, ses messages lui valent des tombereaux d’injures. « J’ai paramétré mon compte pour bloquer les insultes sexuelles. Mais j’ai toujours droit à "collaborette", "Arabe de service", "harkiette", "négresse de maison", "serpillière", j’en passe. » Le retour de flamme est généralement à proportion. Parfois hors. « Il m’est arrivé de me laisser aller au clash ou au bon mot », euphémise la castagneuse, écartée par le Printemps républicain. Quand elle découvre la réponse de Fatiha Boudjahlat à un de ses tweets, la chroniqueuse proche des Indigènes de la République Rokhaya Diallo hurle, elle, à l’« appel au viol ». Et porte plainte. La prof d’histoire-géo s’en étrangle encore : « Un policier a appelé mon principal de collège pour lui demander mon numéro parce qu’il était en charge d’une plainte pour "incitation à la commission d’un crime" ! Jusque-là, j’étais la seule de la famille à ne jamais avoir été convoquée par les flics… » L’affaire est classée sans suite. Mais le rappel à la loi qui lui est signifié ne passe pas : « Je ne me laisserai pas faire. J’ai porté plainte pour dénonciation calomnieuse avec constitution de partie civile. » D’excuses à Diallo, elle n’a pas voulu entendre parler. Au combat, Fatiha Boudjahlat ne compose pas.
Nathalie Raulin, photo Martin Colombet pour « Libération » "
Voir aussi VIDEO "Voile : interdit pour les sorties scolaires ?" (LCI, 31 mai 19) (note du CLR).
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