17 octobre 2016
"La nomination d’une enseignante métropolitaine pour un cours sur l’histoire de l’esclavage suscite un tollé et vire à la querelle identitaire.
L’Université française partage avec le Vatican un goût accompli pour les élections compliquées et les alliances florentines. Lorsqu’un enseignant doit être recruté par une université, un comité de sélection regroupant chercheurs locaux et extérieurs est mis sur pied. Sans surprise, l’alchimie entre les membres du jury entraîne bien souvent l’élection du favori..., sauf lorsque les jurés locaux boycottent l’assemblée qu’ils ont eux-mêmes constituée. C’est ce qui s’est passé à La Réunion en mai 2016, à l’occasion d’un recrutement sur le poste d’enseignant spécialisé en « histoire de l’esclavage, de l’engagisme et de l’économie des colonies dans les îles du sud-ouest de l’océan Indien aux XVIIIe et XIXe siècles ».
Une docteure nantaise, Virginie Chaillou-Atrous, a été élue avec une voix d’avance sur le candidat réunionnais de 59 ans, Albert Jauze. Voilà près d’un an qu’elle aurait dû succéder à un professeur d’histoire et figure militante de l’identité créole, Sudel Fuma, disparu en juillet 2014. Sauf qu’elle n’a toujours pas pu prendre ses fonctions. Sa légitimité est contestée par diverses associations et une décision du tribunal administratif vient de suspendre cette nomination. Cela fera bientôt 850 jours que ce poste est vacant. Récit d’un incroyable imbroglio administratif, où s’invitent des suspicions de « néo-colonialisme » et de sentiment « anti-métropolitain ».
La Nantaise
Janvier 2016. La désignation de Virginie Chaillou-Atrous, spécialiste montante de l’histoire de l’esclavage, est fraîchement accueillie à l’université de La Réunion. Des voix s’élèvent pour dénoncer un « recrutement sur commande » et regretter que le choix ne se soit pas porté sur son concurrent local Albert Jauze, docteur en histoire moderne. Qu’importe si ce dernier, originaire de l’île, avait déjà été écarté à deux reprises des précédents recrutements de l’université. Patrick Karam, président du Conseil représentatif des Français d’outre-mer (Crefom), commente cette nomination le 26 mai, en marge d’un déplacement de Nicolas Sarkozy sur l’île : « On a choisi une candidate moins capée qu’un candidat réunionnais et on a l’impression que ce dernier a été éliminé parce qu’il était réunionnais. » Les opposants s’échauffent et assènent un argument discutable : l’histoire de l’esclavage ne peut être confiée à une universitaire métropolitaine, de surcroît venue d’une ville phare de la traite négrière... Virginie Chaillou-Atrous, Vendéenne de son état, reçoit des messages la désignant comme « l’étrangère », « la Nantaise » ou le « petit-beurre ».
« La vérité n’ayant qu’une seule couleur »
En juin, l’affaire déborde du cadre universitaire et commence à faire grand bruit dans l’île. L’historien réunionnais Prosper Ève – qui avait refusé de siéger lors des délibérés du jury qui a désigné Virginie Chaillou-Atrous – publie un poème virulent sur le site zinfos974.com sous le titre « Un poème en réponse aux colonialistes et néo-colonialistes ». Extraits : « Peuple réunionnais/ Méfiez-vous comme de la peste/ De ceux qui vous jettent au visage/ Avec un brin de suffisance :/ Qui est réunionnais ? [...]/ La vérité n’ayant qu’une seule couleur,/ Accouchons-la sans peur [...]/ Vous êtes là en face d’experts qui ont érigé le mensonge en vertu/ De monuments d’intolérance,/ De dominants abjects et méprisants,/ De vils tyrans./ S’ils se permettent cette outrecuidance,/ C’est parce qu’ils ne sont pas réunionnais,/ Mais en manipulateurs forcenés. » Ambiance à l’université de Saint-Denis de La Réunion...
« Promotion du nègre »
Des associations identitaires emboîtent le pas et s’emparent de l’affaire. L’historienne « métropolitaine » est interpellée dans des commentaires et des tribunes régulières. Erick Murin, responsable du Conseil représentatif des associations noires (Cran) réunionnais, publie une lettre ouverte pour le moins musclée. Extraits : « Est-ce trop demander au métro-politain de Nantes, à l’imagination débordante, que d’imaginer le rejet d’une candidature métro-politaine ? C’est une preuve de plus, que le métro-politain réclame cyniquement encore plus de privilèges, encore plus de droits à La Réunion. Pourquoi accepterait-il un ordre social au détriment de sa visibilité existentielle ? [...] après quatre longs siècles de domination, il est difficile pour un métro-politain d’accepter que le nègre est à la plénitude de sa verticalité, qu’il démultiplie ses foyers de résistances, qu’il ne craint plus d’affronter le néo-colonialisme français. [...] Il n’a jamais été prouvé scientifiquement que la promotion du nègre passe par le tamis du métro-politain, c’est de l’infantilisation de vouloir faire croire au Réunionnais qu’il doit constamment être la remorque, suivre, dépendre d’une présence culturelle du métro-politain. » Bref, il faudrait être réunionnais pour travailler sur l’histoire de La Réunion, comme il faudrait être breton pour écrire l’histoire de la Bretagne ou alsacien pour étudier celle de l’Alsace...
Pétition
Le milieu universitaire s’émeut de cette entreprise politique qui voudrait transformer l’histoire en combat mémoriel identitaire. L’universitaire nantais Jacques Weber a lancé une pétition dans laquelle il dénonce « l’ingérence d’associations, de réseaux sociaux et de groupes de pression dans les affaires universitaires et leurs prétentions à substituer des considérations locales et l’origine des candidats aux critères scientifiques et au mérite ». La pétition sera déposée sur le bureau des ministres Najat Vallaud-Belkacem et Thierry Mandon.
Sollicitée par LePoint.fr, l’université de La Réunion ne souhaite pour le moment apporter aucun commentaire à cette situation. Elle rappelle que la décision du tribunal administratif ne porte que sur la forme de la nomination. Un prochain jugement statuera sur le fond et permettra de déterminer si l’enseignante peut ou non prendre ses fonctions."
Lire "Esclavage, insultes et poésie à l’université de La Réunion".
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales