Revue de presse

Elisabeth Badinter : "Cessons d’avoir une idée unique de la gent féminine" (Le Monde, 13 fév. 10)

16 février 2010

"Vous dites "on est passé de moi d’abord à l’enfant d’abord".

Les années 1970-1980 sont des années de conquête. Il y a alors un mouvement féministe assez uni et assez puissant, qui se fait entendre. Les femmes ont des ambitions personnelles, qu’elles n’entendent pas sacrifier entièrement au désir d’avoir des enfants. Elles ne sont pas décidées à céder sur l’un ou l’autre terrain.

Dans certains livres de l’époque, j’avais été frappée de la façon très libre dont des femmes anonymes clamaient leur ambivalence à l’égard de la maternité et leur ras-le-bol du modèle de la mère parfaite. Cette liberté s’est peu à peu éteinte. On en est venu à "l’enfant d’abord" : quand on fait un enfant, on lui doit tout. [...]

"Le Conflit" suscite des polémiques. On considère ce livre comme un pamphlet, alors que vous vous appuyez sur des études, des statistiques. Et on vous traite d’"archéoféministe".

Cela me fait sourire. C’est une attaque ad hominem qui se veut efficace car dans une société ou le mot féministe est déjà presque une insulte, une femme archéoféministe... c’est une superringarde. La pire des insultes ! J’attends plutôt des arguments, je pense qu’il y en aura.

Face à votre dénonciation de l’offensive naturaliste, on estime que vous rendez l’écologie responsable de la régression que vous dénoncez.

Je ne dis pas que c’est l’écologie seule. C’est un ensemble de mouvements de pensée, dont l’écologie radicale fait partie. J’estime que lorsque madame Nathalie Kosciusko-Morizet, quand elle était secrétaire d’Etat chargée de l’écologie et madame Cécile Duflot, secrétaire nationale des Verts en arrivent à dire aux femmes que les couches lavables sont très bien, là on est dans l’écologie radicale. Je ne nie pas les problèmes de pollution posés par les couches jetables, mais ces femmes devraient plaider pour qu’on produise des couches biodégradables.

Et quand j’entends madame Duflot dire que les hommes laveront les couches, je me demande dans quel monde elle vit. C’est une jeune femme, et elle fait de la politique, donc elle devrait savoir que l’étude de l’Institut national d’études démographiques (INED), "Population et société", de novembre 2009, a montré, sans discussion possible, qu’en France, à chaque fois qu’elle a un enfant supplémentaire, la femme travaille plus à la maison, et qu’elle assume toujours entre 80 à 90 % des charges. Ce ne sont pas les hommes en rentrant du travail qui vont aller mettre ces couches souillées dans la machine à laver - qui dépense de l’énergie... Quelle inconscience à l’égard des tâches qui pèsent sur les femmes !

Les jeunes femmes ont-elles conscience qu’on les renvoie au discours de leurs arrière-grands-mères : "une femme n’est pas complète si elle n’a pas d’enfant" ?

Celles que je vois en sont parfaitement conscientes et protestent. D’autres trouvent cela légitime. Ce que je veux montrer, c’est qu’on est à la croisée des chemins. Eliette Abécassis, dont je ne partage pas l’approche de la maternité, dit une chose juste : il y a deux sortes de femmes, celles qui aiment à se retrouver en femelles mammifères, et celles qui détestent cela, ne veulent pas en entendre parler.

Je lutte pour qu’on cesse d’avoir une idée unique de la gent féminine, comme si on était un troupeau. On a des désirs, un inconscient, une histoire différente. Si l’on accepte ce discours naturaliste, tel celui de La Leche League (association pour la promotion de l’allaitement), alors toute femme doit allaiter, et y trouver sa jouissance. Aucune excuse n’est recevable pour ne pas le faire. C’est la fin de la liberté de choix, mais aussi celle de la lutte contre l’inégalité des sexes.

On vous reproche aussi d’être dans le déni de la maternité, comme l’aurait été Simone de Beauvoir, qui n’avait pas d’enfant. Or vous en avez eu trois.

Je ne suis pas dans le déni de maternité, je suis dans le déni de l’instinct maternel. J’ai eu trois enfants, mais ce n’est pas mon problème personnel que j’évoque.

Finalement, cette alternance entre périodes de conquête et périodes de régression, n’est-elle pas une constante dans l’histoire des femmes ?

On pourrait étendre la question et se demander si ce n’est pas une constante de l’histoire des sociétés. Au-delà du problème des femmes, la société actuelle est très régressive. On est dans une mouvance d’angoisse, on met en avant le principe de précaution, on a peur de tout, on est dans des positions de repli.

Quant au féminisme, il est vraiment coupé en deux, et depuis les années 1980, le féminisme naturaliste, différentialiste, victimaire, s’est peu à peu imposé à la société occidentale. Le thème de l’indépendance économique des femmes n’est plus tenu. Et le féminisme de conquête, celui qui défend l’égalité, est en sommeil.

Propos recueillis par Josyane Savigneau"

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