Revue de presse

E. Bastié : « Le droit à ne pas être offensé corsète le débat » (lepoint.fr , 26 mars 21)

Eugénie Bastié, journaliste au "Figaro". 2 avril 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Eugénie Bastié, La Guerre des idées. Enquête au coeur de l’intelligentsia française, éd. Robert Laffont, mars 2021, 312 p., 19 €

Propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart.

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"[...] J’ai tenté de contacter l’économiste et philosophe Frédéric Lordon proche de la gauche radicale qui n’a pas souhaité donner suite à ma sollicitation : je cite sa réponse dans mon livre. Lordon pense en substance que le pluralisme et la neutralité du débat démocratique sont le masque de la domination néolibérale, et que jouer ce jeu-là revient à faire le jeu des dominants. Pour moi, cette position est emblématique d’un certain sectarisme savamment théorisé, repris d’ailleurs par Lagasnerie qui est « contre le paradigme du débat ». [...]

Je ne critique pas l’existence d’un débat franc avec des positions tranchées. La polarisation n’est pas un défaut en soi. Mais elle doit être argumentée et courtoise. Un débat dans l’émission Apostrophes à la fin des années 1980 entre BHL et Maurice Bardèche me vient à l’esprit : ils débattaient de façon on ne peut plus courtoise alors qu’ils avaient des points de vue radicalement opposés (puisque Bardèche était un fasciste assumé). Ce qui caractérise le débat actuel n’est pas le culte du « clash » et de la « polémique », mais le refus de la confrontation. Dès que quelqu’un hausse la voix et dit ce qu’il pense, on trouve cela inacceptable.

Prenez l’exemple récent d’Alain Finkielkraut, évincé de LCI pour avoir commenté l’affaire Duhamel : le dissensus sur une question où domine le consensus est perçu comme une recherche de « clash », alors qu’il exprime simplement une position, certes minoritaire, mais qui a droit de cité. En fait, on considère ces opinions comme blessantes. Quand je ne suis pas d’accord avec les opinions que j’entends dans les médias, je ne demande pas qu’on fasse taire ceux qui les expriment et je ne prétends pas qu’ils m’empêchent d’exister parce qu’ils portent atteinte à « mon moi de droite », à mon identité. Aujourd’hui, le sectarisme est fondé sur le sentiment. [...]

Quand Sartre dit que « tout anticommuniste est un chien », on ne peut pas dire qu’il ait un grand respect de l’adversaire, mais il ne dit pas : tout anticommuniste me blesse et il faut le faire taire. Il est plus facile de contrer un sectarisme fondé sur un jugement, même outrancier, que sur la subjectivité, car on ne peut pas débattre avec un sentiment. L’affirmation croissante du droit à ne pas être offensé corsète le débat et se retourne d’ailleurs contre la gauche, qui est en train de goûter au sectarisme qu’elle a elle-même infligé pendant des années à la droite. Je pense, par exemple, à la psychanalyste Élisabeth Roudinesco qui vient de se faire traiter de « transphobe » parce qu’elle a parlé d’une « épidémie de transgenres », alors que, pendant des années, elle avait pathologisé le discours de droite, caricaturant tout scepticisme quant aux bienfaits de l’immigration ou du mariage pour tous en « haine » de l’altérité. La révolution dévore ses enfants. [...]

Une certaine mode intellectuelle voudrait renvoyer dos à dos les « extrêmes » et se mettre en position d’arbitre des élégances en jouant sur la polysémie du mot « identité », comme si l’« identity politics »(politique identitaire) de la gauche woke était similaire à ceux qui défendent simplement l’identité française, c’est-à-dire la culture française – une culture qui a une dimension universelle, au contraire de l’agenda des partisans de la politique identitaire qui ne veut souder qu’autour de souffrances communes. Comme si les suprémacistes blancs avaient des chaires à l’université et voyaient leurs slogans relayés par les grandes marques mondialisées ! Ce faux parallélisme de la « tenaille identitaire » est malhonnête intellectuellement.

En parallèle, ces questions non débattues ressurgissent de façon caricaturale aux extrêmes : le politiquement correct caricatural fabrique par mimétisme un anti-politiquement correct tout aussi caricatural. Quand on empêche les gens de parler, ils se mettent à crier. C’est un peu ce qui s’est passé avec Trump. Un autre risque est l’archipellisation du débat d’idées, c’est-à-dire la coexistence de courants de pensée, d’interprétations du réel qui ne se confrontent jamais : les gens de droite regardent CNews et ceux de gauche écoutent France Inter et France Culture. À l’avenir, le danger est que chacun aura son canal de diffusion et il n’y aura plus de plateforme commune pour que les opinions différentes et tranchées s’y confrontent. [...]

La gauche confond souvent le vrai et le bien. Dans sa quête de pureté idéologique, elle traque et exclut les déviants. Ce phénomène tend à se radicaliser à mesure qu’elle perd du terrain selon le syndrome de la citadelle assiégée. Cela me fait penser aux communistes face à Soljenitsyne : quand il publie Une journée d’Ivan Denissovitch en 1963, l’intelligentsia communiste, alors au faîte de sa puissance, l’accueille plutôt bien, car elle ne se sent pas menacée. Mais quand il publie L’Archipel du Goulag en 1973, les communistes en plein déclin le dépeignent comme un « réactionnaire ». Parallèlement, la droite récupère les figures que la gauche abandonne. La gauche ne cite jamais les penseurs de droite, le contraire arrive fréquemment. Une situation que décrivait déjà Raymond Aron dans L’Opium des intellectuels : « La gauche a une telle supériorité de prestige que les partis, modérés ou conservateurs, s’ingénient à reprendre certains qualificatifs, empruntés au vocabulaire de leurs adversaires. » [...]

Il y a donc deux écueils à éviter, l’illusion du consensus et, de l’autre, la guerre au sens littéral où l’on désigne des ennemis et où on les pourchasse. Le modèle du débat, pour moi, est celui d’une conversation conflictuelle, où l’on expose franchement ses divergences tout en essayant d’avancer de concert : c’est le désaccord civilisé.

La polarisation ne signifie pas non plus la fixité des idées. Un intellectuel doit être capable de changer d’avis face au réel. Tous ceux que j’admire, Péguy, Bernanos, Simone Weil, ont changé d’avis. Péguy a critiqué les excès du camp dreyfusard. Weil était pacifiste dans les années 1930, mais est devenue patriote en 1940 en reconnaissant s’être trompée. Bernanos, après avoir vu les exactions des franquistes, s’en est publiquement écarté. On dit souvent que ce qui caractérise un intellectuel est la cohérence de sa pensée, mais c’est aussi la capacité d’évoluer. Or, beaucoup d’intellectuels de gauche le refusent. [...]

Il est bien plus simple de proposer l’écriture inclusive ou l’accroissement de la diversité dans les médias que des pistes concrètes et crédibles de transformation économique. C’est du progressisme pas cher avec une radicalité de façade. Les penseurs marxistes qui nous restent n’ont pas tort de penser qu’aujourd’hui la lutte des races éclipse la lutte des classes. [...]"

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