Revue de presse

Djemila Benhabib : "La gauche multiculturaliste a trahi la laïcité" (fait-religieux.com , 5 fév. 13)

5 février 2013

"[...] La crainte d’être taxé de racisme peut expliquer la complaisance avec laquelle la gauche a apporté un soutien explicite au développement des revendications islamistes. Mais son attitude trahit aussi une façon de voir le monde : quelque part, la gauche multiculturaliste n’est jamais vraiment sortie de l’anti-impérialisme américain et du discours anticolonialiste. Elle porte un regard essentialiste sur le monde : elle perçoit l’Occident comme étant un, homogène, et toujours prisonnier du fardeau du colonialisme. Ce faisant, elle endosse la critique des islamistes. Or, aujourd’hui en Occident, nous sommes passés à une autre étape historique. C’est ce que la gauche n’a pas encore compris. En France, au moment du débat sur l’interdiction du port de signes religieux - et donc du voile - en 2004, la gauche a fait étalage de sa division, de son absence de fermeté dans ce dossier. Même le mouvement féministe a apporté son soutien aux femmes qui portaient le voile et a donc, une fois de plus, donné carte blanche aux islamistes. Tout cela parce que la gauche reste toujours prisonnière du relativisme culturel.

La France est-elle un peu plus « épargnée » que d’autres pays ?

Ce qui différencie la France, c’est que dans ce pays, les revendications liées à la religion semblent être une anomalie, parce que c’est un État de tradition laïque. C’est ce qui la distingue des pays anglo-saxons ou en tout cas très fortement marqués par la culture anglo-saxonne, comme le Canada ou la Belgique. Dans tous ces pays, la liberté de religion, poussée à l’extrême, sert indirectement les fondamentalismes. Personnellement, je n’aime pas trop le terme de « liberté de religion » toujours susceptible d’être détourné. Je lui préfère celui de liberté de conscience.

Vous faîtes le constat de l’échec du multiculturalisme, prétexte au communautarisme. Quelle alternative possible, selon vous ?

L’Allemagne d’Angela Merkel, tout comme la Grande-Bretagne de David Cameron, ont fait le constat de l’échec du multiculturalisme et de la nécessité de réinstaurer des règles communes de vivre-ensemble. Au Québec, le milieu politique, en dépit de l’échec flagrant, continue de faire l’autruche. Un nouveau modèle reste à inventer, mais en tout cas, il ne viendra pas du monde politique, mais plutôt de la société. Je vous donne un exemple : au Canada, l’égalité homme-femme est une valeur fondamentale, une revendication qui a été poussée très loin historiquement. En Ontario, des tribunaux d’arbitrage islamique allaient être entérinés mais le projet a finalement avorté à la suite d’une mobilisation, d’une réaction extrêmement forte de la société. Car c’est cette valeur-là - l’égalité homme-femme - qui avait servi de démarcation, de ligne rouge à ne pas dépasser. Le problème est qu’au Canada, la liberté de religion est inscrite dans le préambule de la Constitution, ce qui a servi de prétexte pour la pousser à l’extrême. D’où des débordements inévitables, comme quand un garçon sikh se retrouve autorisé à venir à l’école muni de son poignard rituel - le kirpan. Ou quand une femme se présente à l’audience au tribunal entièrement voilée, sans qu’il soit possible de l’identifier, et qu’elle y est autorisée parce que sa liberté de religion ne doit pas être bridée.

Ce modèle multiculturaliste, tel qu’il existe au Canada, est-il encore populaire auprès des Québecois ?

Les enquêtes d’opinion montrent que les Québecois, dans leur grande majorité, sont totalement réfractaires aux fameux « accommodements raisonnables » religieux. Tout comme la grande majorité des immigrants, d’ailleurs. Mais pour le moment, le courage politique pour venir à bout des accommodements raisonnables a fait défaut. Nous sortons au Québec de neuf ans de règne du Parti libéral, qui a perdu récemment les élections contre le Parti québecois (PQ). Or, les lobbies politico-religieux au Québec sont extrêmement puissants. Ils bénéficient des subsides en provenance du Qatar, de l’Arabie saoudite ou de l’Iran, et ils sont suffisamment influents pour pouvoir manipuler l’opinion, mais aussi les immigrés, et même les décisions politiques. Ils sont notamment à même de financer les partis, comme le Parti libéral. J’ai compris la force et le poids de ces lobbies politico-religieux lorsque j’en ai moi-même fait l’expérience. Je suis engagée en politique au Québec, où je suis un peu connue pour mes convictions fermes sur la laïcité. Au moment des élections, j’ai proposé, avec mon parti et la Première ministre actuelle, Pauline Marois, l’instauration au Québec d’une Charte de la laïcité qui reposait sur deux axes : l’interdiction du port de signes religieux dans la fonction publique, et la neutralité de l’État dans tous les domaines de la vie publique. J’ai dû essuyer coup sur coup les attaques et les critiques des catholiques intégristes, mais aussi du B’nai B’rith, la plus ancienne organisation juive internationale, et enfin des réseaux islamistes. Le 3 septembre dernier, à la veille des élections législatives, Tariq Ramadan a organisé une grande kermesse qu Québec au cours de laquelle, accompagné de son soutien local, Omar Aktouf, qui se rattache aussi au courant multiculturaliste, il a clairement appelé à ne pas voter pour moi et pour le PQ - sans succès, heureusement.

Court-on le risque, comme c’est déjà en partie le cas en France, que ce soit d’autres courants, tels que l’extrême-droite, reprennent le combat de la laïcité - en le détournant ?

La gauche fait preuve d’une grande frilosité sur ces questions-là. Elle a érigé en tabou le sujet de la laïcité et du vivre-ensemble. Or, ces questions doivent être débattues, sinon, on court le risque que d’autres forces ne viennent s’en emparer pour pouvoir en parler mieux, mais mal. Si l’on reprend l’exemple des tribunaux d’arbitrage islamique au Canada, le Premier ministre de l’époque avait alors transmis le dossier à Marion Boyd, ancienne ministre de la condition féminine et féministe de gauche qui y avait donné son feu vert. Dans ce cas précis, la situation aura été le résultat d’une alliance contre-nature entre les milieux historiquement de gauche et les lobbies politico-religieux. C’est pourquoi je suis extrêmement sévère, dans mon livre et dans toutes mes prises de position, avec les intellectuels de gauche, car je crois qu’ils ont une grande part de responsabilité dans la multiplication et la banalisation de ces demandes dans le sens d’une plus grande liberté de religion. J’attendais d’eux du soutien, ce que je n’ai pas eu, et je voudrais qu’ils cessent de soutenir des mouvements multiculturalistes qui sont les paravents de l’islamisme et viennent en aide aux courants vraiment démocratiques dans les sociétés arabes."

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