Revue de presse

"Deux gauches irréconciliables" (Le Point, 9 jan. 25)

(Le Point, 9 jan. 25) 15 janvier 2025

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Stand-up. Sophia Aram agit en révélateur des clivages idéologiques qui fracturent la gauche.

Par Hadrien Brachet

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Les derniers fidèles à gauche ? En ce soir de novembre, l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve, le député Jérôme Guedj et le maire de Paris Centre Ariel Weil se sont glissés dans le public de l’imposante salle des fêtes de l’hôtel de ville de la capitale, petit joyau architectural aux allures de galerie des Glaces. Les trois larrons – connus pour leur scepticisme vis-à-vis du Nouveau Front populaire – assistent, sous des lustres brillants, à la remise annuelle des prix du Comité Laïcité République, récompense distinguant des personnalités pour leur engagement laïque. Parmi les lauréats de l’année 2024 : l’humoriste Sophia Aram. À la tribune, aux côtés de son ami l’avocat Richard Malka, la chroniqueuse se lance dans un discours mordant, aux accents volontairement politiques, et fustige au passage ses détracteurs, aussi bien les « communautaristes » que les « petits bourgeois de gauche ».

Car, aux antipodes de cette soirée à l’ambiance réconfortante, la comique est devenue un point de crispation pour une partie de la gauche. Ces derniers temps, amplifiées par les logiques claniques des réseaux sociaux, les passes d’armes virulentes semblent même se multiplier. Dernier épisode en date : Aymeric Caron lui a reproché de se « surpasser » en matière de « bêtise et de racisme » après qu’elle l’a affublé du surnom d’« Abou Aymeric el-Versailly », en référence aux patronymes que se donnent les djihadistes. Le député Insoumis avait accusé la ministre Astrid Panosyan-Bouvet, tout juste reconduite au sein de l’exécutif, d’être « soutien du gouvernement génocidaire israélien ». Une « fatwa », s’est inquiétée Sophia Aram.

Fait nouveau, le patron du PS, Olivier Faure, s’est invité dans le tourbillon de tweets autour de la polémique : « Quand les arguments manquent, il reste la disqualification. Celle-là confine au racisme en laissant penser que tous les noms à consonance arabe sont suspects. » Ce à quoi la comédienne s’est empressée de répondre que « la structure syntaxique “Abou + prénom + ville d’origine” est celle qu’utilisent les djihadistes (de toutes origines) qui, comme le fait Caron, multiplient les fatwas contre leurs adversaires. Assimiler les djihadistes aux musulmans ou aux Arabes comme vous le faites est raciste. »

Guerre de tranchées
Un imbroglio que, vu de loin, certains pourraient prendre pour un règlement de comptes comme l’intelligentsia parisienne en a le secret, plus version Twitter que Saint-Germain-des-Prés. Mais, à y regarder de plus près, la cristallisation autour de l’humoriste star est loin d’être anodine. Elle est un nouveau révélateur de la guerre de tranchées qui anime les gauches sur plusieurs grands principes : la laïcité, l’universalisme, la liberté d’expression ou le rapport aux institutions. « Cette affaire est anecdotique en termes d’impact dans les conversations des Français, mais elle en dit long sur les fractures de la gauche », analyse Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop.

Les pro-Aram

Jérôme Guedj Député PS
Bernard Cazeneuve Ancien Premier ministre
Michaël Delafosse Maire de Montpellier
Carole Delga Présidente de la région Occitanie

Les anti-Aram

Aymeric Caron Député affilié LFI
David Guiraud Député LFI
Manuel Bompard Député LFI
Sandrine Rousseau Députée écologiste

Dynamite
Au micro de la matinale de France Inter, où elle officie depuis quatorze ans, Sophia Aram ne cesse d’appuyer, à dessein, sur les sujets électriques qui divisent la gauche, que ce soit l’islamisme, l’alliance du PS avec les Insoumis, l’« admiration » de Jean-Luc Mélenchon pour Poutine ou même l’affaire Bayou. De la dynamite contre le semblant d’unité, déjà bien mal en point, du NFP. En 2015, au lendemain d’attentats qui l’ont intimement marquée, Sophia Aram montait déjà au créneau dans Le Parisien : « Penser, comme certains à gauche, que les musulmans sont un peuple opprimé dont il ne faut pas se moquer peut être une réaction d’anciens colons. »

Bref, de quoi préoccuper une gauche dont elle ne goûte guère les évolutions et qu’elle pastiche dans son dernier spectacle à travers son personnage de Lauren, jeune femme aux intonations naïves, caricature des dernières tendances d’un certain militantisme progressiste.« Sophia Aram s’est transformée en égérie de quelque chose qu’elle affirme être une vraie laïcité mais qui, pour beaucoup, apparaît comme du rejet de la religion musulmane », estime un stratège écologiste. Réplique de Laurent Joffrin, ancien patron de Libération : « Sous-entendre que Sophia Aram serait raciste est ridicule. La gauche radicale lui reproche de dire la vérité sur l’islamisme, une idéologie qui est contraire à tout ce que nous pensons à gauche, notamment sur la condition de la femme. »

Pluie d’insultes
Depuis le 7 Octobre, les tensions sont montées d’un cran. En mai 2024, Sophia Aram remporte le molière de l’humour. Sur la scène des Folies Bergère, celle qui a grandi à Trappes dénonce le « silence assourdissant » du monde de la culture : « S’il est évident que nous partageons tous ici les appels au cessez-le-feu, comment être solidaires des milliers de civils morts à Gaza sans être aussi solidaires des victimes israéliennes ? » Ce qui lui vaut immédiatement, sur les réseaux sociaux, une pluie d’insultes de comptes anonymes haineux.

Dans le même temps, en pleine campagne des élections européennes, la question du conflit israélo-palestinien comme celle de l’antisémitisme opposent durement la liste de Raphaël Glucksmann à celle de Manon Aubry et Rima Hassan. Les soutiens de l’un applaudissent le « courage » de Sophia Aram, quand les autres l’accusent de passer sous silence les morts palestiniens. Quelques semaines plus tard, en juillet, dans un sketch avec Aymeric Lompret, l’humoriste Blanche Gardin lance que, pour remporter un molière, « il faudrait que je sois islamophobe, comme Sophia Aram ». Vice-président du Sénat, le communiste Pierre Ouzoulias, fervent défenseur de la solution « à deux États », prend auprès du Point la défense de Sophia Aram : « Elle est une femme de gauche qui ne comprend pas pourquoi une partie de la gauche a abandonné des combats qui sont au cœur de son héritage. »

Bête noire de l’extrême droite
Un climat qui ferait presque oublier que la stand-uppeuse, figure du service public radiophonique, est d’abord l’une des bêtes noires de l’extrême droite. En 2011, elle provoque l’ire de Marine Le Pen après avoir déclaré, dans l’une de ses chroniques, que, « entre quelqu’un qui penserait que tous ces malheurs sont dus à la présence d’étrangers en France et un gros con, j’ai du mal à faire la différence ». Des prises de position qui lui vaudront ses premiers placements sous protection policière. Une décennie plus tard, l’humoriste a-t-elle changé ? « Au début, c’était l’icône de la gauche et maintenant, elle est tellement obnubilée par les Insoumis qu’elle fait tout le temps un procès à la gauche », étrille un cadre socialiste. À moins que ce ne soit la gauche elle-même qui ait évolué. « Tout cela est significatif d’une sorte de déconnexion entre la gauche des élus, où LFI exerce encore un magistère extrêmement fort, et une majorité du peuple de gauche qui n’est pas sur cette ligne quand on fait des enquêtes, par exemple sur la laïcité », analyse Frédéric Dabi.

« Aujourd’hui, être simplement social-démocrate, c’est être clivant », regrettait Sophia Aram en août 2024 sur le plateau de C à vous. Ce même été, elle participait, en Corrèze, aux 70 ans de François Hollande. Signe que cette athée revendiquée s’est muée en porte-voix d’une gauche réformiste en ruine, plus militante que comique ? « C’est l’époque qui fait de nous, parfois, des chroniqueurs plus politiques que fantaisistes, plaide Philippe Val, son ancien patron à France Inter. Parfois, on se cogne à des choses graves. » Dans ce registre, Sophia Aram participe en ce début d’année aux commémorations des attentats de janvier 2015, où elle a perdu des amis. À l’époque, elle promettait dans Libération : « Les idées de Charlie ne sont pas mortes, et Charlie non plus. » Un combat toujours d’actualité."



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