Note de lecture

D. Schnapper : L’universel républicain et les particularismes

par Pierre Biard 14 juin 2016

Dominique Schnapper, La République aux 100 cultures, Arfuyen, coll. La faute à Voltaire, 2016, 136 pp, 10 €.

Ce petit livre rassemble cinq articles parus dans diverses publications, entre 2006 et 2015. Différents par l’argumentation et les exemples, ces articles constituent cependant une unité suggérée par le titre de l’ouvrage, La République aux cent cultures, autrement dit l’universalisme républicain confronté, non pas précisément à 100 cultures - le nombre n’étant ici qu’un simple amplificateur rhétorique -, mais au multiculturalisme. "Culture" est entendu dans son sens sociologique que l’auteur définit ainsi : "...les identités, les références culturelles et les fidélités particulières -en d’autres termes, le multiculturalisme" [1].

Célèbre pour ses travaux en sociologie qui ont donné lieu à de nombreuses publications ainsi que pour sa participation à plusieurs commissions de réflexion sur des sujets de société, durant près de dix ans membre du Conseil constitutionnel, Dominique Schnapper a porté une grande attention au problème de l’intégration - on disait naguère "assimilation" - des étrangers. La République aux 100 cultures peut être considérée comme un résumé de sa pensée sur ce sujet. Désireux d’en savoir davantage, le lecteur pourra se reporter à trois autres de ses ouvrages : La communauté des citoyens, La démocratie providentielle et, en collaboration, Qu’est-ce que la citoyenneté ? cette troisième étude ayant l’avantage d’offrir de nombreux documents de référence [2].

Les cinq articles, devenus cinq chapitres, s’ouvrent sur la question capitale de l’intégration des nouveaux immigrés et de leurs enfants dans la société française depuis une trentaine d’années et sur le débat, fort vif, qu’elle a suscité entre "républicains" et "multiculturalistes" (ou "communautariens") [3]. A la lueur des émeutes de banlieues à l’automne 2005, dans lesquelles l’auteur ne voit pas véritablement de contenu ethnique mais la prise de conscience du décalage entre, pour parler comme Marx, une citoyenneté formelle et la réalité de la condition sociale des "quartiers", elle pose la question de l’échec du "modèle républicain", modèle violemment mis en cause par quelques universitaires et certains de ses collègues sociologues. Pour conclure sobrement, mais sans rien céder sur l’essentiel, que ce n’est pas "l’universel républicain", l’idéal d’intégration par la citoyenneté et le travail, qu’il faut mettre en cause mais un ensemble de facteurs liés à l’évolution de la société démocratique, aggravés par la marginalisation, volontaire ou non des jeunes des banlieues.

Parmi ces facteurs,

  • le chômage aux effets dévastateurs ;
  • les conséquences, paradoxales, de la politique de l’Etat-providence : bien que nécessaire, l’assistance n’aide guère à l’intégration des chômeurs, pas plus que la "discrimination positive" à l’américaine, car elles peuvent être vécues comme des humiliations ;
  • l’affaiblissement du sentiment national, naguère puissant vecteur de rassemblement ; les critiques d’historiens et de journalistes, certes en grande partie justifiées, sur des sujets sensibles comme la colonisation, mais qui, repris sans nuances par des politiques ont renforcé dans les populations d’origine étrangère, le sentiment d’être des victimes ;
  • la relativité croissante des valeurs (liberté sexuelle, unions entre personnes du même sexe...) qui a heurté de front les traditions conservatrices de familles d’immigrés.
    A cela s’ajoute dans les banlieues, depuis une vingtaine d’années, l’accentuation d’un sentiment d’appartenance ethnique.

Avant de suggérer des solutions, l’auteur fait justice du débat cité ci-dessus, dans lequel il voit une simple querelle de mots. Il est évident que toute société est multiculturelle "en ce sens qu’elle rassemble en une seule unité politique des populations diverses par leurs origines, leurs croyances et leurs conditions sociales" et que ce multiculturalisme suscite des tensions entre les fidélités particulières et la citoyenneté. Mais ces tensions peuvent être gérées de façon pacifique. Le problème n’est donc pas là. Il se pose si les pouvoirs publics décident de reconnaître les particularismes, c’est à ce moment là que l’on peut parler de "communautarisme". Car, accorder des droits spécifiques à telle on telle communauté est un acte éminemment dangereux, c’est assigner les individus à un groupe, les empêchant ainsi de le quitter par la suite librement, c’est donner à la communauté une importance et une pérennité qui font obstacle à l’exercice de la citoyenneté, c’est, enfin, risquer la fragmentation, l’éclatement même du corps social tout entier.

L’analyse [4] des évènements dramatiques qui ont marqué l’année 2015 montre qu’il y a urgence : encore peu visible en 2005, le caractère ethnico-religieux a considérablement progressé durant ces dix dernières années, sans que la société en ait bien pris conscience. Renonçant à sa modération habituelle, portée par une indignation bien compréhensible, Dominique Schnapper juge sévèrement ceux qui ont cherché à voiler cette montée du religieux, ces intellectuels dont elle stigmatise "la faiblesse", "la lâcheté" et dans lesquels le lecteur reconnaîtra sans peine certains de ses collègues sociologues, ainsi que des journalistes et des politiques - "qui ont progressivement cédé aux sirènes d’un "multiculturalisme" sans contenu concret et sans signification précise, en dénonçant les "intégrationnistes" ringards...", ceux qui ont dénoncé "l’islamophobie" plutôt que l’antisémitisme, sans oublier le "républicanisme" dont la rigidité et le refus d’admettre les "différences " auraient été responsables des évènements".

Lucide et sans concession, elle ne verse pas pour autant dans un pessimisme démobilisateur. Revenant au chapitre I [5] le lecteur trouvera, sinon la clé du problème, du moins des suggestions de bon sens que chacun peut faire siennes, sans renoncer à ses convictions républicaines.

Il n’est, ni souhaitable, ni d’ailleurs possible d’empêcher des populations d’origine étrangères de se rassembler, dans le privé, selon des formes de culture et de fidélités particulières. Mais l’Etat doit être des plus circonspect dans la reconnaissance de ces groupes qu’on peut qualifier d’ethnico-religieux, il doit veiller par exemple à ce qu’un individu puisse y entrer comme en sortir librement, il ne doit en aucun cas admettre que ces groupes imposent des mesures incompatibles avec les droits de l’homme, comme une inégalité statutaire entre hommes et femmes, l’excision des fillettes, le droit pour le mari de battre sa femme... Il faut laisser à chacun la liberté d’entretenir, en privé, des traditions qui ne contreviennent pas à la loi de la République : cette modération n’a rien à voir avec ces "accomodements raisonnables" qui toucheraient en fait aux principes de la République. C’est dans un souci d’apaisement que l’Etat doit agir, mais sans oublier jamais qu’il est le garant de l’unité du corps social.

Il faut remercier Mme Schnapper de nous avoir donné ce remarquable petit ouvrage, petit par le nombre des pages, dense dans son contenu, qui répond clairement, simplement, sans aucun jargon et avec une grande fermeté de pensée, aux interrogations inquiètes de nos concitoyens aujourd’hui.

Pierre Biard

[1P. 20. Attention ! Deux problèmes de pagination, la p. 20 a été numérotée par erreur 24, la p. 70 est devenue 74.

[2- La communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Gallimard, 1995. Le chapitre premier ("Définition") ainsi que le cinquième ("Penser la nation") éclairent, à partir d’exemples historiques et de façon lumineuse, les notions complexes d’ethnie, de nation, d’intégration, de nationalisme.
- La démocratie providentielle, Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, 2002. Utile complément au chapitre II de La république aux 100 cultures. La revendication d’égalité des sociétés démocratiques se traduit dans l’action de redistribution d’un Etat-providence mais, paradoxalement, elle aboutit à un affaiblissement du politique et donc de la conscience citoyenne.
- Qu’est-ce que la citoyenneté ? avec Christian Bachelier, Gallimard, Folio actuel, 2000.

[3Débat obscurci, ajoute l’auteur, "par les termes, mal définis, de "communauté", "communautariens" et "communautarisme"". v. pp 21-22 : "Qu’est-ce que le communautarisme ?

[4Chapitre V : "Pourquoi cette haine ?".

[5En particulier le paragraphe : "Pour un multiculturalisme modéré" pp 24-26.


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