6 janvier 2016
"Le 7 janvier 2015, vers 11 h 35, quelque chose de particulier est arrivé. Quelque chose qu’on avait imaginé, mais jamais réellement envisagé. En 2006, quand Charlie publia les caricatures de Mahomet, personne ne pensait sérieusement qu’un jour tout ça finirait dans la violence. Il n’était pas pensable qu’au XXIe siècle, en France, une religion tue des journalistes. On voyait la France comme un îlot laïc, où il était possible de déconner, de dessiner, de se marrer, sans se préoccuper des dogmes, des illuminés. Sans non plus se soucier des lâches et des faux amis qui nous ont toujours regardés de haut quand on caricaturait les religions. Tous ceux qui nous donnaient des leçons pour mieux dissimuler leur veulerie.
La vérité, c’est que, dès cette époque, beaucoup espéraient qu’un jour quelqu’un viendrait nous remettre à nos places. Oui, beaucoup ont espéré qu’on se fasse tuer. TU-ER. Parmi eux, des fanatiques abrutis par le Coran, mais aussi des culs-bénits venus d’autres religions, qui nous souhaitaient l’enfer auquel ils croient, pour avoir osé rire du religieux. Sans oublier ce marigot d’intellos aigris, de chroniqueurs insipides et de journalistes jaloux, qui font bien gaffe où ils mettent les pieds sur le chemin de leur carrière en évitant soigneusement de dire quelque chose de sincère. Cette nef de fous et de lâches souhaitait notre mort. Les religieux parce qu’on avait blasphémé, les autres parce que Charlie Hebdo avait toujours été une anomalie dans le paysage médiatique français.
Les créateurs de Charlie, Cavanna, Choron, Gébé, Cabu, Wolinski, Willem, étaient des marginaux mais avec un talent béni des dieux. Eux qui ne croyaient pas en Dieu. On ne peut créer ce qu’ils ont créé, écrire ce qu’ils ont écrit, dessiner ce qu’ils ont dessiné qu’en se foutant de tout. D’abord, de Dieu, et ensuite du reste. Rien à foutre de plaire au plus grand nombre, de séduire les masses tristes et de charmer les diplômés ennuyeux. Rien à foutre de rien. En tout cas du maximum possible. C’est ainsi qu’il a fallu faire Charlie pendant des années. En ne pensant qu’au plaisir de se retrouver ensemble le mercredi matin pour parler et déconner de tout, seule manière d’oublier ceux qui souhaitaient notre mort.
À Charlie, on a souvent pensé à la mort. D’abord, la mort économique. Quand le Charlie Hebdo de la première époque rendit l’âme, en 1982, ruiné, un quotidien avait titré « Crève, Charlie ! ». Toute la presse avait chié sur « Charlie-Hebdo ». C’était le titre du dernier numéro, car c’était la vérité. Ce journal ne méritait plus d’exister, il n’intéressait plus personne, il n’avait pas su se renouveler, etc. Les croque-morts se bousculaient au portillon pour être celui qui clouerait la planche sur le cercueil de Charlie Hebdo.
La mort a toujours fait partie de ce journal. Sa reparution en 1992 fut presque contre nature. Un journal qui avait rendu l’âme dix ans plus tôt n’avait pas le droit de vivre à nouveau. Il s’ensuivit un procès suscité par Choron, qui gueulait à qui voulait l’entendre que Charlie était mort et que, lui vivant, il ne reparaîtrait jamais. Puis ce fut ces procès innombrables à l’initiative de cathos fanatiques qui auraient aimé nous faire succomber économiquement. Malgré leur acharnement et des dizaines de procès débiles pour des dessins sur le petit Jésus ou la Sainte Vierge, le journal, comme le canard, courait encore.
Les premiers numéros de Charlie Hebdo auxquels nous participâmes, Charb, Luz, Tignous, Honoré, Bernard, Cabu et moi, étaient angoissants, car nous ne savions pas si le journal allait vivre bien longtemps. Quand, au bout de deux ans d’existence fragile, nous atteignîmes le numéro 100, on n’en croyait pas nos yeux. On était encore vivant. Et, à l’issue de chaque année écoulée, nous nous émerveillions d’être toujours en vie. J’ai toujours travaillé depuis le premier jour de sa reparution, en 1992, avec l’idée que tout pouvait s’arrêter du jour au lendemain. Que le journal pouvait disparaître aussi vite qu’il était réapparu, en moins d’une semaine. Je n’ai jamais considéré le privilège de s’exprimer dans un journal, dans cette démocratie, comme un dû. Rien ne nous est dû. Créer un journal a toujours été extraordinairement difficile, depuis Louis-Philippe, qui faisait emprisonner les journalistes et les dessinateurs, jusqu’à de Gaulle, dont les godillots censuraient ceux qui osaient en rire.
Le journaliste n’est pas propriétaire de la liberté d’expression, il n’en est que le serviteur. À Charlie Hebdo, la liberté d’expression ne devait pas servir à régler des comptes avec ceux qui voulaient notre mort. La seule réponse à leur donner était la créativité. Plus le journal serait inventif et drôle, plus nous nous placerions du côté de la vie et repousserions vers le néant ceux qui voulaient nous y voir sombrer.
Malgré les mesures de sécurité mises en place par la police après l’incendie en 2011, le goût pour la vie nous fit oublier l’angoisse de la mort. Un mois avant le 7 janvier, je demandais à Charb si sa protection avait encore un sens. Les histoires de caricatures, tout ça, c’était du passé, c’était derrière nous. Mais la religion ne connaît pas le temps. Elle ne compte pas en années ou en siècles, car elle ne connaît que l’éternité. À Charlie, on croyait que du temps avait passé et que l’oubli avait fait le reste. Mais un croyant, surtout fanatique, n’oublie jamais l’affront fait à sa foi, car il a derrière lui et devant lui l’éternité. C’est ce qu’on avait oublié à Charlie. C’est l’éternité qui nous est tombée dessus, comme la foudre, ce mercredi 7 janvier.
Ce matin-là, après le bruit assourdissant d’une soixantaine de coups de feu tirés en trois minutes dans la salle de rédaction, un immense silence envahit la pièce. Plus un mot, plus un bruit. Plus rien, à part l’odeur âcre de la poudre. J’espérais entendre des plaintes, des gémissements. Mais non, pas un son. Ce silence me fit comprendre qu’ils étaient morts. Allongé sur le sol, les yeux rivés sur le plafond, je pris conscience que tout Charlie était mort. Cette fois, Charlie était vraiment mort. Je tirais avec mes pieds la chaise où, cinq minutes auparavant, Charb était assis, afin de placer mes jambes en position haute comme on me l’avait appris en cours de secourisme. Nicolino était le seul à gémir dans ce silence interminable. On l’entendait par intermittence appeler à l’aide. Et lorsque enfin un pompier m’aida à me relever, et après avoir dû enjamber Charb allongé à mes côtés, je m’interdis de tourner la tête vers la pièce pour ne pas voir les morts de Charlie. Pour ne pas voir la mort de Charlie.
Après le 7 janvier, beaucoup nous ont regardés comme si nous étions des zombies, à moitié morts, à moitié vivants. Charlie décimé bougeait encore un peu. Dans cette période terrible qui suivit les attentats, des esprits délicats eurent l’élégance de prétendre que, de toute manière, vu la situation financière du journal en 2014, la mort de Charlie était programmée. Selon ces ordures, Charlie sans le 7 janvier n’aurait eu que quelques mois à vivre. Bref, le 7 janvier avait été notre chance puisque d’un seul coup la France entière se mit à lire Charlie. Imaginez l’effet que la lecture de tels propos peut faire sur ceux qui essayaient de se relever. Une fois de plus, l’existence de Charlie était une anomalie. Même dans ces moments cauchemardesques.
On nous demande souvent : « Mais comment pouvez-vous faire le journal après tout ça ? » Comment ? C’est tout ce qu’on a vécu depuis vingt-trois ans qui nous en donne la rage. Jamais on n’a eu autant envie de casser la gueule à tous ceux qui ont rêvé de notre disparition. Ce ne sont pas deux petits cons encagoulés qui vont foutre en l’air le travail de nos vies, et tous les moments formidables vécus avec ceux qui succombèrent. Ce n’est pas eux qui verront crever Charlie. C’est Charlie qui les verra crever. L’année 2015 fut l’année la plus terrible de toute l’histoire de Charlie Hebdo, car elle fit subir le pire supplice pour un journal d’opinion : mettre à l’épreuve nos convictions. Allaient-elles être suffisamment fortes pour nous donner l’énergie de nous relever ? Vous avez la réponse entre vos mains. Les convictions des athées et des laïcs peuvent déplacer encore plus de montagnes que la foi des croyants."
Lire "Charlie Hebdo : la Une et l’édito de Riss du numéro double en vente mercredi".
Voir aussi Charb (1967 - 2015) (note du CLR).
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales