"La baisse des allocations cible les salariés les plus précaires" 31 mars 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Nommée première ministre le 16 mai dernier, Mme Élisabeth Borne avait sept mois plus tôt mis en place une réforme de l’assurance-chômage qui entraîne une baisse importante des allocations pour de nombreux demandeurs d’emploi. Présentées comme un moyen de lutter contre les contrats courts, les nouvelles règles pénalisent d’abord ceux qui les subissent, a fortiori s’ils ont connu une baisse d’activité.
par Damien Lefauconnier
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Ce matin de janvier, Mme Natissa Hebbir, 35 ans, mère célibataire de deux enfants résidant près de Cannes, s’attable avec une tasse de café, pour faire ses comptes. « Je me suis aperçue qu’il me manquait 700 euros pour passer le mois suivant, explique-t-elle. Moi qui n’avais jamais eu de problème d’argent ni d’emploi, je n’en revenais pas. » En l’espace de quelques semaines, la jeune femme est passée d’une vie confortable à des revenus la situant sous le seuil de pauvreté. Il lui est devenu impossible de faire face à toutes ses factures, avec un loyer de 800 euros et un crédit pour l’achat de sa voiture de 200 euros.
Mme Hebbir travaille comme extra dans l’événementiel, elle vient habituellement en renfort, mais la crise sanitaire l’a privée de missions durant de longues périodes. Sa vie quotidienne a basculé le 15 octobre dernier lors du nouveau calcul de ses droits à l’assurance-chômage : « On m’a annoncé 26 euros par jour. Cela fait en gros 750 euros par mois. Avant, quand je n’avais pas de travail, je pouvais toucher 2 400 euros par mois. Je savais qu’une réforme se préparait depuis un an, mais je ne m’attendais pas à cela. »
« Aujourd’hui, je m’estime précaire, j’ai honte de le dire, lâche-t-elle. J’emprunte de l’argent et je sais que ce n’est pas bien. Mon papa me fait des paniers-repas. Je réfléchis à vendre mon ordinateur, mon téléphone et certains jouets de mes enfants. Quand je vois ma fille pousser comme une plante verte, au lieu de m’en réjouir, je suis presque en panique. Je vais devoir lui acheter de nouveaux habits, mais je n’ai pas les fonds. » La jeune femme affirme tenter une reconversion dans la bureautique et scruter les annonces de Pôle emploi. « Mais il ne propose que des CDD [contrats à durée déterminée] ! », s’exclame-t-elle. Son allocation a fondu à cause du système d’indemnisation entré en vigueur le 1er octobre dernier. Le nouveau mode de calcul du salaire journalier de référence pénalise ceux qui alternent périodes de travail et de chômage. Il prend désormais en compte les périodes interstitielles non travaillées lors du calcul de la moyenne des salaires perçus au cours des mois de référence retenus (vingt-quatre à trente-six mois, dans la plupart des cas avant la rupture du dernier contrat).
« J’ai effectué une nouvelle demande de droits en octobre dernier, explique Mme Anaïs P., pigiste pour la télévision et la presse écrite qui souhaite conserver l’anonymat. Je suis passée de 65 euros par jour, environ 2 000 euros par mois, à 14 euros par jour, ça fait moins que le RSA [revenu de solidarité active] : 565,34 euros par mois. » Âgée de 33 ans et résidant en Île-de-France, elle fait aussi partie des premiers salariés concernés par les changements de calcul du salaire de référence.
La logique comptable de l’exécutif
À Pôle emploi, un algorithme a remplacé la calculatrice des agents chargés de l’indemnisation. Celui-ci permet de réduire les allocations des salariés qui ont des périodes d’inactivité. Lors du calcul de nouveaux droits, la baisse d’une allocation peut aller jusqu’à 43 % (par rapport au calcul issu des anciennes règles) selon l’Unédic, l’organisme paritaire qui gère le système d’indemnisation des demandeurs d’emploi [1]. Ce volet de la réforme remplit son objectif d’économies substantielles (2,3 milliards d’euros par an), mais au détriment de salariés parmi les plus vulnérables, les « permittents » qui alternent contrats courts et périodes de chômage.
« J’ai un exemple éloquent, avance Mme Valérie Colin, agente d’indemnisation Pôle emploi en Île-de-France, syndiquée Sud, rencontrée à Paris. Celui d’une avocate qui avait un taux de 56 euros par jour (1 736 euros sur un mois de trente et un jours). Avec la prise en compte d’une période d’inactivité de plusieurs mois, elle est tombée à 29 euros (1 073 euros par mois). Cela me fait mal au cœur, tous les jours les allocataires me demandent au téléphone : “Comment vais-je faire pour vivre, pour nourrir mes enfants ?” »
Le nouveau système de calcul pénalise également ceux qui commencent tout juste leur vie professionnelle : « Fin janvier, une collègue s’est retrouvée catastrophée face à une jeune femme de 19 ans en pleurs, témoigne M. Daniel Mémain, agent Pôle emploi en Occitanie, syndicaliste Sud. Elle venait d’apprendre qu’elle n’aurait que 600 euros par mois, après avoir travaillé plus d’une année continue. Le nouveau système de calcul a pris en compte un emploi d’été d’une semaine qu’elle avait effectué deux ans auparavant. Avec l’ancien mode de calcul, elle aurait touché deux fois plus d’allocations, environ 1 200 euros. Cette réforme impacte en premier lieu les jeunes, tous ceux qui bossent dans la restauration rapide pour payer leurs études, tous ceux qui font des petits boulots. »
Le 1er février 2022, dans le XXe arrondissement de Paris, au pied du siège de Pôle emploi. Pour la première fois depuis le début de la crise sanitaire, une intersyndicale de salariés manifeste, pour une amélioration de leurs conditions de travail. Mégaphones, fanions colorés, lecture de textes. « Les agents de Pôle emploi vont subir les conséquences de la réforme vis-à-vis des privés d’emploi. Nous craignons des tensions en agence », explique M. Pierre Garnodier, représentant la Confédération générale du travail (CGT) des privés d’emploi et des précaires. « En outre, la direction générale est en train de créer des “conseillers référents indemnisation”, qui devront gérer jusqu’à huit cents demandeurs d’emploi chacun, sur toutes les questions : baisses de droits liées à la réforme, trop-perçus, etc., dénonce-t-il. Il va être impossible de leur donner des informations immédiatement, les agents seront en situation de mal-être. »
Un peu en retrait, sur le trottoir d’en face, une petite dizaine d’individus brandissent des pancartes en carton sur lesquelles est écrit : « Intermittents de l’emploi : retrait de la réforme ». Ceux-là ne sont pas salariés de Pôle emploi, mais des « permittents » menés par M. Guillaume Renoard, 43 ans, travailleur en extra dans l’hôtellerie-restauration, qui s’est retrouvé sans ressources durant la crise sanitaire. Il explique en quoi le rythme cyclique de son activité professionnelle génère des creux, et donc une baisse de ses droits : « La réforme, c’est l’obligation de travailler cinq jours ouvrables par semaine. C’est un peu compliqué pour nous : dans mon domaine, on alterne périodes intenses de travail et pauses. Sur un événement comme la Fashion Week, ou organisé par des musées, des châteaux, on fera vingt heures en un week-end, soixante-dix heures en dix jours d’affilée. Puisque l’événement est là. Mais on n’aura pas de travail la semaine d’après. »
M. Renoard estime que le gouvernement feint d’ignorer le quotidien des trois millions de Français qui vivent de contrats courts [2] : « Nous sommes en train de monter un syndicat interprofessionnel de l’intermittence de l’emploi, pour défendre nos droits, après avoir constaté que cela concerne tous les secteurs : le nettoyage, le service à la personne, le milieu de la culture, du tourisme, du journalisme, de la sécurité, etc. Nous en découvrons toujours plus. » Mme Isabelle Melitto, accompagnatrice de voyages de 57 ans, manifeste à ses côtés et se dit très remontée contre la logique comptable de l’exécutif. « Avez-vous déjà entendu parler d’un accompagnateur qui part à l’étranger et réussit à faire des journées de seulement sept heures et demie ? C’est impossible. Je travaille à la mission, je fais des journées de seize heures, mais seulement huit à dix heures sont prises en compte par l’État », tempête-t-elle.
Ce matin-là, Mme Radegonde Guibert, 58 ans, intérimaire dans la restauration, patiente dans la file d’attente qui s’est formée devant la porte du Pôle emploi de Saint-Denis. Cette grand-mère avoue n’avoir « rien compris à la réforme », si ce n’est qu’elle incite les chômeurs à rechercher l’impossible. « Pour trouver un travail à temps complet actuellement dans la restauration, c’est compliqué, les chefs ne veulent pas d’embauche en CDI [contrat à durée indéterminée], affirme-t-elle. Je travaille à la mission, en tant qu’intérimaire. Quand il n’y a pas de mission, je reste à la maison. Aujourd’hui, par exemple, je n’ai pas trouvé de travail, je suis venue chercher des renseignements. Au niveau financier, cela m’inquiète : j’ai 500 euros de loyer, je travaille entre dix et quinze jours par mois, et je touche en moyenne 900 euros. »
Cette dernière réforme s’accompagne de sanctions financières à l’encontre des entreprises qui, selon le gouvernement, ont « un recours excessif aux contrats courts ». Un « bonus-malus » doit moduler le taux de contribution patronal en fonction du nombre de fins de contrat de travail ou de missions d’intérim rapporté à l’effectif de l’entreprise [3]. Ce dispositif ne sera appliqué qu’à partir du 1er septembre 2022. Des patrons s’inquiètent des conséquences tant des pénalités pour les entreprises que de la précarisation du personnel : « Si on ne peut plus faire appel à des extras, notre métier disparaît. Cela entraînera de telles charges supplémentaires qu’on sera obligés de vendre à des prix exorbitants », estime M. Éric Louis, traiteur à Avignon, spécialisé en organisation de réceptions et dont le chiffre d’affaires atteignait 11,2 millions d’euros en 2019. « Notre activité est en dents de scie : par exemple, en février, nous ferons notre chiffre d’affaires sur une seule semaine, à cause des vacances. L’activité peut aussi être concentrée sur deux jours : le premier week-end de juillet, j’ai besoin de 350 personnes ! J’ai 57 salariés en CDI, mais quand j’ai un congrès et plusieurs matchs en même temps, je fais comment ? Nous ne sommes pas un restaurant ou un hôtel, des entreprises capables de jouer sur l’annualisation du temps de travail », affirme-t-il.
En mars 2020 naissait le Syndicat (patronal) des activités événementielles, qui rassemble aujourd’hui quatre cents entreprises du secteur. « Il y a moins de mariages en janvier qu’en juin, cela n’a échappé à personne, donc il faut accepter une flexibilité du travail », constate, non sans ironie, M. Cédric Angelone, son président. « Les malus sur les contrats courts ne feront que rendre plus chère leur embauche, ce n’est pas vertueux. Il faut que l’économie soit tournée vers le travail. Et le collaborateur ne doit pas payer pour les besoins de l’entreprise », plaide-t-il.
M. Éric Chevée, vice-président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), dit « ne pas voir d’un bon œil » l’instauration du malus. « Les fédérations professionnelles concernées étaient prêtes à travailler sur ces sujets-là. Mais on les a mises dans l’entonnoir, comme les demandeurs d’emploi dans les nouveaux calculs. C’est typiquement français : de la taxation, de la sanction, on ne sait faire que comme ça », se désole-t-il.
Les premières conséquences visibles de la réforme ne devraient pas étonner. On pouvait déjà en prendre la mesure dans l’étude d’impact de l’Unédic du printemps 2021. Elle prévoyait que plus de 1,1 million de chômeurs, représentant plus de 40 % des entrants, verraient leurs droits réduits dans les dix-huit mois suivants, avec une baisse moyenne de 17 %. La durée de leur indemnisation passerait en revanche de onze à quatorze mois. L’allongement de quatre à six mois de travail comme condition minimale d’affiliation devrait, lui, conduire à retarder l’ouverture de droits de moins d’un an pour 285 000 personnes et d’un an ou plus pour 190 000 autres.
Contactée en mars dernier, l’Unédic estimait qu’il était « trop tôt » pour obtenir des données confirmant ou pas ces prévisions. Du côté de Pôle emploi, le directeur général, M. Jean Bassères, indiquait lors d’une conférence de presse le 25 janvier à propos de cette réforme : « Notre responsabilité n’est pas d’évaluer sa mise en œuvre, mais de former les conseillers, d’informer les demandeurs d’emploi et de calculer les droits des allocataires. » Le gouvernement a annoncé fin décembre 2021 la création d’un comité de suivi.
Le site de Pôle emploi présente néanmoins des informations intéressantes : on apprend par exemple qu’au troisième trimestre 2021 « 3 048 200 demandeurs d’emploi étaient indemnisés », un nombre « en baisse de 9,6 % sur un trimestre et de 5,8 % sur un an ». Ces statistiques pourraient conforter l’idée d’une baisse notable du chômage en 2021, argument avancé par le gouvernement pour appliquer la réforme. Mais il faut d’abord s’interroger sur le devenir des demandeurs d’emploi sortis de l’indemnisation. Ont-ils retrouvé du travail ? Sont-ils tombés dans les minima sociaux ?
M. Christophe Vannier, 47 ans, résidant en Bretagne, privé d’emploi depuis le début de la crise sanitaire, fait partie de ceux qui ne touchent plus d’allocation depuis l’an passé. Il a suivi une formation à la va-vite. « Avant, j’étais maître d’hôtel, confie-t-il. Je gagnais environ 2 500 euros net par mois. Ma carrière est brisée : depuis l’été dernier, je m’occupe de la sécurité incendie d’un hôpital, en CDI mais au smic. Je suis au plus bas. Même quand j’ai commencé à travailler, je n’étais pas à ce salaire. Je suis malheureux dans ce que je fais. »
Avant le Covid-19, Mme Marie-Noëlle T., 59 ans, était guide conférencière indépendante et facturait ses services par le biais d’une société de portage salarial. Contrairement à M. Vannier, elle n’a pas trouvé d’emploi fixe. Mère célibataire, avec un enfant à charge, elle est devenue gardienne de jardin public à Paris, en contrat à la journée. Elle réussit à gagner 900 euros par mois. « Avant, je pouvais toucher 1 500 euros de chômage, raconte-t-elle. Aujourd’hui, c’est 750 euros. Si mon travail actuel s’arrête, j’aurai peut-être droit à 400 euros sur la base de ce que je gagne. Le plus cruel est qu’on a déjà un genou à terre à cause du Covid, et la réforme nous met le deuxième genou à terre, et la tête sous l’eau. »"
[1] « Réforme de l’assurance-chômage », étude de l’Unédic, avril 2021.
[2] « France, portrait social. Édition 2020 », Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
[3] « Questions-réponses. Bonus-malus assurance- chômage », ministère du travail et de l’emploi, 1er juillet 2021.
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