Revue de presse

"Cet islam sans gêne" (Le Point, 1er nov. 12)

10 novembre 2012

"Frictions. Hôpitaux, cantines, piscines, programmes scolaires... Enquête sur des exigences religieuses qui bousculent la laïcité.

Au début de l’année 2011, des élèves du lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) sont arrivées en cours vêtues de longues robes de couleur sombre nommées abayas. Le 11 mars 2011, la direction a convoqué certaines de ces élèves pour leur rappeler la loi de 2004, qui interdit le port de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans l’enceinte scolaire. Quatre jours plus tard, un homme accompagnant la mère d’une des jeunes filles et se présentant comme imam s’invitait dans le bureau du proviseur et protestait contre ces convocations. L’objet de cette ire ? La réaction du lycée serait une façon de commémorer une loi "liberticide", celle dite de l’"interdiction du foulard", votée en mars 2004. L’imam, membre du collectif Cheikh Yassine, un groupe ultrareligieux connu pour ses manifestations violentes contre Hassen Chalghoumi, l’imam républicain de la mosquée de Drancy, allait mettre le feu aux poudres. Les jeunes filles portant l’abaya créent après sa visite une page Facebook, "Entraide filles de Blanqui", et sont rejointes par des dizaines de camarades. Soudain, ces jeunes filles se mettent à tenir un discours des plus structurés : l’abaya, expliquent-elles, est une tenue "culturelle" et non religieuse. Des banderoles sont installées devant le lycée sur lesquelles on peut lire : "Islamophobes, on est là." Sur les forums, des menaces de mort sont proférées contre la direction du lycée. L’établissement, débordé, s’adresse alors au rectorat pour avoir des directives et obtenir du soutien. Pas de position officielle, répond-on, recommandant de ne pas faire de vagues. Aucun conseil de discipline n’a eu lieu et les jeunes filles continuent en 2012 de porter l’abaya dans l’enceinte du lycée.

Sophie Mazet, agrégée d’anglais, en poste au lycée Blanqui au moment des faits, est allée raconter cette édifiante histoire au Haut Conseil à l’intégration (HCI), un organisme créé par Michel Rocard et qui dépend toujours de Matignon. Temple des valeurs républicaines, le HCI a soutenu la direction du lycée. En pure perte.

L’affaire vaut qu’on s’y attarde, car elle concentre tous les problèmes que doivent affronter aujourd’hui les défenseurs de la laïcité : absence de courage des responsables politiques, qu’atteste la position "neutre" du rectorat, difficulté à définir juridiquement ce qui est religieux ou non, désarroi face à des groupes aussi minoritaires qu’organisés, connaissant la législation et ses failles éventuelles, et ayant recours aux réseaux sociaux.

Les jeunes filles du lycée Auguste-Blanqui sont, aujourd’hui encore, nettement minoritaires. Mais l’affaire de Saint-Ouen démontre qu’on peut défier l’Etat sur ce terrain et obtenir gain de cause. Surtout, huit années après le vote de la loi de 2004, elle démontre que la question du port des signes religieux à l’école n’est pas réglée. "Le foulard est certes absent des établissements, mais la lutte s’est déplacée sur un autre terrain, raconte Sophie Ferhadjian, ancienne professeure d’histoire et de géographie en banlieue parisienne, désormais chargée de mission au HCI. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes arrivent avec les bas de jean pris dans les chaussettes, pour mettre en valeur le mollet, selon les prescriptions salafistes. Et que pouvons-nous dire ? Bien sûr qu’il s’agit d’une manifestation d’appartenance religieuse, mais allez le démontrer ! Alors, on leur dit : "Tu vas à la pêche aux moules ?" Certains sourient, mais ça ne change rien." De même, comment démontrer que c’est au nom d’une religion que des filles se font maltraiter pour leur jupe jugée trop courte ?

Changer de terrain quand il faut lâcher du lest, c’est la stratégie des radicaux, qui, jour après jour, s’attachent à grignoter les acquis de la laïcité. "Si l’offensive est sans doute moins importante qu’elle ne l’a été sur le front des cantines scolaires, où des aménagements ont été constatés, mais sans que les établissements aient cédé sur les repas religieux servis aux élèves, aujourd’hui le combat se focalise sur les collaborateurs occasionnels du service public de l’école", analyse Benoît Normand, secrétaire général du HCI. Les "collaborateurs occasionnels" ? Ce sont ceux qui se proposent d’accompagner les élèves lors des sorties scolaires, au parc, au musée. Et ce sont souvent des mères d’enfants scolarisés dans l’établissement et qui portent le voile. Lorsqu’on accompagne des élèves en sortie, participe-t-on au service public d’éducation ?

Darwin. La question n’est pas que juridique et les réponses apportées illustrent une nouvelle fois le désarroi des responsables. Xavier Darcos estimait en 2008 que l’interdiction du port des signes religieux à l’école ne concernait pas les parents d’élèves intervenant bénévolement dans le cadre du service public d’enseignement. Son successeur, Luc Chatel, a tranché en sens inverse en mars 2011, mais le HCI, soucieux de voir la question clairement et définitivement traitée, souligne encore des incertitudes politiques. Souhaitant que l’interdiction soit formulée en toutes lettres dans le règlement intérieur des établissements, il a interrogé Vincent Peillon sur le sujet. Réponse du nouveau ministre : "Je n’irai pas au-delà de ce qu’a fait Luc Chatel. Attendons de voir si un recours est formulé à l’encontre du jugement du tribunal administratif de Montreuil du 23 novembre 2011."

Laisser agir les juges : c’est la façon de faire qu’avait choisie Lionel Jospin en 1989, lorsque sont apparus les premiers cas de foulard dans les établissements scolaires. Le Conseil d’Etat a alors pondu un texte alambiqué, qui n’a rien réglé, et il a fallu légiférer en 2004, quinze ans plus tard... Visiblement, la méthode Jospin a fait des émules.

"Que de temps perdu ! Ce sont les politiques qui sont en première ligne et c’est à eux de prendre leurs responsabilités, inutile de se cacher derrière le Conseil d’Etat. Leur extrême prudence confine à la peur", déplore Alain Seksig, ancien instituteur et directeur d’école dans le 20e arrondissement de Paris, aujourd’hui inspecteur général de l’Education nationale. Pour Seksig, il faut cesser de tergiverser. "Dans le cas de parents accompagnateurs de sorties scolaires, il ne s’agit pas pour eux d’accompagner leur enfant, mais de participer à l’encadrement de toute une classe lors d’une activité pédagogique. Visiter un musée où sont exposés des tableaux de nus peut devenir délicat, passer du temps dans une église pour en admirer des éléments uniquement artistiques aussi."

Professeurs et chefs d’établissement sont d’autant plus demandeurs de fermeté que les "fronts" se multiplient. Il y a les histoires connues depuis plusieurs années déjà, recensées dans un rapport du HCI, publié l’année dernière, "Les défis de l’intégration à l’école" (La Documentation française) [1]. Caroline Bray, une des rédactrices de ce texte édifiant, y rappelait que les cours de biologie perturbés lors de l’enseignement des théories de Darwin ne sont plus rares, de même que les manifestations d’hostilité lors des heures consacrées à l’enseignement de la Shoah.

Ce qui est nouveau, explique Mme Bray, c’est que, désormais, toutes les disciplines peuvent être contestées par les élèves ou leurs familles. "L’enseignement de Voltaire pose problème parce qu’il serait "islamophobe", le cours sur la mondialisation est ressenti comme de la propagande pro-américaine et les cours de sport, pendant lesquels un professeur peut se trouver dans l’obligation de toucher une élève, comme un manque de respect", déplore Benoît Normand.

Musique impure. L’école maternelle était jusqu’à présent un lieu où ne se manifestaient pas les crispations religieuses, mais ce n’est plus le cas. Encore marginaux, des incidents ont attiré depuis dix-huit mois l’attention du HCI. Des parents refusent que leur petite fille soit surveillée durant sa sieste par un instituteur, un petit garçon se bouche les oreilles dans une école de Courcouronnes au moment d’écouter de la musique avec les autres, parce que c’est contraire à l’islam.

Les services publics doivent gérer des signes de crispation qui se multiplient, mais ils ne sont pas les seuls. Dans certaines entreprises, le respect de la laïcité demande fermeté, doigté, sens du dialogue. Mais il arrive que cela ne suffise pas.

Orange - plus de 100 000 salariés en France - a fait de la diversité dans l’entreprise un objectif à part entière. Laurent Depond occupe même au siège de la société un poste crucial, puisqu’il y est "directeur de la diversité". "C’est pour nous un objectif stratégique et un enjeu d’innovation : il est évident que notre direction n’est pas assez diversifiée. N’avoir chez nous que des hommes blancs X-Télécoms serait contre-productif : avoir en notre sein des gens qui ressemblent à nos clients nous garantit de répondre à leurs attentes", explique-t-il. Ce pari sur la réussite d’une cohabitation constructive n’a donc rien d’angélique.

Chez Orange, on embauche des sikhs, des juifs religieux, des femmes voilées, sans discrimination d’aucune sorte, dans une logique égalitaire où le bien-vivre-ensemble doit primer et où l’observance des rites doit s’inscrire dans une logique de primauté accordée au travail. Les deux tiers des effectifs de l’entreprise étant fonctionnaires, on applique le droit de la fonction publique pour tout le monde et chacun dispose de plusieurs jours de congés chaque année pour les fêtes religieuses. "Quand un collaborateur demande un lieu pour ses prières, on laisse l’accès à une salle vacante, s’il y en a une, sans qu’il soit question de l’annexer, et à condition de ne pas perturber l’organisation du service, raconte Laurent Depond. On insiste dans les courriers internes sur la "relativité des cultures" ou sur la nécessité de trouver, en cas de friction, un "accommodement raisonnable"."

Aujourd’hui, les incidents ont tendance à gripper la machine. Des managers sur le terrain s’adressent au siège de l’entreprise, inquiets et débordés. C’est un salarié d’un centre clients Orange qui pratique le jeûne et interdit aux autres de manger. C’est une femme manager d’origine maghrébine qui reçoit des SMS sur son portable lui enjoignant de se conduire en "bonne musulmane", d’enlever son maquillage et de se vêtir autrement. Ce sont des refus de serrer la main des collaboratrices, de partager le bureau avec une femme. "Certains ne souhaitent pas se comporter ainsi, mais ils sont alors ostracisés par leurs collègues. Ils finissent souvent par faire la même chose pour être réintégrés", déplore Laurent Depont. Des femmes voilées refusent de poser tête nue pour la photo du badge de l’entreprise ou exigent d’être photographiées uniquement par leur mari.

Aujourd’hui, la direction d’Orange estime que le combat principal est l’égalité hommes-femmes. "Il est capital de montrer sa fermeté sur cette question", estime Laurent Depond. Un texte de questions-réponses a même été rédigé et distribué à tous les cadres du groupe pour les aider à résoudre toutes les questions qui se posent quotidiennement. Que faire quand une femme refuse un médecin du travail masculin, quand des clients refusent d’être servis par une femme... ?

Laïcité dans l’entreprise. "Ce qui est sûr, c’est que la loi ne nous aide pas", s’agace le directeur de la diversité d’Orange, qui réclame lui aussi de la clarté chez les dirigeants politiques. Car il y a d’un côté la laïcité à la française et de l’autre la législation européenne sur la non-discrimination, issue du traité d’Amsterdam, qui met les entreprises en situation délicate. Si un candidat à un poste s’estime discriminé en raison de ses signes d’appartenance religieuse, c’est à l’entreprise de démontrer que ce candidat n’était pas le meilleur. Et la recherche de preuves peut devenir complexe.

Orange, qui pense que ce point de vue est celui de la majorité des entreprises, "même si elles n’osent pas le dire", souhaiterait désormais une neutralisation de l’espace collectif. Benoît Normand, invité à une réunion à l’Association française des managers de la diversité, en octobre 2011, se souvient des réactions quand fut abordée la question de la laïcité dans l’entreprise. "J’ai compris qu’ils ne s’en sortaient pas et que le quotidien devenait de plus en plus compliqué." Plus grave encore, ils n’ont pas le sentiment d’être compris au niveau politique. "Il semblerait que, dans les cabinets ministériels, il soit vraiment urgent d’attendre pour la mise en oeuvre des recommandations du HCI, ce qui est très inconfortable pour les entreprises", constate M. Depond.

La pression se fait donc forte sur les politiques. Mais, quand le HCI a alerté le gouvernement au sujet des prières de rue, il s’est entendu répondre : où est le sujet ?

L’affaire de Saint-Ouen montre qu’il n’est pas simple d’agir : pour le législateur, où s’arrête la tradition, la "culture", où commence le port d’un signe religieux ? Et puis il n’est pas aisé de recourir en permanence au bras de fer. Depuis la rentrée, l’université Lille-I doit gérer le cas de deux doctorantes voilées qui, bénéficiant du statut d’attaché temporaire d’enseignement et de recherche, sont salariées de l’Etat. Voilées pendant leurs études, elles ont été averties à plusieurs reprises du fait que leur changement de statut et leur participation à une mission de service public les obligeraient à porter une tenue neutre sur le plan religieux.

Elles l’ont accepté oralement, mais sans le faire. Mises en demeure de se conformer à la loi, elles viennent désormais avec un passe-montagne noir sur la tête, qu’elles nomment "bonnet"... Marylène Manté-Dunat, professeure de droit du travail à Lille-I, déplore une attitude qui "contrevient à la loi, très claire sur le port des signes visibles par les agents de l’Etat, en jouant sur les mots : un "bonnet", n’est-ce pas, n’est pas un "voile"".

Au-delà, la notion de laïcité elle-même peut poser problème et divise la classe politique. Faut-il, par exemple, débaptiser les fameux marchés de Noël ? La droite est vent debout contre cette idée, qui séduit certains à gauche, mais au nom de cette même laïcité !"Il faut savoir ce qu’on veut. Si on veut une laïcité stricte et dire non à tous les communautarismes pour défendre la République, il faut en passer par là", assure le député socialiste de Paris Jean-Marie Le Guen.

Tous observent désormais le ministre de l’Intérieur avec beaucoup d’attention. Son inauguration de la mosquée de Strasbourg, le 27 septembre, a été ressentie comme un discours de la méthode : reconnaissance de l’importance pour la République de la communauté musulmane - "soyez fiers de l’islam que vous bâtissez"-, qui n’empêche pas de formuler le malaise on ne peut plus clairement en estimant que, "si toute religion a sa part d’intégrisme, c’est aujourd’hui dans l’islam que cette part suscite la crainte".

Reste à répondre aux demandes de normes nouvelles qui montent de la part des services publics, mais aussi du secteur privé. Pour ce dernier, le HCI a déjà fait une partie du travail en émettant un avis, à la date du 1er septembre 2011, intitulé "Expression religieuse et laïcité dans l’entreprise" [2]. Il propose d’insérer dans le Code du travail un article autorisant les entreprises à intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires, au port des signes religieux et aux pratiques religieuses. Mettra-t-on quinze ans à les faire voter, comme pour le port du foulard ?"


"L’affaire des piscines

La polémique sur les horaires de piscine réservés aux femmes musulmanes est née à Lille au début des années 2000. Régulièrement attaquée par la droite, Martine Aubry, la maire de la ville, s’est toujours défendue de cette supposée entorse à la laïcité en expliquant qu’il s’agissait à l’origine d’horaires réservés aux femmes obèses, auxquelles se sont greffés des groupes de musulmanes. Néanmoins, en 2003, Martine Aubry a déclaré, lors d’un conseil municipal : " Faisons un petit détour pour que ces femmes gagnent et acquièrent leur émancipation. " Un aveu ?"

"68 % des Français

estiment que les musulmans sont mal intégrés dans la société parce qu’ils le refusent (Ifop/Le Figaro)."

Lire "Cet islam sans gêne".




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