Revue de presse

"Ce qu’ils appellent droitisation" (A. Garrigou, Le Monde diplomatique, mars 13)

Alain Garrigou, Professeur de science politique à l’université Paris-X-Nanterre. 21 avril 2013

"Au renoncement du gouvernement français à la plupart de ses engagements économiques et sociaux (interdiction des licenciements boursiers, domptage de la finance) répond comme en écho la mobilisation des forces conservatrices contre la loi sur le « mariage pour tous ». Doit-on pour autant conclure à une droitisation de la société ? Il faudrait d’abord s’accorder sur ce que signifie réellement cette expression.

« Assistanat », immigration, exil fiscal suscitent de plus en plus de réactions de retour à l’ordre, de célébration de l’autorité, de justification des inégalités. De la droite à la gauche de l’échiquier politique, le diagnostic de la droitisation semble faire l’unanimité, que ce soit pour s’en réjouir, pour s’y adapter avec ou sans complexes, pour s’en accommoder avec résignation ou mauvaise conscience, ou pour s’en navrer. En 2007, lors de l’élection de M. Nicolas Sarkozy, le diagnostic était parfois tempéré par la résistance des « valeurs humanistes (1) ». Aujourd’hui, il le serait par l’approbation de réformes sociétales comme le « mariage pour tous ». Il n’empêche : dans les domaines économique, social et politique, la chose serait claire. Ne resterait plus qu’à en mesurer l’ampleur et la vitesse. Or, mieux vaudrait comprendre la droitisation que répéter des explications toutes faites.

On reparle de la « défiance » des Français, comme il y a cinq ans, en associant à ce vocable tantôt la vieille idée d’une crise de la démocratie représentative, selon laquelle les élus représenteraient mal les citoyens, tantôt celle de la montée du « populisme », une vision accusatoire mettant les extrémismes de droite et de gauche sur un même pied. La première idée réactive les thèmes de l’antiparlementarisme d’il y a plus d’un siècle et les explications de la progression du Front national et de l’abstention électorale d’il y a vingt ans. La deuxième, en relayant la critique obsolète du totalitarisme, ressuscite la rhétorique du « ni-ni », énième résurgence de la « troisième voie » centriste censée se frayer depuis les années 1930 un chemin entre les extrêmes.

La surprenante unanimité et la pauvreté des diagnostics viennent peut-être de ce qu’on ne se soucie guère de savoir de quoi l’on parle. Pour les uns, la droitisation exprime le glissement des opinions vers l’extrême droite, traduction d’une radicalisation. Pour d’autres, ce serait un mouvement vers la droite des prises de positions politiques, socialistes compris. On peut en arriver ainsi à des conclusions inverses. Avec, dans le premier cas, la focalisation sur les thèmes d’extrême droite, en particulier xénophobes ou racistes, exprimée avec agressivité. Et, dans un second cas, un accord assez large, une sorte de consensus libéral ou de « fin des idéologies ». Or les indices de ces deux tendances coexistent. D’une part, le renforcement électoral et la normalisation du Front national, la concurrence entre diverses formations politiques sur les thèmes de ce parti — insécurité, menace islamique, confiscation fiscale, abus de prestations sociales, préférence nationale. D’autre part, un consensus des partis de gouvernement sur le marché, le libre-échange, l’entreprise privée et la réduction des dépenses publiques.

La droitisation conçue comme une radicalisation politique retient davantage l’attention : plus tonitruante, plus dérangeante. Des changements aussi profonds que la mondialisation, la crise de la dette, l’explosion du chômage, le renforcement des pays émergents, l’enrichissement des riches, la paupérisation des classes moyennes et la clochardisation des pauvres, pour ne prendre que quelques éléments d’un inventaire à donner le tournis, ont forcément des effets politiques. L’angoisse est accrue par le souvenir de la crise des années 1930, qui a bouleversé le XXe siècle et engendré les catastrophes politiques que furent les fascismes et la guerre.

Il y a peu, on s’alarmait des scores des partis d’extrême droite en France, en Belgique, en Hongrie ou aux Pays-Bas. Mais leur montée en puissance apparaît désormais plus lente ou moins ample, alors qu’ils sont rarement parvenus au pouvoir (si ce n’est dans une position marginale comme le parti du défunt Jörg Haider en Autriche), ou seulement dans des institutions locales (comme le Vlaams Blok en Belgique). D’autres mouvements se sont signalés qui, tel le Tea Party aux Etats-Unis, visent à faire pression sur les formations politiques institutionnelles, le Parti républicain dans le cas d’espèce. Avec, à l’arrière-plan, la hantise du déclassement social d’une population plutôt blanche, parfois modeste, plus sensible à la menace venue d’en bas, celle des plus pauvres, des étrangers, qu’à l’enrichissement des riches — sensible à la « race » mais pas à la classe. Cela n’a pas permis au candidat républicain, qui avait donné des gages à son extrême droite, de gagner. On a même suggéré que cet ancrage avait joué un rôle dans sa défaite.

Si, en 2007, l’inflexion à droite du discours de M. Sarkozy avait favorisé le report sur son nom des suffrages d’extrême droite, la même stratégie ne lui a pas permis d’être réélu cinq ans plus tard. Toutefois, la défaite ayant été plus courte que prévu, l’Union pour un mouvement populaire (UMP) semble s’être convaincue de la nécessité de se radicaliser. Ses militants apparaissent désormais très proches de ceux du Front national sur les thèmes de l’immigration et de la sécurité, mais largement aussi, et, cette fois, contre l’avis de leurs dirigeants, sur les questions économiques et financières du protectionnisme et de l’euro. [...]

Un lien existe entre les deux conceptions de la droitisation. Ce n’est point que l’axe médian du débat politique déplacé vers la droite repousse mécaniquement celle-ci vers l’extrême droite, mais les luttes partisanes conduisent forcément à une surenchère dans la recherche des différences. Les politiques pratiquent l’art de la litote pour exprimer des pensées limites en évoquant, comme M. Jean-François Copé, président de l’UMP et adepte d’une « droite décomplexée », « ces parents d’élèves traumatisés parce qu’un de leurs fils, qui prenait son goûter à la sortie du collège, s’est fait arracher sa nourriture des mains par une bande de jeunes qui se prenaient pour une brigade iranienne de promotion de la vertu » ; ou « un “racisme anti-Blancs” [qui] se développe dans les quartiers de nos villes » ; ou « les sans-papiers [qui] sont désormais les seuls à pouvoir bénéficier d’un système 100 % pris en charge » ; ou encore « les chefs d’entreprise, les artisans et commerçants (…) terrorisés à l’idée d’un contrôle fiscal, ou pis, d’une rencontre avec un inspecteur du travail » (3). Les discours déplacent les frontières. L’espace du politiquement pensable s’élargit avec celui du politiquement dicible. [...]

Quand des magazines dont on peut supposer qu’ils ne se sont pas concertés titrent la même semaine sur les francs-maçons — « Ces francs-maçons qui nous gouvernent » (Le Nouvel Observateur, 3 janvier 2013) ; « Hollande et ses francs-maçons » (Le Point, 7 janvier 2013) —, ils entretiennent une vision complotiste feutrée (4). Et comme il faut changer de sujet, « Nos ennemis islamistes » couronnent les têtes patibulaires de quelques chefs terroristes (Le Point, 24 janvier 2013), rappelant les portraits-types des expositions antisémites d’un autre temps.

Ces couvertures à sensation ne sont plus motivées par des objectifs commerciaux, assurent les patrons de presse. Si tel est le cas, exprimeraient-elles alors les nouvelles visions d’une profession journalistique touchée par la crise et traduisant une peur du déclassement partagée par nombre de lecteurs ? Les qualités critiques élémentaires du travail intellectuel semblent se résumer au dévoilement des « secrets » et des « complots ». Mais où est la vertu critique quand les questions les plus racoleuses et les moins généreuses s’alignent sans que nul n’y prenne plus garde — et encore moins ne s’en alarme ?

Il n’y aurait plus rien à dire non plus quand des sondeurs (Ipsos - Le Monde, 25 janvier 2013) sollicitent des volontaires dont ils savent qu’ils sont plutôt classés à droite, et redressent l’échantillon en rémunérant d’autres sondés. Cela afin de leur poser des questions sur le « racisme anti-Blancs » (qui existerait donc), ou sur l’« effort d’intégration » des immigrés en France (forcément une question d’« effort »). Et de leur offrir des alternatives aussi biaisées que la « confiance » que certains accordent à « la plupart des gens », par opposition au surcroît de « prudence » que devraient susciter les « autres » (qui sont les autres ?). Puis enfin de leur proposer de dire si l’on « se sent ou pas chez soi comme avant » (« chez soi » en France, mais avant quoi ?). Quant à ces coups de sonde qui benoîtement suggèrent que peut-être « l’autorité est une valeur trop souvent critiquée en France », comment des professionnels ont-ils pu commettre cette faute de méthode flagrante consistant à déclencher l’effet d’acquiescement ?

Le bal des idées reçues mêlant une vulgate néolibérale et un grossier bon sens contribue à la droitisation des esprits quand il magnifie l’égoïsme. Comment peut-on attendre ensuite des citoyens qu’ils croient que les dirigeants politiques servent l’intérêt général ? Il serait pour le moins aberrant d’attendre des politiques un comportement altruiste qu’ils seraient bien les seuls à démontrer. Diffusée à longueur de temps dans l’espace public, la prédication du chacun pour soi est d’autant plus puissante qu’elle prend appui sur une forme de méfiance populaire, cette disposition des gens modestes à qui « on ne la fait pas » (5). On ne leur donnera pas forcément tort.

Ce cynisme généralisé est en tout cas le viatique le plus ordinaire de ces discours publics derrière lesquels se cacherait toujours la dispute des places, des suffrages, de l’argent ou du pétrole. Moins conservateurs et traditionalistes qu’ils le croient, les idéologues médiatiques encouragent une fascisation pour le moment cantonnée aux esprits, car le principe du chacun pour soi interdit par définition toute mobilisation des masses. Cela doit-il nous rassurer ?

Alain Garrigou
Professeur de science politique à l’université Paris-X-Nanterre, auteur de Les secrets de l’isoloir, Thierry Magnier, Paris, 2008, d’une Histoire sociale du suffrage universel en France, Paris, Seuil, 2002, et de l’essai Les Elites contre la République : Sciences Po et l’ENA, La Découverte, Paris, 2001.

(1) La droitisation aurait été un « trompe-l’œil » parce que la montée des valeurs d’ordre n’entraîne « pas de recul des valeurs humanistes » (Etienne Schweisguth, « Le trompe-l’œil de la droitisation », Revue française de science politique, vol. 57, no 3-4, Paris, 2007).

(2) Richard Hofstadter, Le Style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique, Bourin Editeur, Paris, 2012. Le Monde diplomatique a publié les « bonnes feuilles » de cet ouvrage dans son numéro de septembre 2012 sous le titre « Le style paranoïaque en politique ».

(3) Jean-François Copé, Manifeste pour une droite décomplexée, Fayard, Paris, 2012.

(4) Libération.fr (28 février 2012) recensait entre 2009 et 2012 cinq couvertures de L’Express et du Point consacrées aux francs-maçons, quatre pour Le Nouvel Observateur. Oubliant sans doute ce qu’il avait déclaré auparavant — « cela finit par lasser tout le monde » —, le directeur de ce dernier, Laurent Joffrin, se justifiait le 5 janvier 2013 sur France Inter : « Il y en a pas mal au gouvernement. Et puis, ils ont une influence. »

(5) Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Editions de Minuit, Paris, 1970."

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