Revue de presse

« Campisme » : "choisir son camp dans un monde divisé" (Le Monde, 23 mai 24)

(Le Monde, 23 mai 24) 22 mai 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Née à l’époque de la guerre froide, la notion de « campisme » revient dans le débat public à la faveur de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et de la guerre Israël-Hamas.

Par Marc Semo

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Lire "Le « campisme », ou choisir son camp dans un monde divisé".

Histoire d’une notion. Il était une fois un « camp socialiste » dominé par l’Union soviétique qui s’opposait à un monde capitaliste dirigé par les Etats-Unis. C’est à l’époque de la guerre froide, entre 1947 et 1989, que s’est forgé le « campisme » dans un monde divisé en blocs antagonistes fondés sur la rivalité entre les deux superpuissances. La notion était portée par le mouvement communiste et ses compagnons de route. Impérativement, il fallait choisir son camp – à savoir être du côté des forces de progrès et du « socialisme réellement existant » tel qu’il s’incarnait dans la politique du grand parti frère soviétique – ou au contraire devenir un fourrier de la réaction et de l’impérialisme américain.

Mais le campisme pouvait aussi être de droite et se condensait dans la célèbre formule « my country, right or wrong », que l’on peut traduire par « mon pays, à tort ou à raison ». Les Etats-Unis soutenaient ainsi sans états d’âme des dictateurs sanguinaires et corrompus s’ils étaient dans le bon camp de la lutte contre le communisme. Une citation apocryphe met ainsi dans la bouche d’un président américain – le plus souvent Dwight Eisenhower – le propos suivant : « C’est peut-être un fils de p…, mais c’est notre fils de p… »

Si le camp socialiste a disparu avec l’effondrement de l’Union soviétique, le « campisme », lui, a survécu. Mieux, la notion revient dans le débat public et semble même prospérer. L’invasion russe de l’Ukraine et la volonté commune, de Moscou comme de Pékin, de remettre en question la domination occidentale du monde, relance une logique de blocs. Avec la guerre israélienne à Gaza, en réponse aux attaques du Hamas du 7 octobre 2023, la polarisation s’est encore accentuée.

Diplomatie transactionnelle
C’est vrai sur la scène politique intérieure autant que dans l’arène internationale, même s’il n’y a pas de camps aussi structurés qu’ils pouvaient l’être aux moments les plus intenses de la guerre froide. Les pays de ce que l’on appelle le « Sud global » cultivent en effet volontiers un multi-alignement et une diplomatie transactionnelle en fonction de leurs intérêts spécifiques à un moment donné.

Le « campisme » se fonde sur une vision hémiplégique d’un monde en noir et blanc. Dans toute crise, on rallie automatiquement son camp sans prendre en compte la singularité de l’événement. A gauche, le campisme a pris une nouvelle forme : non plus l’alignement derrière une Union soviétique qui n’existe plus, mais le soutien direct ou indirect à tout régime ou force sociale en lutte contre Washington. « ll y eut le passage d’une logique de “l’ennemi de mon ami (l’URSS) est mon ennemi” à une logique de “l’ennemi de mon ennemi (les Etats-Unis) est mon ami” », notait Gilbert Achcar, professeur à la School of Oriental and African Studies de Londres, dans un article publié par The Nation, le 6 avril 2021.

Auparavant, cela signifiait un réflexe pavlovien de défense de l’URSS en toutes circonstances. Aujourd’hui, cela veut dire soutenir jusqu’aux plus répressives des dictatures ou les plus sanguinaires des mouvements terroristes pour peu qu’ils s’opposent à l’impérialisme américain.

« Le campisme d’aujourd’hui est une vision binaire et idéologique qui n’est que le négatif de la rhétorique occidentale opposant le camp du “bien” (les Etats-Unis, les démocraties occidentales et leurs alliés du moment) et le camp du “mal”, c’est-à-dire tous les autres », notait Bernard Dreano, dans une longue tribune pour Mediapart, en 2018.

« Structuration du système international »
L’une des premières initiatives diplomatiques de Joe Biden après son arrivée à la Maison Blanche avait été l’organisation, par deux fois à Washington, d’un sommet des démocraties, afin de montrer qu’« America is back » et qu’elle comptait bien de nouveau jouer son rôle de leader du monde libre. Autrement dit, des démocraties libérales menacées par les nouveaux régimes autoritaires qui, à l’instar de la Russie, de la Chine, mais aussi de l’Iran ou de la Corée du Nord, ont le vent en poupe.

La notion n’en est pas moins piégeuse. « Au-delà des débats politiques et idéologiques, il y a dans le campisme l’idée d’une structuration du système international, alors que nous vivons au contraire dans un monde apolaire, acampiste, et toujours plus fluide », souligne Bertrand Badie, professeur émérite à Science Po Paris, auteur de Pour une approche subjective des relations internationales (Odile Jacob, 2023), qui fut l’un des premiers à évoquer régulièrement le mot pour le critiquer. Cependant, même si le monde n’est plus divisé en blocs, nombre d’acteurs politiques, en interne comme sur la scène internationale, se définissent encore en fonction de ce qui était auparavant leur camp, ou supposé tel.

Sous l’impulsion d’un tropisme antiaméricain montant aussi bien dans les pays occidentaux que dans le Sud global, le campisme a en effet encore de beaux jours devant lui, au risque néanmoins de brouiller les lignes. Une partie de la gauche – notamment sa frange la plus radicale – persiste à évoquer d’imaginaires ingérences occidentales par l’intermédiaire de l’OTAN et de l’Union européenne pour expliquer le conflit en Ukraine. Cette vision est aussi celle d’une bonne partie de l’extrême droite. Les camps ne sont plus ce qu’ils étaient, et le campisme n’en devient que plus confus."


Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier "Histoire d’une notion" (Le Monde) dans la rubrique Langue française (note de la rédaction CLR).


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