Catherine Kintzler, philosophe, auteur de "Penser la laïcité" (éd. Minerve), Prix de la Laïcité 2014. 11 janvier 2018
"Le régime de laïcité est difficile à comprendre, car il articule deux principes. D’une part l’idée selon laquelle ce qui participe de l’autorité publique s’abstient au sujet des croyances et incroyances - c’est le principe de laïcité stricto sensu. Mais il ne faut pas oublier l’autre aspect, qui donne sens au principe précédent et qui est conditionné par lui : partout ailleurs y compris en public, c’est la liberté d’expression qui s’exerce dans le cadre du droit commun. La méconnaissance (parfois volontaire) de cette dualité entraîne des malentendus et des dérives.
Une première dérive consiste à vouloir étendre à l’autorité publique le principe qui vaut pour la société civile : ce sont les tentatives d’« accommodements », de « toilettage », qui aboutissent à la reconnaissance des communautés en tant qu’agents politiques.
L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir appliquer à la société civile l’abstention que la laïcité impose à l’autorité publique : position extrémiste qui prétend « nettoyer » l’espace social de toute visibilité religieuse (revendication brandie principalement contre une religion, l’islam). Or la laïcité n’est ni l’une ni l’autre. Elle rend possible la liberté d’expression dans l’espace social en astreignant la puissance publique à la réserve en matière de croyances et d’incroyances. Dès qu’on a une idée claire de cela, on évite les malentendus et les interprétations réductrices.
Deux exemples peuvent illustrer la difficulté et éclairer les malentendus : celui de la rue ; celui des cimetières.
Les objets de la voie publique sont soumis au principe de laïcité - on ne peut donc pas y placer de signe religieux, cela depuis l’entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905 et sauf les exceptions prévues par la loi (article 28 : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. »)
En revanche, les personnes qui sont dans la rue jouissent de la liberté d’expression : on peut donc, dans le cadre du droit commun, y porter un signe religieux, s’y exprimer religieusement, y prier pourvu que cela ne contrarie aucun autre droit. Ce n’est pas parce qu’elles sont religieuses que des prières « de rue » sont interdites, mais parce qu’elles s’imposent à autrui et accaparent la voie publique : elles sont soumises à la même réglementation que les manifestations.
Ce n’est pas comme signe religieux que le voile intégral est interdit dans la rue, mais parce qu’il est une des façons de dissimuler volontairement son visage.
La loi du 14 novembre 1881 « sur la liberté des funérailles » pose le principe de non-discrimination dans les cimetières. Ceux-ci sont des lieux publics civils, où toute marque de reconnaissance des différentes confessions est prohibée dans les parties communes, seules les sépultures pouvant faire apparaître des signes propres à la religion du défunt. Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, l’apposition d’un emblème religieux à l’entrée d’un cimetière est donc illégale, ainsi que l’existence de « carrés confessionnels » indiqués par des signes placés ailleurs que sur les tombes. Cela n’empêche pas un maire de décider de l’emplacement de certaines sépultures, et de procéder ainsi à des regroupements pourvu que ces derniers ne soient pas identifiables par des signes dans des parties communes, et que personne ne soit empêché ou obligé de s’y faire inhumer au motif de sa religion ou de sa non-religion.
Le régime laïque installe donc une dualité : principe d’abstention s’agissant des croyances et incroyances dans le domaine participant de l’autorité publique, principe de libre expression partout ailleurs. Cette dualité distingue les espaces, les temps, les fonctions, les discours. Cette disposition est profondément libératrice. En effet, elle s’oppose à l’uniformisation et par là à tout intégrisme.
Par exemple, un élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l’école publique et qui les remet en sortant fait l’expérience concrète de cette dualité. J’appelle cela la respiration laïque, qui permet à chacun d’échapper au lissage de sa vie - que celui-ci soit produit par une étatisation abusive ou par une exigence communautaire de conformation négatrice de la singularité. Dans une République laïque, il n’y a pas d’obligation d’appartenance : l’adhésion à une communauté n’est vraiment un droit que si elle est subordonnée au droit de non-appartenance. Aujourd’hui plus que jamais il importe de consolider cette respiration, sans se laisser impressionner par des discours culpabilisateurs et identitaires."
Lire aussi C. Kintzler : “La laïcité face au communautarisme et à l’ultra-laïcisme” (mezetulle.net , 14 oct. 07), Prinçay (Vienne), C. Kintzler : “Existe-t-il des « cimetières chrétiens » en France ?” (mezetulle.net , 21 fév. 15), C. Kintzler : "La discrimination post mortem : un modèle politique ?" (huffingtonpost.fr , 10 fév. 12) (note du CLR).
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales