Revue de presse

C. Guilluy : « Les “gilets jaunes” attestent la révolte de la France périphérique » (Le Figaro, 19 nov. 18)

Christophe Guilluy, géographe, auteur de "No Society" (Flammarion). 26 novembre 2018

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Christophe Guilluy, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, 240 p., 18 e.

"Le géographe a théorisé la fracture grandissante entre France des métropoles et territoires périphériques dans plusieurs ouvrages qui ont marqué. Il voit dans le mouvement du 17 novembre un nouvel indice du déclassement des classes moyennes.

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LE FIGARO.- Comment caractériser la démonstration de force des « gilets jaunes » samedi ?

Christophe GUILLUY.- La mobilisation a été la fois massive et dispersée sur tout le territoire. C’est une confirmation de la confrontation entre la France périphérique et la France des métropoles. Nous ne sommes pas en face d’un mouvement marginal et catégoriel. C’est pourquoi le terme de « jacquerie » me paraît inapproprié. La fronde dépasse le monde rural et touche l’ensemble des catégories modestes. On a vu défiler des ambulanciers, des routiers, des retraités. Les détracteurs du mouvement avaient entrepris, ces dernières semaines, d’imposer l’image d’un rassemblement hétéroclite de « beaufs ». Or cet essai de disqualification a échoué. Les enquêtes d’opinion indiquent un soutien massif des Français aux « gilets jaunes ». Les partis d’opposition l’ont d’ailleurs compris, car nombre de politiques étaient présents samedi. Surtout, je crois que nous sommes face à un processus de réaffirmation culturelle des classes moyennes.

En quoi peut-on analyser le mouvement des « gilets jaunes » comme un mouvement de révolte de la France périphérique ?

Des « bonnets rouges » sous François Hollande aux « gilets jaunes » en 2018, aussi bien d’ailleurs que dans les autres pays occidentaux marqués par des mouvements populistes, on observe la même sociologie : ouvriers, employés, paysans, petits indépendants, bref, le socle de la classe moyenne occidentale. On constate également la même géographie : territoires ruraux, petites villes et villes moyennes. Ces personnes ont pour point commun de vivre désormais dans les territoires qui créent le moins d’emplois. Pour elles, la sédentarisation est de plus en plus forte, les perspectives de mobilité tendent à baisser. Ces individus se sentent fragilisés socialement et culturellement. Le mouvement des « gilets jaunes » s’inscrit dans cette situation d’ensemble.

Les partis politiques semblent dépassés par un mouvement émanant de la base… …

Les partis traditionnels ont été créés pour représenter une classe moyenne qui est en train de se déliter. On relève un décalage gigantesque entre la réalité de la société française et ces partis qui continuent à s’adresser à une classe moyenne mythique, supposée stable, alors qu’en réalité ils n’en captent plus que les héritiers -pour la droite les retraités, pour la gauche la fonction publique. Cette classe moyenne en déclin a pourtant des demandes simples : elle ré clame une intégration économique et la préservation d’un capital social ainsi que culturel.

La question de la voiture cristallise-t-elle l’opposition entre France périphérique et France des métropoles ?

Le bilan carbone de l’aéronautique n’est jamais évoqué, puisqu’on ne peut pas taxer le kérosène dans un contexte de mondialisation des transports. La pollution des « riches » mobiles est donc moins taxée que celle des « pauvres » sédentaires. De façon plus générale, les métropoles sont de nouvelles citadelles médiévales, avec une bourgeoisie qui se claquemure derrière ses remparts, et entend même instituer bientôt des péages urbains - le retour de l’octroi ! Dans ces espaces clos, les habitants ont simplement besoin de liaisons pour sortir - avions, TGV - et la voiture est, pour eux, obsolète. Inversement, aujourd’hui les catégories populaires vivent de plus en plus loin de l’emploi et ont un besoin vital de leur voiture. Dans la chasse à la voiture menée par les élites se manifestent une forme d’inconscience des difficultés réelles de ces concitoyens et même un mépris de classe. La réaction du monde politique d’en haut est d’accuser les classes populaires de ne pas avoir conscience de l’enjeu écologique ! Les conflits sociaux ont toujours existé, mais c’est la première fois dans l’histoire qu’il y a une perte de contact aussi grande entre le haut et le bas de la société. C’est une véritable désaffiliation. Aujourd’hui Paris est beaucoup plus éloigné de l’hinterland français que de Londres, Barcelone ou Amsterdam, et la situation est la même dans les autres pays occidentaux. Autant de facteurs qui favorisent les mouvements spontanés et incontrôlés comme les « gilets jaunes ».

La question de l’écologie illustre donc une divergence de préoccupations entre métropoles et France périphérique ?

Tous les Français souhaitent préserver l’environnement. Personne ne roule au diesel par plaisir. De la même manière, si l’on considère la question du multiculturalisme, tout le monde souhaite une préservation de son capital culturel et un rapport à l’Autre distancié. Mais il faut distinguer les objectifs et les moyens. Si j’ai les moyens de mettre à distance l’Autre, en contournant la carte scolaire par exemple, je peux faire l’apologie de la « société ouverte » sans difficulté. Il en va de même en matière d’écologie. On peut facilement tenir un discours sur la nécessité de préserver l’environnement quand on a les moyens de s’offrir une voiture électrique ou de consommer bio. La défense de l’écologie, comme la promotion de la « société ouverte », est devenue un outil de distinction sociale. Certains continuent à présenter le mouvement des « gilets jaunes » comme le rassemblement des ploucs, des Français « qui fument des clopes et roulent en diesel », comme dirait Benjamin Griveaux, qui a ajouté : « Ça n’est pas la France du XXIe siècle que nous voulons. » Ces propos sont extravagants. La France qu’ils pensent déclinante, vieillissante et vouée à disparaître peut potentiellement constituer la majorité des électeurs. En réalité, la technostructure est incapable de répondre aux attentes de ces catégories majoritaires, hier socle de la classe moyenne, mais qui ne sont plus sa référence culturelle."

Voir "Christophe Guilluy : « Les “gilets jaunes” attestent la révolte de la France périphérique »".


Voir aussi les rubriques "Gilets jaunes" et Christophe Guilluy dans La gauche et les classes populaires (note du CLR).


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