Revue de presse

C. Guilluy : « Le FN est le baromètre de l’inaction des partis au pouvoir » (lefigaro.fr/vox , 9 déc. 15)

Christophe Guilluy, géographe, auteur de "La France périphérique" (Flammarion, 2014). 10 décembre 2015

"Comment analysez-vous les résultats du premier tour des régionales ? Ces derniers symbolisent-ils les fractures françaises ?

Christophe Guilluy : D’élection en élection, on s’aperçoit que la France périphérique (celle des petites villes, des villes moyennes et des zones rurales) est un phénomène réel, qui se cristallise. Cette grille de lecture sociale et spatiale explique la recomposition politique à laquelle on assiste depuis deux décennies. La carte politique traditionnelle s’efface au profit d’une dichotomie France périphérique où vit 60 % de la population/ France des métropoles, qui se renforce partout, dans toutes les régions, y compris celles où le Front national a fait un score plus faible. Par exemple, en Bretagne où le parti de Marine Le Pen a fait 18% : un score modeste par rapport au 40% de Marine Le Pen dans le Nord Pas-de-Calais, mais très important par rapport à l’audience que le FN emportait autrefois dans cette région. La dynamique provient des zones rurales, des petites villes et des agglomérations de taille moyenne, des territoires où se concentre la très grande majorité des classes populaires et situés à l’écart des métropoles mondialisées. Le Front national (véritable vote de classes), à lui seul, capte près des trois quarts des votes des classes populaires, est logiquement surreprésenté sur ces territoires.. Les logiques économiques accentuent cette rupture entre ces deux France puisque désormais l’essentiel des créations d’emplois se concentrent dans les grandes villes, et qu’au contraire l’emploi se désertifie dans la France périphérique. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire les catégories populaires ne vivent pas là où se créé l’emploi. Cette situation se cristallise et se renforce au rythme de l’évolution du prix du foncier suit, ce qui contribue à ce que les grandes métropoles, et les gagnants de la mondialisation, s’enferment telles des citadelles médiévales derrière le mur invisible de l’argent.

Il n’y aura pas de retour en arrière. Les couches populaires vivant dans la France périphérique ont peu d’espoir de mobilité. Certains jeunes pourront certainement tirer leur épingle du jeu et aller s’installer en ville, mais ce phénomène restera marginal. A l’heure des métropoles mondialisées, de l’hyper-mobilité, le processus de sédentarisation des zones périphériques est en marche.

Peut-on dire qu’il existe désormais deux France ?

Oui, Il n’y a plus de zone de contact entre les classes populaires et la bourgeoisie urbaine (bourgeoisie traditionnelle ou bobos). Les personnes qui habitent dans les petites villes, les villes moyennes ou les zones rurales n’ont pas les moyens de la mobilité, et la mobilité des classes supérieures se réalise essentiellement entre les métropoles nationales et internationales sans véritable contact avec le pays profond.

On assiste à une fragilisation du tissu des PME qui concerne tout le territoire français, pas uniquement le Nord et le Sud-Est. Les décideurs politiques ne savent pas comment réinjecter de l’emploi sur ces territoires, amorcer une politique sociale ou disperser les pôles d’enseignement supérieur… Ils n’arrivent pas à prendre en compte la réalité de la France populaire et périphérique car, in fine, la « boutique » tourne très bien sans les classes populaires. Le système économique créé beaucoup richesses, le problème est qu’aujourd’hui l’économie ne fait plus société. La précarisation sociale des classes populaires n’a ainsi pas empêché le PIB de croître sans interruption ces trois dernières décennies. C’est la principale différence entre la lutte des classes aux XIXe et XXe siècles, et le clivage social que nous observons aujourd’hui. Autrefois, les classes ouvrières étaient intégrées économiquement, elles vivaient donc là où se créait la richesse dans des villes industrielles. Le patronat avait besoin d’elles. Aujourd’hui, les classes populaires ne font plus partie du projet économique ou alors à la marge, comme dans les grandes métropoles des emplois précaires et peu rémunéré sont occupés par des catégories populaires immigrées.

Jusqu’à maintenant, la stratégie des partis de gouvernement a été de considérer qu’avec un peu de redistribution et de péréquation, et sans véritable projet économique complémentaire, on allait contenter la France périphérique, un peu sur le modèle ce qui a été fait pour en banlieue. Cette stratégie atteint ses limites dans la France périphérique car on ne parle pas ici d’un problème à la marge mais de celui d’une majorité des classes populaires. Il est impossible de faire société en laissant de côté une majorité de la population.

35 % des jeunes entre 18 et 24 ans viennent de voter Front national. Parallèlement à la fracture territoriale et sociale, ces élections révèlent-t-elles une fracture générationnelle ?

56 % des moins de 35 ans ont voté pour les listes de droite ou du FN. Chez les 18-24 ans, la droite et le FN atteignent même 61 % des suffrages ! Le FN fait mieux que le PS auprès des plus jeunes : 23 % contre 19 %. En fait, nous le disions avec le sociologue Guérin depuis des années, le vieillissement de la population est le rempart au vote « populiste ». Un sondage Ipsos réalisé après les attentats montre que les plus de 60 ans sont deux fois moins tentés par le vote FN en raison des attentats que les plus jeunes : 5,7 % contre 10,6 % chez les 35-59 ans. Une partie d’entre eux sont sans doute effrayés par les propositions économiques du parti de Marine Le Pen, notamment la sortie de l’Euro. Il y a une vraie cohérence de classe dans le vote de la jeunesse. Les jeunes de la France périphérique (ruraux, de petites villes et de villes moyennes) touchées par le chômage, la précarité et la fin de l’ascension sociale ne votent pas comme les jeunes de la bourgeoisie urbaine mondialisée.

Cependant, il existe deux jeunesse populaires, celle des banlieues et celle de la France périphérique. La réislamisation de la jeunesse de banlieue - un islam identitaire qui ne passe pas forcément par la mosquée - est parallèle au réveil identitaire des jeunes de milieux populaires de la France périphérique. Ce n’est pas la religion qui en est le vecteur, car cette France est largement déchristianisée, mais le vote FN.

Vous parlez de « réveil identitaire ». Ces élections ne traduisent-elles pas avant tout des clivages sociaux ?

Dans un contexte de mondialisation, les gens ont le sentiment que les politiques sont impuissants dans le domaine économique et social. Ils se déplacent d’abord pour protester contre l’immigration. Si leur premier ressort était seulement la question sociale, ils voteraient pour le Front de gauche. Les catégories modestes s’inquiètent de la montée du chômage et de la dégradation du modèle social, mais également de l’insécurité culturelle conséquence d’une instabilité démographique liée à l’intensification des flux migratoires. Nous assistons en fait au retour du conflit social et du conflit culturel. Le rêve de la mondialisation heureuse et d’un « peuple Benetton » a échoué ; cet échec est en train de revenir à la face des partis traditionnels avec une force sans précédent. Des attentats au vote FN, c’est la fin du rêve d’une société mondialisée et apaisée, des tensions identitaires à la résurgence du conflit de classe, c’est le rêve d’un société libérale apaisée par le marché qui s’effondre sous nos yeux.

Croyez-vous à « un réveil citoyen » au deuxième tour ?

Le fameux « réveil citoyen des abstentionnistes » qui iraient à mains nues faire barrage au FN fait partie de la pensée magique des partis de gouvernement et plus généralement des classes dominantes. La réalité, c’est que le profil sociologique de l’abstentionniste est le même que celui de l’électeur du FN. Le gros bataillon des votants de LR (retraités et bourgeosie traditonnelle) ou du PS (fonctionnaires et bourgeois urbains) sont des couches qui ont toujours voté. S’il y a une réserve de voix chez les abstentionnistes, elle se trouve du côté du FN.

Le FN est un baromètre, qui mesure l’inaction des partis au pouvoir. Il est la conséquence de l’amplification de la fracture sociale, spatiale et identitaire. Le débat autour des intellectuels qui feraient le jeu du FN est absurde. Zemmour ou Onfray n’ont aucune influence sur le vote des milieux populaires ! En estimant que le vote FN est impulsif, l’expression d’une colère irréfléchie, on dénie aux classes populaires le droit de faire leur propre diagnostic. En faisant intervenir des personnalités telles que Pierre Gattaz, Laurence Parisot, Bernard-Henri Lévy ou Dany Boon pour dire que le FN n’est pas républicain, économiquement nul ou crypto-fasciste, on fait progresser une défiance qui porte non seulement sur les politiques mais aussi sur les médias et les élites en général.

Cela va-t-il entrainer une recomposition politique ?

Le vote FN devrait continuer à progresser. A terme cela provoquera soit l’implosion des partis traditionnels, soit leur recomposition interne. Sur le terrain, on observe que les élus locaux sont conscients des réalités, ils ne sont pas déconnectés des problèmes des gens comme peuvent l’être les caciques des partis. Pourquoi, dès lors, les habitants n’ont-ils pas voté pour eux ces dernières élections ? Parce qu’ils ont compris que ces élus n’avaient aucun pouvoir au sein de leur propre parti et que les décisions étaient prises par les ténors qui sont élus dans les grandes métropoles. S’ils ne veulent pas être balayés par le FN, les élus de la France périphérique devront porter le fer à l’intérieur de leur appareil et faire naître des consensus au-delà des frontières partisanes... Le paysage politique peut radicalement changer s’il y a une clarification idéologique. Si le PS et Les Républicains assument leur statuts de partis des grandes métropoles, il y a des places pour d’autre partis à côté du FN pour représenter la France périphérique. La consolidation d’un parti musulman en banlieue n’est pas à exclure non plus. On note que l’Union des Démocrates Musulmans Français a réalisé une percée dans certaines villes de Seine-Saint-Denis ou des Yvelines, ce qui souligne, comme pour les classes populaires de la France périphérique, un processus de désaffiliation des couches populaires de banlieues, qui ne sont désormais plus un électorat captif pour la gauche. Nizarr Bourchada a rassemblé notablement sur sa candidature 5,90% des voix à Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines, se classant en quatrième position, devant Emmanuel Cosse d’Europe Ecologie Les Verts."

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