Revue de presse

« C’est Charlie, venez vite, ils sont tous morts » (Le Monde, 14 jan. 15)

13 janvier 2015

"Ce mercredi 7 janvier, Sigolène Vinson, chroniqueuse judiciaire à "Charlie Hebdo", se sent "heureuse d’appartenir à cette rédaction". Et puis, vers 11 h 30, deux hommes armés surgissent. Pour "Le Monde", elle a accepté de témoigner.

[...] Dix de ses amis ont été assassinés sous ses yeux mercredi. Elle a été épargnée. Elle tient à témoigner, dans un flot de mots entrecoupé de silences, de sourires et de larmes, pour ressusciter ce qu’était Charlie Hebdo, la joie de vivre et les morts.

En entrant dans la rédaction, ce jour-là, son gâteau dans les bras, elle salue Angélique, la femme chargée de l’accueil, dont le bureau fait face à l’entrée. Immédiatement à gauche se trouve celui de Simon Fieschi, le webmaster, qui tourne le dos à la porte blindée. Dans la kitchenette, Tignous prépare le café. Comme souvent, des « invités » de la rédaction sont présents. Michel Renaud est venu rendre à Cabu des dessins empruntés pour un festival qu’il a fondé, le Rendez-vous du carnet de voyage. Il a apporté un cadeau emballé dans un gros paquet : un jambon.

Lila, le petit cocker roux du journal, trottine de jambes en jambes. Avec une inclination particulière pour Cabu, surtout quand il y a du jambon, « parce qu’il donne toujours sa part au chien ». Sigolène Vinson parle au présent, des morts comme des vivants. Arrivé en retard, Philippe Lançon bougonne parce qu’il n’y a pas assez d’exemplaires de Charlie pour tout le monde. Un concours de blagues grivoises chasse rapidement son air chagrin : la conférence de rédaction vient de commencer.

Autour de la grande table rectangulaire sont assis, de gauche à droite à partir du seuil de la porte : Charb, Riss, Fabrice Nicolino, Bernard Maris, Philippe Lançon, Honoré, Coco, Tignous, Cabu, Elsa Cayat, Wolinski, Sigolène Vinson et Laurent Léger. L’invité, Michel Renaud, est assis sur une chaise dans un coin de la pièce. Luz et Catherine Meurisse, une autre dessinatrice sont en retard. Zineb El Rhazoui, la jeune reporter, est en vacances au Maroc, Gérard Biard, le rédacteur en chef, à Londres. Antonio Fischetti, le journaliste scientifique, assiste à l’enterrement de sa tante en province. Quant à Willem, il goûte peu les conférences de rédaction.

Charb, comme toujours, enchaîne les jeux de mots et griffonne sur les feuilles du chemin de fer. « Il dessinait tout le temps, raconte Sigolène Vinson en esquissant un sourire. Ses feuilles de chemin de fer étaient géniales. J’admirais son sens du détournement. Tous ses dessins traduisaient instantanément nos échanges autour de la table. »

Ce jour-là, les « échanges » tournent autour du dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission, auquel est consacrée la « une » du jour. Il est question de littérature, de racisme, d’Eric Zemmour, des manifestations anti-islam en Allemagne. Certains défendent Houellebecq, d’autres s’inquiètent de la « montée du fascisme » dans la société. Il y a ceux qui parlent et ceux qui observent. Sigolène Vinson, assise à droite de la porte à côté de Laurent Léger, fait partie des plus réservés.

L’économiste Bernard Maris, qui lui fait face, l’invite à s’exprimer. Elle décline l’invitation en lui souriant timidement et se lève pour chercher du café. « A ce moment, dans la kitchenette, j’étais emplie d’un sentiment de bonheur. Malgré le boucan derrière moi, les débats parfois très sportifs entre nous, je réalisais quelle chance j’avais d’appartenir à cette rédaction, de fréquenter ces gens, si drôles, si intelligents, si gentils… »

En retournant dans la salle de rédaction, elle aperçoit Philippe Lançon enfilant son manteau, son bonnet et son sac à dos. Un jeu de mots traverse la pièce. Le dernier de la journée. « Il y avait le mot “susmentionné”, ou quelque chose dans le genre, il y avait “suce” dedans. » Charb lance à Philippe : « On fait cette blague pour que tu ne nous quittes pas. »

A cet instant précis, Luce Lapin, la secrétaire de rédaction, s’apprête à quitter la salle pour corriger un numéro spécial sur la gestation pour autrui. Elle a déjà un pied dans son bureau, accolé à celui de Mustapha Ourrad, le correcteur d’origine kabyle qui, après des décennies de présence sur le territoire, vient d’obtenir la nationalité française. Leurs bureaux sont séparés de la salle de rédaction par une simple porte vitrée.

A cet instant précis, « on a entendu deux “pop”. Ça a fait “pop pop” ». Dans une assemblée de dessinateurs affairés à inventer des bulles, des coups de feu font forcément « pop pop ». Les deux balles ont perforé les poumons de Simon Fieschi, 31 ans, le webmaster chargé de gérer le tombereau d’insultes qui affluent à la rédaction depuis des années. Son bureau est le premier qu’on rencontre quand on pénètre dans les locaux. Il sera la première victime de l’équipée vengeresse des frères Kouachi. Grièvement blessé, il a été hospitalisé dans un état critique.

Dans la salle de rédaction, un moment de flottement. « Luce a demandé si c’était des pétards. On s’est tous demandé ce que c’était. » Elle voit Franck Brinsolaro, un des policiers chargés de la protection de Charb, se lever de son bureau, logé dans un renfoncement de la pièce. « Sa main semblait chercher quelque chose sur sa hanche, peut-être son arme. Il a dit : “Ne bougez pas de façon anarchique.” Il a semblé hésiter près de la porte. Je me suis jetée au sol. “Pop pop” dans Charlie, je comprends que ce ne sont pas des pétards. »

La jeune femme rampe sur le parquet en direction du bureau de Luce et Mustapha, à l’autre bout de la pièce. Elle entend la porte d’entrée de la salle de rédaction « sauter » et un homme crier « Allahou akbar ». Puis cette question : « Où est Charb ? ». « Pendant que je rampe au sol, j’entends des coups de feu. Je ne veux pas me retourner pour ne pas voir la mort en face. Je suis sûre que je vais mourir. Je rampe et j’ai mal au dos. Comme si on me tirait dans le dos. » Aucun tir ne l’a touchée.

[...] « Ce n’était pas des rafales. Ils tiraient balle après balle. Lentement. Personne n’a crié. Tout le monde a dû être pris de stupeur. »

Puis tout s’est tu. « Je connaissais l’expression “un silence de mort”… », dit-elle. Le silence, et cette « odeur de poudre ». [...] Un des tireurs, « habillé comme un type du GIGN », contourne lentement le muret et la met en joue. Il porte une cagoule noire.

« Je l’ai regardé. Il avait de grands yeux noirs, un regard très doux. J’ai senti un moment de trouble chez lui, comme s’il cherchait mon nom. Mon cerveau fonctionnait très bien, je pensais vite. J’ai compris qu’il n’avait pas vu Jean-Luc, sous son bureau. » L’homme qu’elle regarde dans les yeux s’appelle Saïd Kouachi. Il lui dit : « N’aie pas peur. Calme-toi. Je ne te tuerai pas. Tu es une femme. On ne tue pas les femmes. Mais réfléchis à ce que tu fais. Ce que tu fais est mal. Je t’épargne, et puisque je t’épargne, tu liras le Coran. » Elle se souvient de chaque mot.
« Jean-Luc est sous la table, il ne l’a pas vu »

Les yeux plantés dans le regard du tueur, Sigolène Vinson engage un dialogue mental avec lui. Ses pensées courent toutes seules. « Je me suis demandé pourquoi il me disait ça. Je pensais que mes chroniques judiciaires étaient jolies. Je trouvais assez cruel de sa part de me demander de ne pas avoir peur. Il venait de tuer tout le monde et me braquait avec son arme. Je l’ai trouvé injuste. Injuste de dire que ce qu’on faisait était mal, alors que le bien était de notre côté. C’est lui qui se trompait. Il n’avait pas le droit de dire ça. »

Durant cet échange silencieux, elle ne quitte pas son agresseur du regard. « Je lui fais un signe de la tête. Pour garder un lien, un contact. Peut-être qu’inconsciemment, je cherche à l’attendrir. Je ne veux pas perdre son regard car Jean-Luc est sous la table, il ne l’a pas vu, et j’ai bien compris que s’il ne tue pas les femmes, c’est qu’il tue les hommes. »

Dans la salle de rédaction, où se trouve Chérif Kouachi, le frère cadet de Saïd, une femme a été assassinée : Elsa Cayat, psychanalyste et chroniqueuse à Charlie. Saïd Kouachi se tourne vers la grande pièce et crie : « On ne tue pas les femmes. » Trois fois. « A ce moment, je ne sais pas qu’Elsa est morte, dit Sigolène Vinson. Ni que Cécile, Luce et Coco se sont réfugiées dans un autre bureau. »

« On ne tue pas les femmes ! », crie Saïd. Puis il disparaît. Sigolène Vinson perd le contact avec « ces grands yeux doux » qui sortaient de la cagoule. A un moment, elle ne sait plus trop quand, elle s’approche de la fenêtre pour sauter, avant de se rendre compte que c’est « trop haut ». « Je me suis retrouvée avec Jean-Luc, on est resté interdits. On ne savait pas s’ils étaient vraiment partis. » Des coups de feu retentissent au loin, dans la rue. [...]

Sigolène retourne dans la salle de rédaction. Sa « vision d’horreur ». « Je vois les corps par terre. Tout de suite, j’aperçois Philippe, le bas du visage arraché, qui me fait signe de la main. Il y a deux corps sur lui. C’était trop. » Elle s’interrompt. Puis reprend, la voix étranglée : « Il a essayé de me parler avec la joue droite arrachée… Je lui ai dit de ne pas parler. Je n’ai pas pu m’approcher de lui. Je n’ai pas pu lui tenir la main. Je n’ai pas réussi à l’aider. C’était trop. » Philippe Lançon, dont les jours ne sont pas en danger, a reçu une balle dans la joue droite.

Tous les morts ont été retrouvés face contre terre. Sigolène enjambe les corps de Cabu, d’Elsa, de Wolinski et de Franck, le policier, pour récupérer son portable dans son manteau. Elle appelle les pompiers. La conversation dure 1 min 42 s. « C’est Charlie, venez vite, ils sont tous morts. » Le pompier lui demande « combien de corps ? ». Elle s’agace, le trouve « con ». Le pompier lui demande l’adresse de Charlie Hebdo. Elle ne s’en souvient plus. Elle répète trois fois : « Ils sont tous morts ! »

Au fond de la pièce, une main se lève. « Non, moi je ne suis pas mort. » C’est Riss. Allongé sur le dos, il est touché à l’épaule. A côté de lui, Fabrice Nicolino fait signe à Sigolène Vinson de venir l’aider. Atteint aux jambes et à l’abdomen, il est assis dans une mare de sang. « C’est horrible à dire, mais comme ses blessures étaient moins apparentes que celles de Philippe, c’était plus facile pour moi de m’occuper de lui. Il m’a demandé quelque chose de frais pour son visage, je lui ai rapporté un torchon mouillé. Puis il m’a demandé de l’eau. Je ne savais pas qu’il ne fallait pas donner d’eau dans ces circonstances, je suis allée remplir une flûte à champagne en plastique dans la cuisine. Il perdait beaucoup de sang. Puis il s’est senti partir, il m’a demandé de lui parler. » [...]

La silhouette de Patrick Pelloux apparaît dans l’embrasure de la porte. « Je l’ai vu se pencher sur le corps de Charb. Il lui a pris le pouls au niveau du cou. Puis il lui a caressé la tête et lui a dit : “Mon frère.” » Le récit s’interrompt. Elle reprend : « Il lui a dit “Mon frère”. » La conversation se noie à nouveau : « Mon frère… »

La jeune femme se souvient qu’on lui fait alors quitter la pièce. On l’emmène dans « l’aquarium », le grand bureau vitré où travaillent d’ordinaire Zineb, Laurent Léger et Gérard Biard. « Je vois Luz, je ne comprends pas ce qu’il fait là car il n’était pas à la conférence de rédaction. Je suis ahurie. Puis je vois Laurent Léger, je ne comprends pas non plus car lui y était. Je suis tellement contente. Des pompiers arrivent, puis Riss. Je m’aperçois qu’il y a Cécile, Coco et Luce. C’est là que je me rends compte qu’il y a des vivants. Que toutes les femmes, en dehors d’Elsa, sont vivantes. »

[...] « Cette rédaction, ce n’était que des rires et de la gentillesse. Une vraie douceur, une vraie tendresse. Quand j’ai vu Cabu et Wolinski, des vrais, vrais gentils, je n’ai pas compris… »"

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