Revue de presse

C. Bigot : "Loi « contre la haine » sur internet : objectif louable mais danger pour la liberté d’expression !" (lefigaro.fr/vox , 18 juin 19)

Christophe Bigot, avocat, spécialiste du droit de la presse. 20 juin 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Dans une indifférence quasi-générale, une proposition de loi appelée de ses vœux par le Président Macron lui-même, a été déposée le 20 mars 2019 par la députée Laetitia Avia, qui entend expérimenter un nouveau modèle de régulation de la liberté d’expression, s’appuyant notamment sur un principe de privatisation des contrôles au profit des grand opérateurs de plateformes. On heurte ici frontalement une tradition multicentenaire héritée de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. […]

La logique du système préconisé par la proposition de loi aboutit à se passer de juge judiciaire au profit d’un nouveau mécanisme de responsabilité. Il suffit de signaler un contenu comme relevant d’une injure ou d’une incitation à la haine, à raison de la race, de la religion, du sexe, ou de l’orientation sexuelle, et l’opérateur doit le supprimer dans les 24 heures s’il contrevient de manière évidente à la loi… A défaut, l’opérateur sera passible du prononcé de la sanction évoquée plus haut, de la part du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel.

Le modèle promu par ce texte tend donc à substituer au contrôle par le juge judiciaire, sur la base d’un échange contradictoire et avec une possibilité de recours effectif, un contrôle réalisé par un opérateur privé passible de lourdes sanctions s’il traîne des pieds, alors même qu’une liberté fondamentale est ici en jeu, et non des moindres, puisque le Conseil constitutionnel considère qu’elle est “d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés”. Et voilà que la mesure la plus grave, à savoir le retrait pur et simple - autrement dit la censure - pourrait être décidée par un opérateur privé sans intervention du juge judiciaire pourtant garant, constitutionnellement, des libertés fondamentales. […]

Le champ d’application du délit d’incitation à la haine raciale a-t-il changé quatre fois en une quinzaine d’années. Le juge oscille, selon les époques, entre la sanction de toute expression faisant naître un sentiment de rejet, et la limitation de la répression à la seule “exhortation” à commettre un acte de violence, de haine ou de discrimination. Comment les modérateurs des opérateurs aborderont ces évolutions subtiles, qu’il faut suivre au jour le jour ? Ils ne le pourront d’évidence pas et par sécurité, au regard des sanctions, appliqueront le principe de précaution. Pour entrer plus encore dans le concret, prenons l’exemple de l’incitation au boycott des produits israéliens. Il n’est pas ici question de se prononcer sur le mécanisme en lui-même, mais d’observer combien il est difficile à appréhender sur le plan judiciaire. […]

La problématique est la même pour la notion d’injure. On s’imagine qu’il s’agit là d’une catégorie juridique qui tombe sous le sens et serait à même d’être gérée par un modérateur privé en 24 heures. Mais les frontières de l’injure sont délicates et les zones grises sont larges. Il y a douze ans, lors du procès retentissant des caricatures de Mahomet, le tribunal correctionnel de Paris avait estimé en première instance que la qualification d‘injure envers les musulmans pouvait être retenue s’agissant du dessin montrant Mahomet avec une bombe dans le turban, même si Charlie Hebdo était par ailleurs relaxé au titre de sa bonne foi. Cette analyse sera ensuite infirmée à la Cour d’appel.

Plus récemment, en 2018, il a fallu aller jusqu’en cassation pour trancher la qualification à donner à l’expression “fuck church” peinte sur la poitrine dénudée de plusieurs Femen, l’injure envers les catholiques n’ayant finalement pas été retenue. Nombreuses sont encore les affaires délicates, dans lesquelles le prévenu invoque un droit à l’humour derrière lequel il faut parfois démasquer de sombres desseins. Et que dire des clips de rap, pour lesquels il faut faire la part des choses, entre des propos attentatoires à la dignité de la femme qui entreraient sans difficulté dans le champ de l’injure sexiste, et la liberté qu’on doit laisser à tout créateur. […]

Voici plus de 200 ans que le modèle de régulation de la liberté d’expression passe par la constatation d’un abus, et sa sanction par le juge judiciaire, gardien des libertés fondamentales. Ce modèle issu de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, a été en quelque sorte mis en musique cent ans plus tard par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Et en 1972, le législateur à logiquement inséré dans cette loi les dispositions visant à lutter contre le racisme et l’antisémitisme. Il a fait de même en 2004 pour la lutte contre le sexisme et l’homophobie. Or la proposition Avia constitue un changement de logiciel visant à instaurer de nouveaux mécanismes de régulation. Elle accompagne un lobbying de tous les instants de certaines associations de lutte contre le racisme, au premier rang desquelles figure la LICRA, visant à extraire le dispositif de lutte contre le racisme et l’antisémitisme de la loi sur la presse, au prétexte que celle-ci ménagerait trop de moyens de défense aux prévenus… Ce lobbying vient d’être relayé par la Procureure générale de Paris en personne, qui a pris l’initiative de publier il y a quelques jours une tribune pour dire tout le mal qu’elle pensait de la régulation des contenus haineux par la loi de 1881 . Le timing, en pleine concertation sur la proposition de loi Avia, n’est certainement pas le fait du hasard. […]

Plutôt que de mettre des moyens réels visant à renforcer la régulation de la liberté d’expression par le juge, le gouvernement préfère aujourd’hui renier 200 ans de tradition juridique, laissant le juge judiciaire dans une indigence de moyens indigne d’une justice moderne, tout en basculant le contrôle sur des opérateurs privés dont ce n’est pas le métier, et la sanction sur une Autorité administrative indépendante, le CSA, certainement plus maléable que le juge judiciaire… […]"

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