Burkini : « Le Conseil d’État désavouera-t-il le tribunal administratif de Grenoble en 2022 comme il a désavoué celui de Nice en 2016 ? » (collectif, Le Figaro, 27 mai 22)
Des membres du Cercle droit et débat public. 27 mai 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"[...] Saisi par le Comité contre l’islamophobie en France (association dissoute en décembre 2020 par un décret en Conseil des ministres ultérieurement validé par le Conseil d’État) et par la Ligue des droits de l’homme, le Conseil d’État avait censuré en août 2016 l’arrêté « antiburkini » du maire de Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes). Le tribunal administratif de Nice avait au contraire estimé que, dans le contexte des attentats de Nice (14 juillet 2016) et de Saint-Étienne-du-Rouvray (26 juillet 2016), cette mesure d’interdiction était « nécessaire, adaptée et proportionnée » pour éviter des troubles à l’ordre public. Le tribunal observait que le port d’un vêtement lié au fondamentalisme islamiste était de nature à porter atteinte aux consciences des autres usagers de la plage - espace non propice à l’expression des croyances religieuses -, qu’il exprimait un effacement de la place de la femme non conforme aux valeurs d’une société démocratique et qu’il pouvait être ressenti comme une provocation exacerbant les tensions.
Le Conseil d’État désavouera-t-il le tribunal administratif de Grenoble en 2022 comme il a désavoué celui de Nice en 2016 ?
Trois séries de raisons devraient l’en dissuader.
En premier lieu, une piscine municipale est un service public offert à des usagers déterminés (à un instant donné) et non, comme un lac ou une plage, un espace ouvert à tous. Ainsi que l’indique le « vade-mecum sur la liberté d’expression, la neutralité et la laïcité dans le champ des activités physiques et sportives », mis en ligne par le Conseil des sages de la laïcité, les personnes fréquentant les piscines municipales sont des usagers du service public et le principe de laïcité ne leur est pas directement applicable. Toutefois, des considérations liées aux exigences minimales de la vie en commun dans une société démocratique ou à la prévention des troubles à l’ordre public pouvant être suscités par le port de ces tenues, justifient une interdiction au principe de libre manifestation des croyances religieuses dans l’espace public. Par ailleurs, il appartient à la commune ou à la collectivité gestionnaire de subordonner l’usage de la piscine au port d’une tenue vestimentaire adaptée aux impératifs d’hygiène et de sécurité. Le code du sport et le code de la santé publique soumettant les gestionnaires de piscines ouvertes au public au respect d’obligations sanitaires, de sécurité et de surveillance, il revient à la commune de fixer ces règles dans le règlement intérieur. C’est ainsi que le règlement intérieur des piscines du territoire Vallée Sud - Grand Paris dispose que « Seuls les maillots de bain une pièce et deux pièces, collés à la peau, épaules, bras et jambes dénudés, sont autorisés pour les femmes ».
En deuxième lieu, la sauvegarde de la liberté personnelle ne doit méconnaître, derrière l’apparence du libre arbitre, ni la réalité de pressions communautaires annihilant la volonté des intéressées, ni, lorsque la volonté individuelle d’ostentation est avérée, l’intention prosélyte ou provocatrice qu’elle manifeste. Comment ignorer à cet égard que le voilement du corps des femmes participe d’un projet planétaire et millénaire dont l’engrillagement des visages des Afghanes est le point d’aboutissement ? Que le ressort premier de cette occultation est une stratégie d’appropriation patriarcale enjoignant aux femmes de se soustraire au regard des autres hommes et mettant à leur seule charge la contention de la libido ?
En troisième lieu, au-delà même de la question islamiste, la jurisprudence de 2016 sur les arrêtés antiburkini réduit les notions d’ordre public et de pouvoir de police de façon périlleuse pour la pérennité de la société démocratique. L’article X de la Déclaration de 1789 dispose que : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». La loi du 9 décembre 1905, tout en proclamant que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes, soumet cet exercice aux restrictions « édictées dans l’intérêt de l’ordre public ». L’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme, tout en garantissant la liberté de pensée, de conscience et de religion, permet que la liberté de manifester sa religion ou ses convictions fasse l’objet des restrictions légales qui « constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Mais de cet ordre public, ainsi que des pouvoirs dont disposent les autorités de police pour l’assurer, la jurisprudence de 2016 du Conseil d’État se fait une conception fort restrictive. L’ordre public ne saurait comprendre, juge-t-il à propos des arrêtés antiburkini, de dimension immatérielle liée par exemple à la dignité de la femme, ou à l’égalité des droits entre l’homme et la femme ou à la discrétion religieuse dans un espace de sports et de loisirs ou à la sensibilité particulière du public à l’égard du fondamentalisme islamique au lendemain et au voisinage de la tuerie de Nice. Il en avait pourtant jugé autrement dans son arrêt d’assemblée sur les « lancers de nain » (27 octobre 1995, commune de Morsang-sur-Orge), comme dans l’ordonnance de référés Dieudonné du 6 février 2015, qui font du respect de la dignité de la personne humaine une composante de l’ordre public. Comme les sociétés traditionnelles, la démocratie moderne, humaniste et libérale, a besoin d’un ordre symbolique. Pourquoi s’interdirait-elle de le protéger légalement ?
Les signataires de la tribune sont membres du Cercle droit et débat public. Présidé par Noëlle Lenoir, membre honoraire du Conseil constitutionnel, et comprenant notamment : Pierre-Henri Conac, Professeur des Universités, Dominique de la Garanderie, Avocate, Ancienne bâtonnière de Paris Jean-Claude Magendie, ancien Premier président de la Cour d’appel de Paris, Jean-Yves Naouri, chef d’entreprise, Emmanuel Piwnica, Avocat aux Conseils, Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, Frédéric Thiriez, Avocat aux Conseils Philippe Valletoux, consultant."