Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’Université Paris II. 9 mars 2023
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Benjamin Morel, La France en miettes. Régionalismes, l’autre séparatisme, éd. Cerf, fév. 2023, 268 p., 20 €.
"Face à la montée de ce qu’il appelle « l’ethnorégionalisme », le constitutionnaliste Benjamin Morel redoute une France en miettes, titre de son dernier livre. ENTRETIEN.
Diego Chauvet
En publiant la France en miettes, le constitutionnaliste Benjamin Morel interpelle sur la montée des mouvements « ethnorégionalistes ». Ils menacent à la fois, selon lui, l’unité nationale et les « petites patries », ces cultures locales déjà fragilisées par l’uniformisation culturelle du XXe siècle. S’il ne rejette pas la décentralisation, il appelle toutefois, à l’heure où la question de la réforme des institutions refait surface, à ne pas confondre la « pertinence d’un cadre d’exercice d’une compétence et l’essentialisme identitaire ».
En dressant le portrait d’une France en miettes, que redoutez-vous exactement ?
En tant que chercheur, j’ai travaillé sur le Sénat et les collectivités, et j’ai constaté qu’en matière de développement de l’ethnorégionalisme nous connaissons une situation similaire à d’autres pays européens.
La Corse, par exemple, est la région européenne où les partis ethno-régionalistes font leur plus haut score, davantage encore qu’en Catalogne, en Écosse ou au Pays basque espagnol. Les nationalistes corses rassemblent 68 % des suffrages, c’était trois fois moins il y a seulement dix ans. C’est une montée forte, rapide.
Dans d’autres régions, la traduction électorale n’est pas encore évidente, mais on note des signaux faibles. C’est le cas de la Bretagne : 38 % des habitants de la région se sentent plus bretons que français, 20 % de plus en vingt ans, soit le même taux qu’en Écosse en 2000.
Le PS et LR y ont repris la presque totalité des revendications des régionalistes, tout comme en Alsace. C’est le marchandage des statuts qui, en Grande-Bretagne, a rendu ce phénomène incontrôlable et a mené jusqu’au blocage depuis 2016. Or, Emmanuel Macron fait de même… et s’en vante comme il y a quelques jours devant l’exécutif corse.
On marchande des statuts, des compétences, sur le fondement d’identités. On crée une sorte de machine infernale identitaire que l’on a connue dans d’autres États européens (Italie, Espagne, Grande-Bretagne…).
Plus vous criez fort, plus le prince a envie de vous faire des concessions. Mettez les drapeaux en berne pour la mort d’Yvan Colonna, dont le fait de gloire est d’avoir assassiné un préfet dans le dos, on vous lâche le mot d’autonomie. Lorsque Jean Rottner fait les yeux doux à Valérie Pécresse, Macron envoie Jean Castex à Strasbourg dire « Vive la collectivité d’Alsace hors du Grand-Est »… C’est une gestion politicienne et sans vision dont on sait qu’elle mène au désastre, si l’on tient compte de l’expérience de nos voisins.
Quelle est la différence entre une « petite patrie » et ce que vous appelez « l’ethnorégionalisme » ?
Ce qu’on appelle, après Simone Weil, une petite patrie est une culture locale, parfois ultralocale, se manifestant notamment par des langues régionales, mais avec une variété de dialectes. Ces cultures sont poreuses entre elles et avec une culture française qui s’en enrichit. L’ethnorégionalisme va tendre à uniformiser un territoire culturel en le rendant antagoniste avec la culture nationale.
La Bretagne est un cas d’école. Le breton et ses dialectes ont été uniformisés et nettoyés des apports du français, du latin en les remplaçant par des mots gallois. On crée ainsi une langue qui ne permet pas de communiquer avec les anciens, mais qui marque une hétérogénéité ontologique à la nation.
Il y a par ailleurs deux langues en Bretagne : la langue bretonne et la langue gallo. Le gallo est une langue d’oïl, assez proche du français parlé dans tout l’Est. En zone gallo, on va ainsi enseigner le breton là où jamais il n’a été parlé, et même renommer des villes en breton avec des noms qu’elles n’ont jamais portés. On pourrait développer la même analyse en Alsace.
C’est ce que vous appelez « singer le jacobinisme » à l’échelle régionale dans votre livre ?
Ces idéologies naissent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. À cette époque, elles sont une réponse à la politique d’uniformisation nationale. Ce logiciel n’a réussi à s’imposer dans ces collectivités que plus tardivement, quand les ethnorégionalistes ont été en mesure de détourner des financements destinés à sauver ces « petites patries » à dessein d’enseigner leurs cultures reconstruites, « disneylandisées ».
Il y a deux phénomènes parallèles. Dans les années 1950-1960, l’introduction de la télévision dans les foyers est le principal facteur de déclin des langues régionales partout en Europe. Ces petites patries vont quasiment disparaître, et des militants ethnorégionalistes, rarement issus de ces cultures, mais plutôt des élites bourgeoises des villes disposant des bons codes sociaux, vont s’en faire les seuls représentants audibles par les politiques. Ils vont s’imposer, et imposer la seule version officielle de ce que sont la Bretagne, le Pays basque, l’Alsace…
Macron n’est pas seul à instrumentaliser l’ethnorégionalisme selon vous. Vous citez aussi le cas de Jean-Luc Mélenchon concernant la Guyane et les outre-mer. Comment l’expliquer ?
Il faut distinguer deux sortes de responsables politiques. Les élus locaux d’abord, qui font un calcul relativement cynique en considérant que vendre un programme et un bilan dans le cadre d’une décentralisation peu lisible, ce n’est pas facile. Aller dire qu’on va récupérer des compétences à Paris est plutôt valorisant et permet de capitaliser sur un vote identitaire minoritaire, mais déterminant au regard du taux d’abstention.
Mais, à long terme, ces responsables politiques locaux se font dévorer. Paul Giacobbi en Corse avait repris toutes les revendications des nationalistes avant d’être marginalisé par ces derniers. Ensuite, au niveau national, les responsables politiques ont une stratégie de gestion au cas par cas. Emmanuel Macron n’a pas d’élus locaux.
Donc la meilleure méthode selon lui est d’aller les acheter par des concessions : un « pacte d’avenir » pour la Bretagne, dynamiter la base de Jean Rottner en Alsace, ou encore tout céder aux nationalistes corses pendant la campagne de la présidentielle pour ne pas parasiter une séquence médiatique. C’est une gestion erratique, opportuniste, à la petite semaine, et profondément dangereuse.
L’évolution de Jean-Luc Mélenchon est en revanche plus réfléchie. Il distingue la singularité des outre-mer vis-à-vis de la métropole au regard du passé colonial. Il est beaucoup moins ambigu, en revanche, sur l’Alsace et la Bretagne, sur lesquelles il reste un parfait républicain. Il fait cependant, je pense, une erreur historique : la victoire des outre-mer est justement d’être sortis d’un statut colonial qui les différenciait au profit d’une départementalisation qui affirmait l’égalité des droits.
Or, avec la différenciation, on assiste à un retour des statuts coloniaux. Le plus avancé est celui de la Nouvelle-Calédonie, qualifiée d’ailleurs dans les accords de Nouméa de « territoire en voie de décolonisation ». C’est un peu paradoxal de se caler sur un statut de facto colonial. Et c’est à rebours de l’histoire de la gauche qui prône l’égalité des droits entre les outre-mer et la métropole.
Sur le cas corse ensuite, si on écoute le discours de Jean-Luc Mélenchon, la bataille face aux nationalistes est déjà perdue. Mieux vaut donc essayer d’aménager un statut particulier qui devrait au moins permettre de maintenir la Corse dans la République. Là aussi, cela me semble une erreur.
D’abord, les Corses qui votent aux élections nationales ne votent pas tous aux locales, il y a une forte mobilisation différentielle qui montre qu’une partie ne se rallie pas au vote nationaliste. Ensuite, ce vote est multifactoriel et représente aussi un défi aux clans qui ont dominé l’île et à l’État accusé paradoxalement de ne pas assez intervenir pour la développer.
Différencier les cas de la Nouvelle-Calédonie, de la Corse, de la Bretagne… ce n’est pas pertinent pour vous au regard de l’histoire de ces territoires dont certains ont été marqués par la colonisation ?
On n’administre pas tout à fait une île à des milliers de kilomètres comme la Corrèze ou la Bretagne. Il y a, et il y a toujours eu, des aménagements législatifs et réglementaires permettant de prendre en compte ces différences.
Le problème n’est pas l’adaptation, mais il faut qu’elle soit justifiée par des différences objectives. D’ailleurs, comme en Corse, si on regarde les votes, il y a une demande d’État. L’autonomie n’est une fin en soi que pour les élus et le gouvernement en joue.
Quand il parle d’autonomie pour la Martinique, c’est une forme de « chiche » aux élus locaux qui savent très bien que l’autonomie serait difficile à assumer au vu du contexte géographique de l’île et de son développement économique. Il faut faire attention à ce type de logiciel, utilisé par les élus pour faire plaisir à leur base, et par l’État pour abandonner un peu plus ces territoires.
Il ne faut pas confondre la pertinence d’un cadre d’exercice d’une compétence et l’essentialisme identitaire. Si vous considérez que plus vous avez une identité affirmée, plus vous devez avoir de compétences, on entre dans un jeu de sur- enchères. On voit, dès lors, des régions demander davantage de compétences et être handicapées si elles sont trop faibles économiquement.
Il y a aussi le phénomène inverse, le régionalisme des riches. La Padanie en Italie est très intéressante de ce point de vue. Cette région n’a pas d’existence historique réelle. Mais sa riche population ne veut pas payer pour le Mezzogiorno. La Ligue du Nord réclame donc des compétences au nom d’une identité padane inventée de toutes pièces, visant simplement à expliquer qu’eux, c’est eux, nous, c’est nous ; et qu’aucun lien culturel ne justifie la solidarité.
Les politiques néolibérales sont donc en cause selon vous ?
Dans le cadre du néolibéralisme, on a un jeu de mise en concurrence des territoires. Comment un territoire peut-il devenir plus compétitif ? En faisant en sorte que ses normes soient plus attractives pour les entreprises, de façon à concurrencer le voisin.
Beaucoup en Europe jouent donc sur le moins-disant social. On brise la péréquation comme en Italie. L’exemple du Pays basque espagnol est édifiant. Cette collectivité à l’origine assez industrialisée a obtenu son statut fiscal, ce qui lui a permis de baisser les impôts, créer des normes attractives pour les entreprises et évider le tissu industriel de ses voisins. Cette stratégie prédatrice fait grincer des dents en Espagne.
Nous n’en sommes pas encore là, mais les dernières évolutions nous font nous rapprocher de ce modèle de mise en concurrence normative en Europe, ce que le gouvernement appelle « différenciation territoriale ».
Doit-on en conclure qu’il faut mettre en pause la décentralisation ?
Le principal risque tant social qu’identitaire, c’est la différenciation territoriale. Au contraire, en Allemagne par exemple, les collectivités d’un même ordre ont forcément le même statut et les mêmes compétences. Ce modèle est stable, parce qu’ils n’entrent pas dans la sur- enchère des identités.
Pour le reste, la décentralisation produit des inégalités, parce qu’elle produit un jeu de concurrence entre les territoires. Mais il y a deux façons de compenser. D’abord un aménagement du territoire réellement volontariste au niveau national. C’est justement ce que l’on a supprimé en France en donnant ces compétences aux régions qui se sont fait concurrence, s’affaiblissant les unes les autres.
Ensuite, de la péréquation. Elle a été relativement maintenue chez nous, plus en tout cas que dans d’autres États européens. C’est toutefois surtout les pensions et les salaires des fonctionnaires qui en sont la cause. Ils sont homogènes, quelles que soient les collectivités, créant de la redistribution au niveau local.
Toutefois, si on veut maintenir la décentralisation compatible avec l’égalité, autrement dit une démocratisation des politiques locales à un échelon pertinent, cela implique une vraie politique de péréquation et d’aménagement du territoire. Aujourd’hui, on en est loin.
Et comment sauver les « petites patries » de l’uniformisation culturelle ?
Elles sont très faibles aujourd’hui. Les structures à mettre en place sont assez faciles en réalité. Il faudrait enseigner ces langues et ces cultures à l’endroit où elles existent vraiment, en soustrayant le logiciel identitaire qu’on y a injecté. Une vraie volonté politique implique de l’argent et de former des enseignants, et je ne suis pas sûr qu’elle existe au sein de l’exécutif."
Voir aussi dans la Revue de presse les rubriques Régionalismes,
Localités dans Séparation (note du CLR).
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