Revue de presse

Ayaan Hirsi Ali : « En quoi dire que les musulmanes doivent être libres et indépendantes est une concession à l’extrême droite ? » (Charlie Hebdo, 30 sept. 20)

1er octobre 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Propos recueillis par Inna Shevchenko
Traduits de l’anglais par Myriam Anderson

À propos d’Ayaan Hirsi Ali, Salman Rushdie a écrit : « Elle est, parmi les défenseurs de la liberté d’expression et de conscience, l’une des plus dignes, des plus intelligentes et des plus compatissantes en vie aujourd’hui, et pour cela elle est méprisée dans les communautés musulmanes du monde entier. » Cette penseuse et intellectuelle néerlando-américaine d’origine somalienne est admirée par les laïques et les athées, et vivement décriée par les fondamentalistes religieux, mais également par bien des féministes et des progressistes occidentaux, qui jugent son opposition à l’islam « offensante ».

Ayaan Hirsi Ali a fait l’expérience de l’oppression sous ses formes les plus cruelles. Enfant, elle a été victime des mutilations génitales traditionnelles réservées aux filles, elle a caché son corps sous la tenue religieuse, a été forcée à un mariage arrangé. En exil aux Pays-Bas, elle est devenue membre du Parlement et a mené une campagne active pour la libération des femmes musulmanes, déclenchant souvent la polémique par ses critiques contre l’islam. En 2004, Ayaan Hirsi Ali collabore à l’écriture de Soumission, court-métrage du réalisateur néerlandais Theo Van Gogh dans lequel ils dénoncent l’assujettissement des femmes par la religion. Après la sortie du film, Theo Van Gogh est assassiné, blessé par balles puis égorgé dans une rue d’Amsterdam par un islamiste néerlando-marocain. Sur son corps, l’assassin plante avec un couteau une lettre de menace de mort contre Ayaan Hirsi Ali.

Cible de nombreuses fatwas, en 2005, cette dernière a été nommée par le Time comme l’une des personnes les plus influentes du monde et, en 2008, elle a reçu le prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes. Aujourd’hui, elle poursuit une carrière universitaire aux États-Unis, où elle est à la fois célébrée comme un esprit remarquable et décriée en tant qu’« islamophobe ». Avec Charlie Hebdo, Ayaan Hirsi Ali parle « régression  » de la liberté d’expression, crise de la gauche et réforme de l’islam.

Charlie Hebdo : Comment qualifieriez-vous l’état actuel de la liberté d’expression  ?

Ayaan Hirsi Ali : Le mot juste me semble être « régression ». Et il concerne tous les pays occidentaux. Depuis quelques années, les idées antiprogressistes infusent la culture universitaire, aujourd’hui elles envahissent le débat public. Ces idées portent désormais bien des noms différents, comme « politique de l’identité », « cancel culture » ou encore « woke ». Ce qu’elles ont en commun n’est pas seulement un rejet de la liberté d’expression, mais de la liberté en général. Selon ces idées désormais répandues, notre société se divise en groupes, et l’individu n’a plus d’importance dans le débat public. Il n’y a plus que des identités de groupes. Et la relation entre ces groupes ne peut se construire que par le prisme du pouvoir. Suivant cette logique, je ne peux, par exemple, avoir de relation avec vous, sauf à vous considérer comme quelqu’un qui possède sur moi pouvoir et privilège, parce que vous êtes blanche et que je suis noire. Et face à un homme blanc, par exemple, vous ne pouvez être qu’en position d’opprimée. Et ainsi de suite. Ces idées ont corrompu notre langage. Elles ont produit tout un nouveau lexique contre les libertés, les individus, le savoir et la science. C’est déprimant.

Les termes que vous mentionnez sont promus par la gauche. Que les agents des nouvelles censures viennent de la gauche, c’est une surprise  ?

J’aurais pu être surprise par cette tendance en 2001 ou 2002, mais plus maintenant. J’ai commencé mon travail politique aux Pays-Bas avec le Parti travailliste, de centre gauche. Et déjà à l’époque, il y avait cet accent mis sur les groupes plutôt que sur les individus. Par exemple, souvent, dans la défense des droits des femmes musulmanes, on voyait une tentative de ne considérer un groupe culturel que sous le prisme colo­nial. Le relativisme était déjà là. Mais ce qui me surprend actuellement, c’est la vitesse avec laquelle cette façon de penser se répand. Dans la mesure où ces idées sont présentées comme de gauche, elles sont souvent accompagnées d’expressions comme « justice sociale », « égalité », « équité ». Bien que toujours exprimées avec les meilleures intentions, elles cachent en fait une tyrannie des communautés et des collectifs.

Quid de la lutte antiraciste  ? Le mouvement Black Lives Matter a secoué les États-Unis et le monde entier après le meurtre choquant de George Floyd par des policiers…

Dans le grand public, quand les gens voient une pancarte « Black Lives Matter », ils pensent qu’il s’agit de dénoncer la brutalité policière, la violence qui vise spécifiquement les hommes noirs. Les gens savent qu’il y a un problème et qu’on a besoin de réformes. Malheureusement, nous voyons bien que le mouvement qui porte le nom de Black Lives Matter aux États-Unis charrie aussi d’autres messages. Leur revendication officielle n’est pas de réformer la police, ils appellent à « définancer la police », à « abolir la police ». Ils appellent à l’abolition de l’État de droit. Police, prisons, tout cela n’est plus qu’oppression et racisme pour Black Lives Matter. De leur point de vue, la seule manière de rendre justice aux Noirs est de faire tomber le système tout entier. Ces objectifs sont alarmants.

Dans un contexte politique aussi complexe, quels résultats attendez-vous de l’élection présidentielle, en novembre prochain  ?

À dire vrai, j’ai peur de ce qui est en train de se passer au sein du Parti démocrate. Ils ont laissé les idées régressives dont je parlais, ce qu’on appelle wokeness aux États-Unis, prendre le dessus. Quand j’écoute les discours de Joe Biden et de Kamala Harris, qui sont supposés représenter la gauche modérée, j’entends ces idées régressives dans leurs propos. Et je ne peux pas m’empêcher de penser à l’échec du Parti travailliste au Royaume-Uni. Si vous vous souvenez, la défaite du parti aux dernières élections a été spectaculaire, et c’est arrivé parce qu’un mouvement idéologique similaire, appelé Momentum, l’a envahi. Le projet proposé était si alarmant, à base de vocabulaire antisémite, communautariste et antibritannique. Si le Parti démocrate américain s’entête à promouvoir des idées aussi régressives, il va se piéger et perdre cette élection contre Donald Trump. Voilà ce qui m’inquiète.

Pourtant, vous avez quitté l’Europe pour vous installer aux États-Unis, non seulement parce que votre vie y était menacée, mais aussi parce que, comme vous l’avez dit, « il est impossible de parler librement de l’islam sur le continent européen ». Pourquoi l’islam est-il un sujet tabou ici  ?

L’argument des Européens est basé sur trois points. Premièrement, comme de nombreux musulmans viennent d’anciennes colonies, les Européens essaient de solder leur passé colonial en s’interdisant d’intervenir au sein des communautés. Le deuxième point, et c’est quelque chose qui ne se dit généralement pas ouvertement, c’est la peur de la violence. ­Charlie Hebdo est bien placé pour le savoir. C’est la position qui consiste à ne pas provoquer, ne pas critiquer, ne pas dessiner le Prophète, pour éviter de possibles réactions violentes. Et le troisième point, c’est le relativisme culturel, l’idée qu’on ne peut pas critiquer d’autres cultures, que toutes les cultures sont absolument égales, et qu’aucune ne doit être jugée selon les critères d’une autre.

Les musulmans sont une minorité en Europe, souvent stigmatisée par l’extrême droite politique, et c’est une des raisons pour lesquelles certains se censurent spontanément quand il s’agit de critiquer l’islam…

Il est toujours légitime de combattre l’extrême droite. Mais prétendre que les efforts pour intégrer les musulmans sont assi­milables à de la stigmatisation n’est qu’une excuse politique. Une excuse pour ne rien faire. Quand je me suis lancée en politique aux Pays-Bas, j’ai affirmé que nous devions considérer les femmes musulmanes comme des individus, pas comme un groupe homogène. Nous devons leur permettre de bénéficier de la meilleure éducation, d’avoir un métier, de garder le ­salaire qu’elles gagnent pour elles-mêmes. Et permettez-moi d’être claire, notre silence et notre réticence à prendre ces questions à bras-le-corps font le lit de l’extrême droite. Pour parvenir à valoriser les femmes musulmanes, par exemple, il nous faut comprendre les contraintes que leur imposent les familles et les communautés. Et dans la mesure où ces contraintes sont souvent basées sur des croyances religieuses et justifiées par la parole de Dieu ou du Prophète, nous ne pouvons échapper à un dialogue sur la religion. En tant que politique, j’ai plaidé pour que les Européens voient la femme musulmane comme une entité libre et indépendante. Je ne vois pas en quoi c’est une concession à l’extrême droite. L’extrême droite insiste souvent sur le fait que les immigrants sont une sous-classe qui détruit le système social européen et dépend de l’aide financière des gouvernements. Intégrer les gens par l’éducation et le travail les priverait de cet argument  !

Dans votre livre Heretic (inédit en français), vous affirmez que de nombreux musulmans sont prêts à réformer leur religion et vous proposez votre vision de cette réforme. Qu’est-ce qui a déterminé cette affirmation  ?

Je pense que le sujet le moins traité de notre époque, c’est le nombre énorme de musulmans qui quittent l’islam aujourd’hui. Et c’est en train de se passer partout, au Moyen-Orient, en Asie, en Europe. Je crois qu’il y a eu un réveil parmi les musulmans au cours des dernières années. Beaucoup d’entre nous ont compris que si nous suivons la logique de l’islam, si nous appliquons purement la religion selon le ­Coran et la parole de Mahomet, nous nous retrouvons avec l’État islamique. Et c’est une idée qui horrifie beaucoup de musulmans. Certains ont modifié leur pratique ou sont devenus entièrement laïques. Il y a de l’espoir. Cette dynamique existe, mais fort peu de journalistes en parlent.

Il y a des femmes musulmanes qui tentent de prendre le pouvoir au sein des institutions religieuses. Elles deviennent imames, ouvrent même des mosquées libérales. Quelle est votre opinion là-dessus  ?

Je trouve cela fantastique et je soutiens ces initiatives. J’ai visi­té la mosquée ouverte par Seyran Ates à Berlin. J’ai vu que cet endroit est ouvert à tous : hommes et femmes sont assis à côté les uns des autres, ils accueillent aussi des cérémonies de mariage homosexuel. C’est un lieu où les gens sont libres. Mais pour entrer dans cette mosquée, il faut franchir une barrière de police et d’agents de sécurité parce que cette femme imame et sa mosquée libérale sont sous la menace des extrémistes. Ça montre bien combien c’est efficace. C’est une manière formidable de repousser les fanatiques. Alors, bien sûr que je soutiens ces femmes. Je veux qu’elles puissent ouvrir des mosquées libérales, conduire la prière et, j’espère, prêcher pour la paix, la tolérance et la liberté. La réforme de l’islam n’a pas à être monochrome. Plus nous serons créatifs, mieux ce sera.

Les tentatives de ces réformatrices religieuses, qui affrontent ouvertement les aspects problématiques de la religion, contrastent avec l’attitude de nombreuses féministes occidentales vis-à-vis de l’islam. Ce n’est pas le seul sujet tabou, mais nous constatons également comment certaines s’emparent de la tenue vestimentaire religieuse comme d’un symbole de la liberté et de la puissance féminines…

Nous avons commencé cette conversation en parlant de la crise des idées de gauche. Nous, progressistes, sommes préoccupés par les libertés individuelles et nous considérons que la liberté est universelle. C’est la base du féminisme : affirmer que les femmes et les hommes sont des individus égaux et ont tous droit aux mêmes libertés et opportunités fondamentales. Ce n’est pas ce que défendent certains mouvements féministes modernes. Ils sont nombreux à avoir adopté une philosophie du relativisme. En plus de cela, les islamistes d’Occident, comme les Frères musulmans, exploitent les arguments de ces féministes au profit de leurs propres desseins. Quelqu’un a dit que cette lutte se fera en piétinant le corps des femmes. C’est ce que nous constatons des deux côtés de l’Atlantique. De ce côté-ci, ça tourne autour de la question de l’avortement  ; de l’autre, autour du hijab et de la burqa. L’idée derrière la tenue vestimentaire, c’est que ce n’est pas aux hommes de changer leur attitude vis-à-vis du corps des femmes, mais aux femmes de contrôler et de cacher leur corps à la vue des hommes. Il est temps pour les femmes de se lever et d’affirmer clairement que le combat du féminisme, ce n’est pas ça. ­Aujourd’hui, nous devons nous battre pour la liberté universelle, pour les droits humains universels et résister à la fable selon laquelle ces concepts relèveraient du néocolonialisme occidental. Je pense que c’est le challenge du XXIe siècle. J’ai d’abord cru que le défi principal serait l’islam radical mais, bon sang, ce problème-là, c’est une « production locale » de l’Occident, et elle craint  !"

Lire "Ayaan Hirsi Ali : « Il y a eu un réveil parmi les musulmans au cours des dernières années »".


Voir aussi les rubriques Ayaan Hirsi Ali, Une mosquée « spirituelle et progressiste » dans Islam (note du CLR).


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