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"Avons-nous eu raison trop tôt ?" (P. Kessel, 30 ans de République - extrait)

(P. Kessel, 30 ans de République - extrait). Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 25 mai 2023

Collectif, 30 ans de République. Une loge du Grand Orient de France à Paris, éd. Conform, avril 2023, 144 p., 17 e.

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Les feux de la Loge République sont allumés le 16 mai 1992, avec des Frères que les fondateurs originels avons sollicités dans toutes les obédiences, tous déterminés à mener à bien le combat des idées et des valeurs républicaines fragilisées, menacées.

Cet atelier se positionne dans la filiation des loges engagées de la franc-maçonnerie, telle Les Neuf Sœurs du Grand Orient, pour qui l’initiation maçonnique vise à « bâtir en même temps le temple intérieur et le temple extérieur ». Elle se donne pour objectif de faire vivre la tradition de la franc-maçonnerie des Lumières, de rassembler des hommes libres, actifs, déterminés à protéger la démocratie et la République des menaces qui pèsent sur elles de plus en plus gravement, de penser l’avenir.

Ses premières réunions préparatoires ont lieu dans un petit restaurant du XXe arrondissement à Paris, Chez Denise, une cayenne à la façon de L’Oie et le Gril, taverne londonienne où fut conçue en 1717 la première obédience maçonnique inspirée de l’idéal des Lumières et de la révolution scientifique.

On y festoyait dans la filiation de notre maître Rabelais mais on y travaillait à la déclaration de principes que la loge adopta, affichant clairement les intentions :
« Que la liberté ne soit pas l’apanage de la fortune et de la naissance, que l’égalité de tous devant la loi soit respectée, que l’argent, la coterie ne l’emportent pas sur le savoir et le mérite, que l’école soit celle de la Fraternité. Il s’agit de chasser le trouble des esprits né du vide de la pensée politique » et de faire en sorte que le Grand Orient assume sa mission historique de rassembler ce qui est épars, pour préparer l’avènement d’« une société plus juste et plus éclairée ». Et de lui permettre d’évoluer en renforçant la démocratie interne, en modernisant l’extériorisation du travail de l’obédience, en ouvrant la voie à la présence des femmes dans les ateliers de la rue Cadet.

Le contexte politique, la perte du sens, la montée des périls, ont nourri cette volonté de rassembler.

Onze années auparavant, de très nombreux francs-maçons avaient espéré que l’élection d’un homme de gauche à la présidence pour la première fois de la Ve République allait « changer la vie ». Avec le recul, il convenait de constater que la vie avait changé les hommes, qu’une chape de confusion était tombée sur les fondamentaux de ce que nous qualifions de « République laïque et sociale ».

En amont de la politique, les valeurs et les principes les mieux établis se révélaient menacés. L’extrême droite se posait en alternative alors que le souvenir de l’État français de Pétain, Doriot, Déat était encore présent dans la mémoire des anciens et que se révélerait bientôt l’impunité d’éminents collaborateurs. Dix ans plus tard, le candidat du Front national se qualifierait au second tour de l’élection présidentielle.

Une poignée de décennies après, l’islamisme politique frappait et son idéologie gangrenait des pans de la culture historique de la gauche.

Les fondateurs de la Loge République avaient des raisons de s’inquiéter. Tout au plus eurent-ils peut être tort d’avoir raison trop tôt. Il fallut du temps et de l’énergie pour que cet appel à la prise de conscience, qui bousculait quelques certitudes, soit entendu.

En cette année 1992, dans la foulée des célébrations du bicentenaire de la République, les fondateurs se donnèrent pour programme de lever les confusions, de rassembler des Frères différents, engagés sur les deux rives de la République et fidèles aux principes des Lumières, d’unir leurs efforts pour livrer la bataille culturelle qui allait marquer les décennies à venir, celle de la laïcité. Aussi celle-ci sera-t-elle au cœur des réflexions de la nouvelle loge République.

Quatre années plus tôt, en 1989, à Creil, avait explosé la première affaire dite du voile, le principal d’un collège essayant de convaincre deux fillettes instrumentalisées qu’elles pouvaient se couvrir d’un foulard en venant à l’école ainsi qu’en en partant, mais qu’à l’intérieur de l’établissement scolaire personne ne devait afficher de signes religieux ostentatoire. Le principal est lâché par le ministre de tutelle.

Les partis de gauche, pour l’essentiel, hésitent et finissent par glisser la poussière sous le tapis. Cinq intellectuels parlent d’un « Munich des consciences ». C’est le début d’une fracturation profonde dont l’onde de choc continue de bouleverser la vie associative et politique au moment où ces lignes sont écrites.

L’élément nouveau, c’est qu’aux adversaires traditionnels de la laïcité, il convient désormais de faire front aux tenants d’une laïcité à qualificatif, « nouvelle », « moderne », « ouverte », qui vise en fait à vider la laïcité de son contenu et fait le jeu du communautarisme.

En décembre 1990, avec plusieurs frères qui participeront à la fondation de la Loge deux ans plus tard, avec le soutien du Grand Orient et de personnalités non maçonnes, nous créons le Comité Laïcité République, qui se posera en fer de lance de ce combat pour la liberté de conscience. Il deviendra une association indépendante reconnue, respectée, ferme sur les convictions, donc de combat mais de culture maçonnique, c’est à dire ouverte au dialogue et s’interdisant les polémiques personnelles. [...]

Cette loge va se donner pour perspective de contribuer à lever la confusion qui s’est abattue telle une chape de plomb sur le pays et de remobiliser autour du substrat républicain.

Telle est bien la mission des francs-maçons depuis les philosophes des Lumières : peser dans les débats d’idées, en amont de la politique politicienne, pour soutenir et promouvoir les principes que la franc-maçonnerie et la République ont en commun. [...]

La Loge organisera au fil des ans des conférences, des débats, des colloques publics avec des personnalités maçonnes et non maçonnes [...].

Certains moments furent particulièrement émouvants. Un souvenir s’impose. Nous sommes en 1995 dans le temple Arthur Groussier archibondé. L’Orient est couvert de sautoirs de toutes les couleurs, de tous les rites, de toutes les obédiences. Lionel Jospin, candidat à l’élection présidentielle, est invité à présenter son projet. Avant qu’il ne pénètre sous escorte maçonnique dans le temple et s’avance à pas lents dans la travée centrale entre les centaines de sœurs et de frères debout en silence, et que retentit le Chant du départ, la Loge a reçu le jeune Grand Maître que je suis, accompagné de Roland Dumas qui, le matin même, a été nommé président du Conseil constitutionnel et qui pour l’occasion retrouve le chemin de l’obédience où il n’a guère été assidu depuis quelque temps. Chacun est ému. Lionel Jospin avance jusqu’à la tribune où le vénérable et moi-même l’accueillons sous le buste de Marianne, œuvre du frère Jacques France, qui n’est pas sans évoquer la statue de la Liberté que le frère Bartholdi avait sculptée et que la France avait offerte à l’Amérique. Ça sentait bon la République !

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