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Autour de la bataille scolaire, des francs-maçons pour un dialogue avec l’Eglise (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 26 mai 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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[Voir l’extrait précédent : 1984 : "La bataille scolaire" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait) ]

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Une offensive culturelle de grande envergure est menée sur le thème : la laïcité à l’ancienne est dépassée. C’est le début du retour officiel du religieux en politique. L’Église aurait changé. C’est une réalité si l’on se souvient des crimes commis pour préserver ses dogmes, des Croisades, des conversions forcées, de l’Inquisition et de ses bûchers, de son soutien au colonialisme, de l’Index, de son silence officiel sur la Shoah. Il est vrai aussi que les électeurs catholiques sont nombreux dans ces années 1980 à basculer dans le vote de gauche.

C’est moins vrai si on songe au soutien du Vatican aux dictatures latino-américaines, à son incessant combat contre le divorce, contre l’émancipation des femmes, l’homosexualité, la contraception, l’IVG, les lois bioéthiques, le mariage pour tous, le droit à mourir dans la dignité… Si l’on oublie qu’en mai 2013, elle a excommunié Pascal Vesin, un prêtre du diocèse d’Annecy, curé de Megève dont l’appartenance au Grand Orient avait été révélée [1].

Dire qu’il existe au sein de l’Église des femmes et des hommes ouverts au dialogue, défenseurs des droits de l’homme et de la femme, parfois au péril de leur vie, en quête de spiritualité plutôt que de pouvoir ou d’argent, est une évidence. Au détour de mes tribulations, j’en ai rencontré sur tous les continents, assurant des tâches de solidarité que les laïques ne sont pas toujours disposés à réaliser. Engagés, parfois contre leur hiérarchie, dans de petites associations de défense des droits de l’homme comme au Chili. Mais prétendre que l’Église aurait changé au point d’accepter la liberté de conscience, l’émancipation des individus, la séparation des Églises et de l’État, constitue un déni de réalité.

Des maçons estiment néanmoins, dans les années 1975, qu’après Vatican II le moment est venu de promouvoir un rapprochement avec le "courant catholique social". Le sujet est dans l’air du temps. Les anciens sont pour le moins dubitatifs. Louis Lafourcade, conseiller de l’Ordre, pourtant modéré, rédige un rapport mettant en garde contre "les tentatives de séduction qui pourraient cacher une habileté suprême tournée contre le Grand Orient" [2]. Le père Riquet, quelques mois plus tôt, en avril 1975, avait témoigné d’une volonté de dialogue avec la franc-maçonnerie, mais uniquement avec la maçonnerie dite "régulière" [3], celle qui impose la croyance en dieu, rappelle-t-il. "Il appartient aux francs-maçons du Grand Orient de changer s’ils veulent échapper à l’excommunication", concluait-il ! Curieux sens du dialogue !

Des contacts sont établis. Au point que le grand maître Jean-Pierre Prouteau est conduit à écrire aux vénérables des loges qu’"aucun dialogue ne peut être instauré par le Grand Orient de France avec l’Église catholique aussi longtemps que le canon 2335 excluant le Grand Orient ne sera pas rapporté" [4]. Des initiatives sont prises par des frères de gauche. Bernard Montanier, proche de Pierre Mauroy, un ami que j’ai connu dans la "bande à Zeller", est en contact un moment avec le père Jean-François Six, responsable des non-croyants. Incroyance et Foi, le journal que ce dernier fait paraître pour le Secrétariat français pour les non-croyants, publie un rapport réalisé par un franc-maçon et un prêtre, faisant état de contacts à la base entre chrétiens et maçons. La revue Brèche, modeste mais instructive, publie les réflexions du mouvement qui essaie, "au-delà des oppositions religieuses et philosophiques, d’avancer le plus loin possible sur des dossiers concrets entre individus de bonne volonté".

Pour informelles qu’aient été ces rencontres, Jean-François Six rendait compte à sa hiérarchie, tandis que quelques proches de François Mitterrand bénissaient une telle initiative qui pouvait permettre de mailler des liens plus politiques avec le courant catholique progressiste, précise aujourd’hui Montanier qui s’est séparé du mouvement "lorsque se sont révélées les tentatives d’instrumentalisation de la laïcité". Charles Hernu, Guy Penne, futurs ministres, Gérard Jacquet, ancien ministre, très proches du futur Président, encourageaient ces démarches dans la perspective de la future élection présidentielle et au-delà de l’élargissement de la future majorité.

Dans le sens contraire, Edmond Corcos, conseiller de l’Ordre, adepte des médecines douces et des philosophies orientales, grand charmeur, un peu vaudou, - il fréquente un petit temple pour Parisiens en mal d’exotisme dont la grande prêtresse est d’une accueillante beauté - futur candidat malheureux à la grande maîtrise, prend l’initiative d’un rapport intitulé "La Franc-Maçonnerie et l’Église" qui conclut que "sans revenir sur nos options concernant la laïcité, il serait désormais souhaitable de ne pas se dérober" au dialogue [5]. Roger Leray lui répond qu’il établit une distinction claire entre les préoccupations politiques, temporelles du Vatican et l’engagement religieux des chrétiens catholiques et qu’il est prêt à appuyer ceux qui, à l’intérieur de l’Église, luttent pour l’évolution et la libération de l’homme, mais n’entend pas se prêter à des compromissions.

Sous son premier mandat, avant l’élection de Mitterrand, un certain dialogue se met en place. Des rencontres, un colloque à Toulouse, sont organisés où s’expriment des conseillers de l’Ordre et des représentants de l’Église. Ironie de la petite histoire, parmi les intervenants du Grand Orient ont pris place Jacques l’Église, Jacques Soulacroix et Paul Deus, homonyme de l’Eternel ! S’agit-il de rapprocher des hommes de bonne volonté ? De faire barrage au Front National qui remporte à Dreux, en septembre 1983, son premier succès électoral, allié pour l’occasion avec la liste RPR ? Ce que Chirac considèrera dans ses Mémoires comme une erreur qu’il ne reproduira pas.

La franc-maçonnerie est une école de dialogue. La laïcité s’oppose au cléricalisme, pas à la religion. S’agit-il d’un projet destiné à enjamber la question laïque et à déterrer le vieux rêve d’une alliance électorale entre la gauche et le centre chrétien qui avait fait les beaux jours de la Quatrième République ?

En novembre 1985, les obédiences maçonniques signent avec les représentants des cultes et les associations de défense des droits de l’homme un "Appel contre le racisme" et pour le pluralisme de la société. C’est un événement, d’autant que l’année précédente le cardinal Ratzinger, président de la Congrégation pour la doctrine de la Foi, héritière de la Sainte Inquisition, qui deviendra Pape en 2005 sous le nom de Benoît XVI, avait rappelé, alors que certains la croyaient oubliée, la vieille excommunication des francs-maçons abandonnée par Vatican II [6]. Le Vatican sait souffler le chaud et le froid. Jean-Paul II, son prédécesseur sur le siège de Saint Pierre, avait montré que le Vatican n’a rien abandonné en donnant le coup d’envoi de "la reconquête par l’Église de l’âme européenne", en dénonçant "la prétention de construire un monde sans Dieu" et en lançant la croisade pour "une Europe chrétienne".

Cette ouverture est très mal vécue dans les loges. C’est pourtant dans ces années 1985 qu’est lancée l’opération "laïcité nouvelle", censée contribuer au rapprochement des spiritualités, à l’épanouissement d’un monde pluriculturel, à ouvrir une nouvelle ère dans les relations entre la franc-maçonnerie et l’Église. L’Église étant censée avoir muté et établi une espèce de paix des braves avec la laïcité, il convient, disent ses tenants, de tourner la page. Le moment serait venu d’alléger les principes de la loi de Séparation et de traiter l’islam avec une nouvelle méthode. Les musulmans, considérés essentiellement comme les descendants de victimes du colonialisme, devraient pouvoir vivre en France sans être contraints par des principes qu’ils n’ont pas choisis.

Les plus ardents des tenants de la laïcité à qualificatif iront jusqu’à proclamer que ce serait à la République d’adapter ses lois. Il conviendrait ainsi de renégocier la loi de 1905 au prétexte qu’elle n’aurait pas été négociée avec le clergé musulman qui, au demeurant n’existe pas. Nation universaliste, quelles que soient les origines des citoyens, la France devrait muter en conglomérat de communautés aux droits, aux religions et pourquoi pas aux races différentes.

Les défenseurs les plus radicaux de cette idéologie différentialiste proposeront une "citoyenneté à géométrie variable, une citoyenneté inclusive", ne mesurant pas que sous un vernis de gauche ils reprennent à leur compte la vieille théorie raciste de l’extrême droite pour qui des hommes différents doivent avoir des droits différents [7]. Ironie de l’histoire, c’est au sein de la plus ancienne association laïque, la Ligue de l’Enseignement, que démarre le mouvement dit de nouvelle laïcité qui, parfois au corps défendant de certains de ses cadres, va porter sur les fronts baptismaux le communautarisme contre l’universalisme.

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[1Voir dans la Revue de presse le dossier Prêtre et franc-maçon (note du CLR).

[2Louis Lafourcade, Rapport de la franc-maçonnerie du Grand Orient avec les Églises, archives personnelles de l’auteur.

[3Tribune dans Le Monde du 17 avril 1975.

[4Courrier de J.-P. Prouteau aux loges en date du 17 avril 1975.

[5Rapport d’Edmond Corcos, février 1976, archives personnelles de Roger Leray, propriété de Gilbert Abergel.

[6Voir dans la Revue de presse le dossier Ratzinger (Benoît XVI) contre la laïcité (note du CLR).

[7Rapport de la Fondation Terra Nova "Musulmans de France : pour une citoyenneté inclusive", remis au Premier ministre et mis en ligne sur le site de Matignon, mars 2011.



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