Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’Université Rennes I. 6 février 2008
"Lors de sa conférence de presse du 8 janvier, Nicolas Sarkozy n’a pas manqué d’introduire son opération de communication par l’annonce d’une nouvelle révision de la Constitution. Le rapport sur la réforme des institutions commandé au comité Balladur n’a pas encore donné lieu à un projet abouti qu’il lui faut déjà créer un autre comité, présidé cette fois par Simone Veil, auquel sa feuille de route est également dictée.
Celle-ci n’est cependant pas du tout de la même nature que la précédente. La lettre de mission du comité Balladur concernait essentiellement l’aménagement des pouvoirs et contenait la ferme interdiction de modifier la responsabilité présidentielle et gouvernementale, de telle sorte qu’un changement radical de régime politique était a priori exclu.
L’enjeu de la nouvelle révision constitutionnelle annoncée est tout autre, et bien plus inquiétant. Il ne s’agit plus de modifier seulement les institutions de la cinquième de nos Républiques, mais de s’attaquer aux fondements de la République tout court, à travers une remise en cause des dispositions constitutionnelles de fond, et non plus des seules règles d’organisation. Le président Sarkozy prétend, en effet, vouloir s’en prendre maintenant au préambule de la Constitution dans lequel sont exposés la philosophie politique de la France et les droits et libertés des citoyens.
C’est pour inscrire le régime dans la continuité républicaine que la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 avait prescrit au gouvernement du général de Gaulle de garantir dans le projet de nouvelle constitution les libertés essentielles reconnues à la fois par la Déclaration libérale de 1789 et le Préambule social de 1946. La cohabitation de ces deux références dans notre norme fondamentale n’a pas toujours été chose facile, et l’on se souvient des contorsions auxquelles dû se livrer le Conseil constitutionnel pour « concilier » le principe des nationalisations de 1946 et le droit de propriété réputé « inviolable et sacré » en 1789. L’affirmation conjuguée de philosophies prônant respectivement l’interventionnisme de l’Etat et son laisser-faire n’est pas évidente à appliquer, mais la République a pu gérer parallèlement les droits-libertés et les droits-créances, dès lors que l’universalisme issu des Lumières et de la Révolution demeurait commun aux deux types d’exigences. En effet, pour avoir revendiqué la prise en compte des conditions matérielles d’existence des individus, la philosophie socialiste n’en est pas moins restée fidèle au refus des déterminismes biologiques et ethniques, et de la prise en compte des origines et des « appartenances ». Libérale et/ou sociale, la République française a toujours constamment rappelé l’égalité des citoyens devant la loi « sans distinction d’origine, de race ou de religion » et « sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
Or, c’est la négation de cette tradition républicaine que le président Sarkozy s’apprête à consacrer par une révision constitutionnelle qu’il présente abusivement comme un simple « rajout » de « nouveaux droits », alors que ceux-ci révèlent le mépris absolu des conceptions précédentes. Inscrire le « respect de la diversité » dans le préambule de la Constitution revient à anéantir l’égalité « en droits » proclamée en 1789, et à substituer l’homme situé et déterminé à l’homme libre qui s’auto-détermine. Il s’agit, bien entendu, de contourner, entre autres, la récente décision du Conseil constitutionnel jugeant les statistiques ethniques contraires à la Constitution. La discrimination positive, c’est-à-dire le passe-droit ethnique, qui se cache derrière le propos présidentiel, contredit en effet frontalement le préambule et l’article 1er de la Constitution actuelle. Ce procédé a récemment été décrit avec beaucoup de franchise (ou d’inconscience) par le PDG de l’Oréal : « Lorsque nous rencontrons un candidat qui a un prénom d’origine étrangère, il a plus de chance d’être recruté que celui qui porte un prénom français de souche » (“Le Monde” du 13 juillet 2007). On ne saurait mieux démontrer que la discrimination positive à l’égard de l’un est une discrimination négative à l’égard de l’autre, évidemment contraire à l’éthique républicaine. Quant à l’égalité des sexes, elle est déjà inscrite dans le texte qui affirme que « la loi garantit à la femme dans tous les domaines des droits égaux à ceux de l’homme ». Mais on comprend bien que c’est l’égalité de fait et non de droit que vise le Président de la République à travers une parité coercitive et liberticide parfaitement contraire à l’interdiction de catégorisation des citoyens maintes fois rappelée par le Conseil constitutionnel.
Sans doute le président Chirac a-t-il déjà sournoisement entamé le processus de reniement du modèle républicain au point de susciter les remontrances d’Yves Guéna dénonçant des « coups de canif » dans la Constitution, tandis que Jean-Louis Debré déplorait « la République en morceaux », que Michel Charasse accusait « C’est la République qu’on assassine » et que Pierre Mazeaud, en son Conseil constitutionnel, s’escrimait à défendre « l’identité constitutionnelle de la France » contre toutes les formes de communautarisme. Mais le successeur de Jacques Chirac va plus loin en proposant effectivement un changement de civilisation renonçant à la philosophie des Lumières et à la Révolution pour revenir à la pensée réactionnaire de Joseph de Maistre : « J’ai vu des Français, des Italiens, des Russes, mais quant à l’homme, je déclare ne jamais l’avoir rencontré de ma vie ». Les militants ethniques s’y sont d’ailleurs bien reconnus, en affûtant d’ores et déjà leurs amendements sur les langues minoritaires et régionales.
On a le droit de vouloir changer de civilisation, donc de constitution, en choisissant éventuellement le parti de la réaction, mais on ne peut bouleverser à ce point le contrat social d’un peuple sans qu’il y consente. Jamais, durant la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy n’a proposé aux Français l’abandon du modèle républicain qu’il n’a, au contraire, pas cessé de vanter. Il n’a donc pas été mandaté pour opérer ce bouleversement et une telle proposition nécessite assurément un référendum constituant. On sait que l’actuel président, contrairement encore à la tradition gaulliste, n’apprécie guère le procédé référendaire et préfère l’opinion au peuple, le sondage au suffrage, les scoops aux valeurs et la communication à la conviction. Il n’est pas certain, cependant, que le peuple français supporte une nouvelle fois la « trahison des clercs »."
Comité Laïcité République
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