Revue de presse

Alain Finkielkraut : « La laïcité française ne devrait pas être négociable » (lefigaro.fr , 11 oct. 13)

Alain Finkielkraut, de l’Académie française, philosophe et écrivain. 2 mai 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse, Stock, 2013, 240 p., 19,50 e.

Propos recueillis par Charles Jaigu.

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"LE FIGARO - Comment le jeune gauchiste de 1970 a-t-il pris conscience de l’importance du mot identité au point de passer aujourd’hui pour un antimoderne ?

Alain FINKIELKRAUT - Quand je suis né à la politique, dans mon adolescence, l’adhésion au camp progressiste allait de soi. La guerre d’Algérie avait pris fin, les B 52 américains pilonnaient le Nord-Vietnam, j’étais pour l’émancipation des peuples. Puis j’ai été pris dans la grande vague de Mai 68. J’ai éprouvé les délices de la radicalité, le plaisir de n’avoir personne à sa gauche, et ainsi de pouvoir intimider tout le monde. Mais j’ai connu un premier choc, à la fin des années 1970, avec l’émergence de la question antitotalitaire ; j’ai eu la très grande chance de lire puis de rencontrer Milan Kundera. Il avait rédigé un article magistral : « Un Occident kidnappé, la tragédie de l’Europe centrale ». Pour nous, l’Occident c’était la puissance, et nous en incarnions le remords. Je découvrais que l’Occident pouvait être faible, qu’il pouvait être vulnérable, qu’il était une civilisation parmi d’autres.

N’y a-t-il eu que Kundera pour vous dégriser ?

Dans les années 1980, j’ai commencé à lire Camus, à me détourner de la condescendance dans lequel on le tenait. C’est là que je suis tombé sur cette très belle phrase dans le discours de Stockholm à la réception du Nobel de littérature : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Pour le dire avec les mots d’un autre penseur majeur, Hans Jonas, il nous incombe de passer du « principe espérance » au « principe responsabilité ».

Dans votre ouvrage, vous faites le procès des contempteurs de la France et de l’Occident. Êtes-vous devenu un philosophe réactionnaire ?

Nous vivons une époque paradoxale. C’est au moment même où la catégorie de progrès entre dans une crise profonde que revient en force le concept de réactionnaire. L’écologie, par exemple, nous convainc jour après jour que cette crise du progrès est terminale. Les progressistes sont comme des poulets auxquels on aurait coupé la tête, ils courent en tous sens, mais il leur reste assez de force pour traiter de réactionnaires ceux qui ont encore des yeux pour regarder en arrière. Je ne suis pas réactionnaire, je ne plaide pas pour le retour de la monarchie. Je ne m’accroche pas aux privilèges anciens, aux avantages acquis. Je pense simplement, comme Walter Benjamin, que dans le train de l’Histoire lancé à toute vitesse vers l’abîme, la révolution ne consiste pas à conduire la locomotive mais à tirer la sonnette d’alarme. C’est ce que j’essaye de faire.

Comment en êtes-vous venu à réfléchir sur la France ?

J’ai toujours été français, mais il n’y avait pas de question française, il n’y avait pour moi qu’une question juive, ravivée par la violence de l’antisionisme. Puis, vers la fin des années 1980, j’ai découvert peu à peu l’ampleur et l’étendue de la francophobie française. Et, dans son dernier livre Yannick Haenel peut écrire que « la France, c’est le crime » sans qu’aucun critique ne s’offusque d’un tel slogan. L’histoire de cette férocité domestique reste à écrire.

Vous êtes un Français de la deuxième génération. D’où vient ce zèle ?

Il pèse aujourd’hui sur ceux qu’on appelle les Français de souche une telle suspicion qu’ils n’osent pas parler. Ils sont même frappés d’inexistence par les défenseurs de l’identité nationale, comme Eric Besson, qui ouvrait le débat sur ce thème en proclamant « la France n’est ni un peuple, ni une langue, ni un territoire, ni une religion, c’est un conglomérat de peuples qui vivent ensemble. Il n’y a pas de Français de souche, il n’y a qu’une France de métissage » !

Est-ce si faux ? La France est une idée plus qu’une géographie, comme l’Angleterre, ou un peuple, comme l’Allemagne…

La promotion du métissage au rang de valeur suprême nous fait oublier la longue stabilité démographique du pays où s’est épanouie la civilisation française. De plus les immigrés ancienne manière, comme mes parents, choisissaient la France pour ce qu’elle était. À la différence du porte-parole du collectif contre l’islamophobie, ils n’auraient jamais dit que personne n’avait le droit de définir pour eux ce qu’est l’identité française. La France, ce n’était pas leur apport, c’était leur destination.

Cette mise à l’index de l’appartenance nationale est-elle vraiment dominante ?

Elle est stridente en tout cas. Prenons le cas d’Abdellatif Kechiche dont le film La Vie d’Adèle vient de recevoir la Palme d’or à Cannes. Les techniciens puis les actrices principales, Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux ont dénoncé les conditions épouvantables du tournage. La presse dite éclairée a choisi de soutenir Kechiche dans cette polémique. Pourquoi ? Parce que Léa Seydoux est l’héritière d’une longue lignée de chevaliers d’industrie et Kechiche un fils d’« immigré débarqué de sa Tunisie natale ». L’héritière - c’est ce mot qui est important - ne pouvait qu’avoir tort. Si Kechiche l’a malmenée, s’il l’a terrifiée, s’il s’est conforté en despote voyeur, c’est pour lui faire expier, et nous à travers elle, l’ignominie du rapport colonial. On passe ainsi du respect des droits de l’autre à l’idée que l’autre a tous les droits sur les salauds que nous sommes.

Qui défend l’attachement à la nation est parfois accusé d’islamophobie…

La haine ou le rejet des musulmans existent et doivent être combattus sans relâche. Mais le concept de l’islamophobie relève de la terreur intellectuelle. Est aujourd’hui considéré comme islamophobe celui qui veut que les musulmans se soumettent aux lois de la République. Car il s’agit pour ceux qui manient ce vocable comme un gourdin de soumettre la République à leurs exigences.

Y a-t-il un chemin possible vers une identité heureuse ?

Heureuse, je ne sais pas, mais intransigeante sur l’essentiel, oui. La laïcité française ne devrait pas être négociable, or je crois qu’elle va le devenir. D’autres démocraties la pointent du doigt. Certains intellectuels américains s’acharnent déjà contre une France liberticide. Ils dénoncent la partialité du fait majoritaire dans des pays devenus multiculturels. Pour eux, ce serait l’archétype de la faute morale.

Suffit-il de revendiquer la laïcité pour renouer avec une forme de fierté ?

Le problème vient aussi du fait que cette identité française se vide de l’intérieur. La littérature y a toujours tenu une place centrale. Aujourd’hui, on est venu à bout de cette anomalie au nom de la démocratie. Deux voies s’ouvraient, celle de l’émission littéraire phare des années 1960, « Lecture pour tous », et celle de la culture pour personne. C’est la seconde voie qui a été choisie. L’élitisme culturel est un péché.

Le questionnement sur l’enseignement de l’histoire n’est-il pas aussi au cœur du problème ? Que reste-t-il du récit national ?

J’ai beaucoup entendu dire qu’il n’était plus question de raconter l’histoire de « nos ancêtres les Gaulois ». Mais dans la France des années 1950 et du début des années 1960, le peu de choses que j’ai apprises sur la Gaule se trouvaient dans Jules César. Nos ancêtres, c’étaient les Romains. Quant à l’esprit cocardier, ou au colonialisme, je ne me souviens pas qu’il ait existé dans les salles de classe. Nous avons été formés par la pensée des Lumières, par cette pensée critique qui jugeait l’Europe de l’extérieur. Montaigne et Montesquieu étaient nos auteurs, jamais on ne nous vantait les mérites du colonialisme, et on nous enseignait déjà la triste réalité du commerce triangulaire.

Mais les professeurs d’histoire expliquent qu’il faut ouvrir les élèves sur le monde…

« La particularité nationale est à compter au nombre des infortunes providentielles qui empêche les humains de se prendre pour des dieux », dit très justement Régis Debray. Nous sommes tous de quelque part. C’est l’histoire de France, avec ses hauts et ses bas, ses ombres et ses lumières, qu’on doit apprendre, et l’histoire de la France dans son rapport au monde. Si on enseigne le monde, on n’enseigne plus rien ! L’esprit des élèves ne peut pas avaler le tout. On perd donc sur les deux tableaux, et sur celui de l’histoire nationale, et sur celui de l’histoire mondiale.

Vous montrez dans votre livre que Claude Lévi-Strauss, père du relativisme culturel, refusait qu’on assimile l’ethnocentrisme au racisme. Était-ce une façon de reconnaître qu’il faut pratiquer l’éloge de la diversité avec modération ?

Dans un livre d’entretien avec Didier Eribon, Claude Lévi-Strauss donne l’exemple d’une « communauté ethnique » qui se complaît dans le bruit. Il n’aime pas le bruit, mais il n’aurait jamais l’idée d’incriminer le patrimoine génétique de cette communauté - ça, c’est le racisme. Toutefois, dit-il « je ne chercherai pas à vivre trop près, et je n’apprécierais pas que, sous ce méchant prétexte, on cherche à me culpabiliser ». Lévi-Strauss défend passionnément l’idée d’une égalité des cultures. Il ne veut pas envisager la question de leur hiérarchie, mais il ne pousse pas cette logique jusqu’au dénigrement de sa propre civilisation. Nous autres Français nous devons nous garder de toute superbe mais nous avons droit à cette défense minimaliste.

L’identité malheureuse se nourrit aussi du remords de la Seconde Guerre mondiale. Peut-on tourner cette page ?

À chaque génération échoit son propre destin. On voudrait que tout nous ramène aux années 1930. Cette analogie obsessionnelle nous paralyse. La commissaire européenne Vivianne Reding a osé dire en 2010 que l’expulsion des Roms était semblable aux déportations pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Roms recevaient de l’argent pour rentrer chez eux ! Et Mme Reding n’a même pas présenté ses excuses aux anciens déportés. L’Europe n’est donc plus une construction, ni une civilisation, mais une maison de redressement, et ses commissaires sont des pions aigres et vindicatifs qui, juchés sur les tabourets de ce qu’ils croient être la mémoire d’Auschwitz, font la leçon aux peuples européens. L’Europe risque de mourir de cet abus de mémoire. Elle est mise au défi d’une immigration de masse qui change tous ses équilibres. Elle doit régler ces questions avec humanité. Mais elle ne doit pas faire comme si la réalité d’aujourd’hui ressemblait à celle des années 1930.

On va vous reprocher de faire le lit du lepénisme…

Certains Français se sentent minoritaires chez eux. Ce sentiment ne doit pas être criminalisé. Plus on le fait, plus on fait le jeu de celui qu’on prétend combattre, le Front national.

Redoutez-vous que Marine Le Pen revendique votre livre ?

Je ne redoute rien, mais ce n’est pas elle qui m’a inspiré pendant sa rédaction, c’est Jean Daniel, et notamment les articles « Comment peut-on être français ». La France est malheureuse aussi du fait que son malheur ne fasse l’objet d’aucune autre sollicitude que celle de l’extrême droite.

En 2007 et même en 2012, Nicolas Sarkozy avait fait une campagne sur la fierté nationale…

Oui, mais en même temps il a créé une commission chargée d’introduire la diversité dans la Constitution. Sarkozy c’est toujours « je pense deux choses en même temps pour épater la galerie, la gauche ne va pas en revenir ! ». Or la diversité n’est idyllique que sur les étales des supermarchés, dans la réalité de la vie, elle est très souvent conflictuelle.

La campagne de 2012 a été jugée islamophobe…

Il serait intellectuellement commode d’imputer la crise de l’intégration à la seule xénophobie française. Ce n’est, hélas, pas possible."

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